L’agriculture Tunisienne, n’est elle pas en crise d’imagination et d’idées innovantes?
Il est admis que la majorité des tunisiens, dont en particulier les agriculteurs, sont convaincus que l’économie tunisienne ne peut avoir un nouvel essor, sans une agriculture qui soit réellement le pilier fondamental des programmes régionaux de développement à travers la mise en place, et d’une manière concrète, « d’un plan national doublement vert « PNDV» basé sur des projets régionaux prioritaires (PNP) prenant en considération les spécificités des régions et la complémentarité entre elles. Je dois aussi ajouter qu’à l’instar des autres secteurs économiques, seul celui de l’agriculture n’a pas connu, depuis janvier 2011, de décisions audacieuses et courageuses marquant l’histoire du secteur sur la base d’une lecture objective du passé et du présent, en vue d’une meilleure projection vers l’avenir.
Des questions qui imposent une réflexion profonde et innovante
Le secteur souffre jusqu’à nos jours de l’absence d’idées innovantes pour, entre autres, éclore une nouvelle génération d’agriculteurs ou plutôt « d’entrepreneurs agricoles » capables de se mettre au diapason des perpétuels mouvements et mutations, tant à l’échelle nationale que régionale et internationale. D’ailleurs, Il est de notre devoir de saluer certains de nos agriculteurs qui ont bien réussi à fournir des produits de qualité leur permettant d’être présents sur des marchés régionaux et internationaux, malgré la concurrence. Ne fallait-il pas les considérer comme une vraie locomotive pour assurer une durabilité et inciter, notamment les jeunes à reproduire et faire évoluer de telles expériences. On se demande si le Ministère de tutelle avait abordé l’une des questions fondamentales ; à savoir la désaffection des jeunes à l'égard de l’agriculture, pourtant deux consultations nationales ont été réalisées. Devant une telle situation, quel avenir et quel devenir pour notre agriculture ? Le financement, l’infrastructure, la sécurité des exploitations, le morcellement des terres et la dégradation des ressources naturelles (forêts, sols, eaux, biodiversité et ressources génétiques, etc.), les changements climatiques, l’énergie, l’accès aux marchés, la rentabilité, la coopération régionale et internationale, etc. Autant de questions qui se posent imposant une réflexion profonde et innovante qui permet d’assurer une souveraineté alimentaire, aujourd’hui et demain.
Un système de formation inefficace
Il est à noter que l’agriculture tunisienne a connu des périodes glorieuses depuis l’indépendance jusqu’aux années 70, du siècle dernier, comme elle a connu aussi des échecs. Les grands projets de coopération internationale avec des organismes tels que la FAO et le PNUD ont contribué, en plus du soutien financier et la volonté politique à l’époque, au développement de l’agriculture permettant au pays d’assurer l’autosuffisance alimentaire, voire des exportations. L’idée de développement du secteur du tourisme depuis les années 60 du siècle dernier a émergé suite au développement de l’agriculture. En fait, il s’agissait d’une « exportation sur place » en ramenant les étrangers à consommer nos produits sur leurs lieux de production.Ne fallait-il pas raisonner autrement : développer davantage l’agriculture et l’agroalimentaire pour que le tourisme ait un nouvel essor ! De même, et durant la période coloniale, les colons ont développé l’agriculture pour exporter des produits de qualité vers la France (blé dur, notamment) en accordant une grande importance au savoir, à la formation, à la recherche et à la technologie. De nos jours, le système national de la formation technique et professionnelle, de l’enseignement supérieur et de la recherche agricole est de plus en plus inefficace et ne fait l'objet d'aucune réflexion profonde pour répondre aux attentes des agriculteurs. Il demeure plutôt dans une situation statique confirmée par des programmes de recherche souvent dépassés par les événements et ne répondant en aucun cas aux aspirations, aux préoccupations et aux attentes des agriculteurs. D’ailleurs, notre système de recherche agricole actuel est unique dans le monde, caractérisé par l’effritement et l’éparpillement, et des structures, et des programmes, sans aucun impact sur le développement. La suppression du statut des chercheurs, par un ministre, lui-même chercheur, en est une bonne illustration.
Un rôle plus administratif que technique
Le rôle des structures de développement et de vulgarisation agricoles est de plus en plus administratif ; alors qu’il était autrefois beaucoup plus technique. Ces structures étaient de véritables relais et « courroies de transmission »entre la recherche et l’exploitation agricole. Le meilleur exemple était la dotation des offices,Medjerda (OMVVM), Nebhana, Tunisie Centrale, Céréales, Elevage et Pâturages, Nord Ouest, Développement du Sud, de divisions techniques et/ou de stations d’appui à la recherche. De nos jours, ces organismes sont plutôt des importateurs de produits de consommation et de technologies, et non une vraie locomotive pour un développement durable à travers un partenariat efficace entre la recherche et le développement. Les conditions actuelles dans lesquelles se trouvent les prairies de Séjnène, les fermes de Fritissaet de Jbibina Saouef, la station de la Manouba, les parcours de la Tunisie centrale et du sud, les stations de recherche, etc. confirment bel et bien une telle situation.
