Youssef Chahed peut-il rebondir ?
D’ici la tenue des élections municipales, le 6 mai prochain, Youssef Chahed n’a plus que 100 jours pour convaincre. Un délai très court, dans un contexte de controverses, de contestations, de revendications et d’impatience. Si les appels à son départ ont quelque peu baissé de ton, il sait que son contrat à la Kasbah reste de courte durée. Il lui appartient de le prolonger jusqu’à fin 2019, s’il en a encore l’envie et la capacité d’accélérer la réalisation des projets. Est-ce jouable?
«Ce n’est pas en changeant le capitaine d’équipe et quelques joueurs en plein jeu que le match sera gagné. L’instabilité continue des gouvernements sera dramatique pour la Tunisie!» C’est ce que prévient un diplomate occidental en poste à Tunis. « Le chef du gouvernement et ses ministres n’ont même pas le temps de s’approfondir dans l’examen de leurs dossiers et le déblocage des projets à l’arrêt et se retrouvent bousculés de partout, menacés de limogeage, poursuit-il. Comment voulez-vous qu’ils puissent s’attaquer à la concrétisation des attentes !»
Dans la même allégorie sportive, c’est un capitaine d’industrie qui livre son jugement. «Tel un entraîneur à qui on impose la plupart des joueurs, pas tous des foudres de guerre, et qui doit remporter la partie, alors que les dirigeants du club ne lui apportent pas tous leur plein soutien. Seul le public, échaudé par ses prédécesseurs, se résigne à ne pas trop le siffler.»
La solitude du pouvoir
Personne en fait n’envie le chef du gouvernement, Youssef Chahed. Nombreux ont été ceux qui avaient réclamé son départ. Dans son propre camp, comme chez des signataires de l’Accord de Carthage, ainsi que dans l’opposition. Seule l’Ugtt a fermement et clairement réclamé son maintien à la Kasbah, même si la loi de finances 2018 et les émeutes que sa mise en application a engendrées ont attisé les attaques à son encontre.
«En pleine effervescence des nuits de braquages, de pillages et de confrontations avec les forces de l’ordre, seuls Chahed et le président Caïd Essebsi ont dénoncé sans ambages ces actes, souligne une analyste politique. Mais la plupart des dirigeants politiques se sont contentés de publier des communiqués plutôt tièdes et appelant surtout à respecter le droit d’expression et la liberté de manifestation. Heureusement que la fièvre est tombée. Mais les vrais problèmes persistent.»
Une crédibilité entamée
Les reproches qui lui sont faits ne manquent pas : l’aggravation de la récession économique et de la crise financière, l’accroissement du chômage et l’immobilisme de l’administration viennent en premier lieu. «Trop de fautes, trop de fautifs et un préjudiciable alignement d’incompétences», soulignent les détracteurs du chef du gouvernement et de son équipe. «Ils n’arrivent pas à constituer une force de conviction, restaurer leur crédibilité et incarner leur politique», insistent-ils.
Comment reconquérir la crédibilité lorsque nombre de promesses lancées à cor et à cri ne sont pas tenues ? Les unités polluantes de la Siape seront fermées avant le 31 décembre 2017, annonçait-il en avril dernier à Sfax. Toujours dans cette ville, le projet d’aménagement de la zone de Taparura traîne les pieds et la passation de marché pour les études de la première ligne de métro léger de 14 kilomètres Teniour-centre-ville n’est toujours pas effectuée. Quant à la zone logistique de Radès, quasiment prête, elle reste bloquée. Des appels d’offres tardent à être publiés, les dépouillements d’offres d’exécution de projets traînent en longueur lorsqu’ils ne sont pas déclarés infructueux une première fois, voire une seconde fois, l’épée de Damoclès du fameux article 96 pesant lourdement sur la tête des fonctionnaires de l’Etat qui rechignent à signer tout marché, toute autorisation.
