La Tunisie malade de ses syndicats
«L'Ugtt est la principale force du pays». Comment interpréter ce slogan souvent scandé par les syndicalistes dans leurs manifestations ? Belgacem Ayari, ancien membre du BE nous rassure :«ils veulent dire que nous sommes la principale force de proposition du pays». Que l'Ugtt soit une organisation puissante, personne n'en disconvient. Elle l'était déjà avant l'indépendance, en grande partie grâce à son fondateur, Ferhat Hached et à son profond ancrage dans la société tunisienne. Mais qu'elle soit une force de proposition, cela reste à prouver, à moins de considérer comme tel, ce syndicalisme dévoyé qu'elle pratique à coups d'oukases, de chantages à la grève, notamment dans l'enseignement, de rejets systématiques des réformes structurelles dans la fonction publique sous des prétextes fallacieux d'accords léonins imposés au gouvernement . Et gare à celui qui critique ses choix . Il est aussitôt traité d'agent stipendié de ne sais quel service étranger. «On ne s'attaque pas impunément à l'Ugtt de Hached» ne cesse-t-on de nous dire. Nuance : on s'en prend à celle de ses successeurs et à leurs dérives.
Les dirigeants actuels de l'Ugtt se réfèrent très souvent à Ferhat Hached. Or il y a loin de l'Ugtt des origines à celle d'aujourd'hui. Si elle a pris part au mouvement national, elle n'avait jamais perdu de vue son rôle premier qui était la défense des intérêts des travailleurs sans pour autant diaboliser les hommes d'affaires (n'oublions pas que Hached est également le fondateur de l'Utica). Hached nourrissait avec Bourguiba une profonde aversion pour le communisme. Il avait quitté la FSM (Fédération Syndicale Mondiale) dès qu'il s'était aperçu qu'elle était passée sous le contrôle des soviétiques, pour ensuite adhérer à la CISL (Confédération Internationale de Syndicats Libres) très proche des Américains. Contrairement à ses épigones, dans l'Ugtt actuelle, à l'antiaméricanisme primaire et partisans attardés du tout-Etat et de l'économie planifiée, Il n'avait jamais cédé aux sirènes du communisme qui était pourtant à la mode dans ce qu'on appelait le tiers-monde. il admirait l'Amérique, sa démocratie, son libéralisme économique et il comptait de nombreux amis dans les milieux syndicaux américains, notamment, Georges Meany, le président de l'AFL-CIO, et Irving Brown, le président de la CISL. D'ailleurs, c'est lui qui a introduit le chef du Néo destour dans les milieux politiques américains à la fin des années 40.
Ce sont des vérités historiques qu'il faut rappeler alors que la centrale syndicale semble prendre un net virage à gauche qui l'inscrit beaucoup plus dans la filiation de Bakounine et son anarcho-syndicalisme que dans celle de Farhat Hached. Les dirigeants de l'Ugtt ne doivent pas se laisser griser par la flagornerie de la classe politique (tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute), ni se laisser impressionner par la logomachie révolutionnaire des agitateurs professionnels de l'extrême-gauche, en entrant dans des confrontations purement idéologiques qui n'ont aucun rapport avec l'action syndicale alors que le pays a besoin aujourd'hui de sérénité et d'un large consensus.
Pour l'instant, l'Ugtt semble sous l'emprise de ce courant car il ne faut pas être dupe. Si elle fait dans la surenchère avec ses revendications irréalistes, c'est qu'elle cherche à masquer ses fragilités. Ceux qui détiennent le pouvoir réel à l'Ugtt, ce ne sont pas le bureau exécutif et à sa tête, le secrétaire général, ni la commission administrative, mais la base, et notammant les fédérations, contrôlées en grande partie par la gauche radicale. Un exemple parmi tant d'autres : cette valse-hésitation à propos du recul de l'âge de la retraite. L'Ugtt a donné son accord de principe alors que la fédération de l'enseignement l'a rejeté. Finalement, c'est la centrale qui a dû se ranger à l'avis de la fédération.et non le contraire. Il est vrai que depuis des lustres la direction s'est résignée à suivre ce conseil d'un homme politique français: «Je suis leur chef, donc, je les suis».
Autant dire qu'à deux mois de la célébration du huitième anniversaire de la révolution, la situation politique ressemble à une boutielle d'encre. Rien n'est joué avec ce climat d'incertitude ouvert à toutes les éventualités et cette crise économique dont on ne voit pas l'issue. Une grande inconnue, l'Ugtt. Tout dépendra de l'orientation que ses dirigeant voudront bien lui donner. Ghannouchi a dit qu'il y a deux forces qui comptent dans le pays «nous et l'Ugtt». Mais encore faut-t-il en faire bon usage et surtout ne pas en abuser en se laissant glisser sur la pente de l'hégémonisme. En attendant, l'Ugtt n'est pas seulement notre force la plus importante, mais elle est aussi notre handicap, notre force d'inertie, notre plaie béante.
Hédi Behi
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