Valoriser les compétences scientifiques agricoles
D’autres expériences réussies basées sur le développement de relations directes entre chercheurs et agriculteurs ont contribué efficacement au développement agricole à l’échelle de l’exploitation agricole ; alors qu’elles ont été négligées et ignorées depuis 2011, pourtant reprises par d’autres pays asiatiques et africains. C’est pour cela, d’ailleurs, que nous pensons que le rôle des structures relevant de l’agriculture (IRESA, AVFA, CRDA, Offices, Groupements, etc.) doit être revu et que l’évaluation de leurs actions doit être raisonnée en termes d’impact sur le développement agricole. Le rôle de l’Ingénieur Agronome, toutes spécialités confondues, doit être mieux valorisé et une actualisation même de l’organigramme du Ministère de tutelle s’impose. Les nombreuses compétences des sciences agricoles méritent d’être mieux valorisées pour répondre aux vraies attentes des agriculteurs, et engager notre agriculture dans la voie d'un avenir meilleur.
Privilégier les spécificités des régions
En ce qui concerne les régions, il est d’un grand intérêt pour le pays à ce que leurs spécificités soient prises en considération et qu’il y’ait une complémentarité entre elles. A titre d’exemple, ne serait-il pas plus efficace de nous investir davantage sur les 600 – 700 mille hectares du nord pour produire plus de céréales avec des rendements minimum de 30 quintaux par hectare et de meilleure qualité; au lieu de continuer à raisonner en termes quantitatifs, et continuer à signaler que plus de 1 500 000 ha sont emblavés chaque année, avec des rendements parfois plus que médiocres, et signaler à la fin de chaque campagne que l’année est spécifique, alors que chaque année a ses propres spécificités. Est-il acceptable qu’à l’heure actuelle (période semis) les agriculteurs des principales régions céréalières sont à la recherche de semences sélectionnées. Les régions du centre de la Tunisie (Kairouan, Sidi Bouzid, Kasserine) peuvent être, par excellence, des zones productrices de semences et plants sélectionnés et de produits biologiques. Notre pays, du nord au sud et de l’est à l’ouest, n’est-il pas un pays oléicole, par excellence, avec des qualités exceptionnelles des huiles produites. On se demande, pourquoi nous n’avons pas su jusqu’à nos jours, exploiter cette qualité que la nature nous a offerte, alors que nous continuons à raisonner en termes de quantités produites ! Ce n’est pas en annonçant que la production sera importante cette année que notre agriculture va décoller, Monsieur le Ministre, et que la prochaine campagne sera meilleure. A noter aussi, que même en augmentant le nombre de pieds d’oliviers de 20 millions d’arbres à l’horizon de 2020, on se demande si les structures de multiplication et de production actuelles sont en mesure de produire les plants sélectionnés nécessaires, et surtout indemnes de maladies. Le sud constitue le berceau des systèmes de productions sahariens oasiens, dont le palmier dattier constitue le pilier fondamental de tels systèmes. Mais, n’est-il pas urgent et prioritaire de traiter les problèmes relatifs à la salinisation des sols et des eaux ; ainsi que des maladies émergentes qui constituent des contraintes déterminantes pour la durabilité des systèmes de production, et en conséquence, garantir l’espoir pour les jeunes dans ces régions ; au lieu de les abandonner à leur propre sort, et ne penser qu’à quitter le pays.
Raisonner en termes d'accès aux marchés
Certes, les questions sont nombreuses ; mais je dois également signaler deux autres essentielles se rapportant à la préservation des ressources naturelles, dont en particulier, les ressources génétiques et en sols, hydriques et forestières ; ainsi que l’accès aux marchés. L’agriculture ne doit plus être traitée uniquement en tant qu’un outil de production et vue sous l'angle de la production uniquement , car ces réflexions sont dépassées par les événements. Il est temps que l’agriculture doit être appréhendée plutôt en termes d’accès aux marchés, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. Ne fallait-il pas être beaucoup plus présent sur la scène internationale et la direction de la coopération internationale au sein du ministère doit en mesure d’inciter davantage les organismes de la recherche et du développement pour être présents sur la scène internationale, à travers la mise à profit des nombreuses opportunités qui se présentent. Je dirais aussi que la commercialisation des produits agricoles et agro-alimentaires doit faire partie de la filière agricole, ce qui peut entrainer, et à court terme, un impact positif sur le comportement de nos agriculteurs.L’intégration de certains départements au sein de l’agriculture (commerce, environnement) ; ainsi que la contribution d’autres (équipement et habitat ; sécurité, santé) au développement agricole et à l’alimentation serait une nouvelle voie d’amélioration des conditions de vie et du bien-être de tous les tunisiens. Ne fallait-il pas penser autrement pour innover notre agriculture ?
Notre agriculture mérite d’être repensée, car elle est en mesure d’assurer la souveraineté alimentaire du pays, aujourd’hui et demain.
Dr. Amor Chermiti
Directeur de Recherche. Ex DG INRA Tunisie