Comment booster la croissance et créer des emplois lorsque les banques ne jouent pas pleinement le rôle qui est le leur dans le financement de la PME/PMI, n’y consacrent pas un ratio significatif de leurs engagements et n’encouragent pas particulièrement la création d’entreprises dans les régions ?
Comment accélérer la fabrication des lois nécessaires alors qu’un grand nombre de projets déposés à l’Assemblée des représentants du peuple n’avancent qu’à pas de tortue lorsqu’ils ne sont pas renvoyés aux calendes grecques ?
«Se retrouvant plongé au cœur des manœuvres politiciennes, Youssef Chahed doit encore surfer sur les pressions de toutes parts pour satisfaire nominations, autorisations et autres faveurs. Comment voulez-vous qu’il puisse se consacrer de toutes ses énergies à la cause qu’exige le pays?», lâchent ses proches.
Une machine très lourde à remballer
A la tête du gouvernement, Youssef Chahed ne manque pas de leviers. «Plus de 100 projets prioritaires sont inscrits au Plan de développement, pour des investissements dépassant les 100 milliards de dinars, rappelle-t-on à la Kasbah. Mais, le plus important pour les Tunisiens, ce n’est pas ce qui sera réalisé «demain», mais ce qui se concrétise aujourd’hui.» Le désenchantement des Tunisiens est si fort que Youssef Chahed est soumis à l’épreuve du tout-de-suite. Comment y répondre?
Surtout pas avec des effets d’annonce qui ne feront qu’éroder davantage la confiance et la crédibilité déjà bien entamées. Plus que la traque encore plus forte de la malversation et la poursuite des grandes réformes, l’unique option qui reste au chef du gouvernement est de débloquer les projets et accélérer leur aboutissement, mais aussi de prendre de nouvelles initiatives. Les grands travaux d’infrastructure comprennent notamment le lancement de l’autoroute Tunis-Kasserine-Jelma, la réalisation des derniers kilomètres qui restent de l’autoroute Sfax-Gabès, la poursuite des travaux de celle de Médenine-Ras Jedir, l’édification de 23 ponts routiers, l’aménagement et l’entretien de plus de 720 km de routes, la construction de 6 barrages, et autres projets. Le renforcement du réseau ferroviaire sera marqué par la modernisation et le renouvellement de la ligne Tunis-Kasserine, le rétablissement de la ligne Sousse-Kairouan-Kasserine-Sidi Bouzid, etc.
Des initiatives réalisables
La levée des entraves devant l’investisseur, la création du statut d’auto-employeur, le parrainage des régions par les banques et la création de la banque des régions, l’octroi de plus de 33 000 ha de terres agricoles à de jeunes agriculteurs, l’affectation de près de 9 000 logements sociaux entièrement construits à des bénéficiaires prioritaires et d’autres initiatives utiles ne doivent souffrir aucun retard. Les délais sont courts et l’impatience est grande.
«Il suffit que chaque ministre se concentre sur ses dossiers, suive de près ses chantiers, prenne ses responsabilités et décide, quitte à dénoncer les laxistes et sanctionner les fautifs, pour que la machine se remette à tourner, estime un chef d’entreprise. L’ennemi public N°1 du gouvernement, poursuit-il, c’est cette administration sclérosée, désuète, pléthorique et inefficace. Et qui, en plus avec 810.000 salariés, nous coûte très cher, plombant plus de 15% du PIB et 75% des recettes budgétaires !»
Youssef Chahed peut-il mobiliser si fortement ses ministres et l’administration pour s’attaquer en même temps à tous les fronts? Il n’a pas d’autres options. Enoncer clairement sa vision pour le reste de son mandat, expliquer sa politique, ramener ses projets à la vraie vie des Tunisiens et pousser encore plus loin le curseur de la concrétisation des promesses sont indispensables.
Lassée des changements successifs de gouvernements, la Tunisie attend des réalisations. A la limite, peu importe qui les accomplit, l’essentiel est qu’elles soient bénéfiques.
T.H.