Selma Mabrouk: Bras de fer au Bardo, Le récit époustouflant d’une constituante
Comment une jeune femme tunisienne, que rien ne prédestinait à l’action politique, y plonge pleinement dès le 14 janvier 2011, se fera élire à l’Assemblée nationale constituante et y livrera d’âpres combats ? Selma Mabrouk, quadra, mère de deux enfants, médecin (ophtalmo), fille de médecin, Dr Ridha Mabrouk (fondateur de Nadi Al Bassar), et épouse de médecin, se sent soudainement pousser des ailes dans cet élan général contre la dictature et pour la démocratie.
Elle ne se doutait guère alors de l’ampleur des affrontements physiques et politiques qu’elle aura à subir et conduire pour faire aboutir ses idéaux contre les ultras de la Troïka, Ennahdha en tête, pour confisquer la révolution, imposer la charia et confectionner une constitution à leur propre mesure.
Tout commence pour elle un 5 septembre 2011 lorsqu’un dirigeant d’Ettakatol, Mohamed Messaad, qu’elle ne connaissait pas auparavant, l’appelle pour lui proposer de figurer sur la liste du parti, en deuxième position, pour la Constituante, dans la circonscription de Ben Arous. Son insistance et celle d’autres dirigeants, et les encouragements des siens, la poussent à acquiescer. Arrachant son siège au Bardo, elle commence, dès la proclamation des résultats, sa série de douches froides successives. Personne du parti ne l’appelle, ne la félicite, ne la tient informée de la suite des évènements. Pendant quinze jours, Selma Mabrouk est abandonnée à sa solitude. Puis, elle découvre petit à petit l’alliance initialement contre nature d’Ettakatol avec Ennahdha et le CPR. Mais aussi l’attitude hautaine de certains dirigeants de son parti à l’égard des militants et même des élus. Dès la première séance au Bardo, elle devait se faire violence pour voter contre Maya Jribi, alors candidate à la présidence de l’ANC en opposition à Mustapha Ben Jaafar. Le plus dur sera surtout de donner sa voix à Mahrezia Laabidi (Ennahdha) qui briguait la vice-présidence. «Tu n’es plus ma mère, tu as voté pour Ennahdha!», lui lancera, à son retour à la maison, sa fille sous le choc.
Cela ne faisait que commencer. Selma Mabrouk quitte les rangs d’Ettakatol, rejoint Al Massar et s’inscrit dans la résistance contre la déferlante islamiste. Les clashs seront au quotidien, à chaque virgule. C’est cette confrontation au quotidien qu’elle restitue dans son livre 2011-2014, Le Bras de fer, un gros pavé de 694 pages, agréable à lire, qui vient de paraître aux éditions Arabesques. Un témoignage de première main, le ton haletant, chaud, le verbe vif, le cœur battant, l’indignation totale, la fierté non négociable et le jugement intuitif confirmé par l’histoire que Selma Mabrouk nous livre sans retouches, ni autopromotion.
Dans sa préface dont Leaders publie de larges extraits, Larbi Chouikha nous fait pénétrer dans cet univers qui reste à mieux connaître. Aussi, de bonnes feuilles nous donnent un avant-goût du livre, à lire absolument.
Bonnes feuilles
On aura tout vu
Vote de la constitution: Cette fin d’après-midi du 26 janvier 2014 restera à jamais ancrée dans ma mémoire.
L’instant où l’on presse sur le petit bouton du pupitre et où l’on voit sur l’écran s’illuminer le fameux camembert d’un vert étincelant cristallisa les efforts gigantesques de la société civile et de millions de citoyens durant ces trois dernières années, surmontant tant de sacrifices et de souffrances. Par ce «petit geste» de deux cents élus du Peuple, c’est la mémoire des martyrs tombés ces derniers mois qui est honorée.
Surtout, bien entendu, c’est à notre collègue martyr Mohamed Brahmi que je dédie au fond de moi cet accomplissement…
Ma joie est forte. L’émotion, telle une déferlante, noie l’angoisse et la rage qui m’étranglaient à peine quelques minutes auparavant, le soulagement pointe lentement comme une lumière qui vacille au bout de l’insondable labyrinthe de l’incertitude.
Le sentiment d’avoir gagné une bataille décisive affleure enfin, soudain et impérieux.
Je décide alors d’aller saluer mes adversaires les plus tenaces avant de congratuler mes coéquipiers, ceux d’Errahil mais aussi ceux qui s’y étaient opposés mais qui avaient œuvré à leur manière pour que les principes de la civilité de l’Etat, de la démocratie et de la protection des libertés soient inscrits au fer rouge dans l’ADN de la deuxième République…Et au premier moment de répit, je publie à chaud sur les réseaux sociaux : «Probablement pas la plus belle ni la plus équilibrée ni la plus révolutionnaire des constitutions, mais certainement un grand pas vers un avenir à bâtir ensemble, main dans la main, pour toutes les Tunisiennes et tous les Tunisiens convaincus de démocratie républicaine.
Hésitation entre soulagement, joie et peine…
L’absence de nos deux collègues Mohamed Brahmi et Mohamed Allouch ainsi que celle d’un conseiller juridique de l’Assemblée, Sami Abid, était très pesante, leurs photos essayant vainement de les remplacer à un moment que l’on s’attendait à partager tous ensemble…Les mots de Mourad Amdouni, brillant orateur comme à son habitude, étaient magnifiques, poignant plaidoyer pour une Tunisie multiple et unie, contre vents et marées…»
Etat des lieux en octobre 2012
Souvenirs du fameux «c’est le meilleur gouvernement que la Tunisie ait jamais connu» déclamé par un ministre à peine investi (...). Ou encore d’une autre de ses bévues, se pavanant que l’attaque du 14 septembre n’avait pour bilan que «quatre cadavres morts mais qui, fort heureusement, ne sont pas américains». Attaque par ailleurs expliquée par son collègue en charge du ministère de l’Intérieur qui tente de justifier l’injustifiable en prétextant que les hordes sauvages avec qui il persévérait à être d’une complaisance exemplaire avaient «surpris ses troupes en venant par derrière»(...)
Souvenirs de traîtres projets, ceux qui ont fait grand bruit, à l’instar de l’idée de vendre la télévision nationale et autres parcs nationaux, et ceux plus sournois bradant les fonds publics au profit de victimes de la dictature dont on encourage l’avidité et dont on attend en retour une fidélité inébranlable, épousant les travers des puissants d’antan, voire faisant mieux qu’eux, taisant ce qui se souscrit comme contrats publics et à quel profit ils se font.
Il suffit de se rappeler les discours d’un président provisoire de la République élu par une Assemblée asservie à un marché déjà conclu, versatile et imprévisible, qui n’arrive pas à assumer la dignité de sa fonction, allant de pays en pays la langue déliée, invectivant l’opposition nationale, ce mot semblant soudain lui écorcher la gorge, s’aplatissant devant ses hôtes jusqu’à se faire donner la leçon par l’un de nos «frères» qui lui montre, le sourire éclatant, «comment se tenir».(...)
Il suffit de se rappeler (enfin ?) l’affront ultime du black-out sur les fêtes nationales que le gouvernement ne prenait plus la peine de célébrer, laissant les artères des villes dénudées, les drapeaux habituellement hissés en grand nombre dorénavant pliés tristement au fond des tiroirs, révélant une hostilité troublante envers l’histoire contemporaine de la Tunisie. Une attitude observée méticuleusement par les trois alliés. L’un rayant d’un trait sans appel tout ce qui a précédé la révolution, allant jusqu’à renier, étranger dans sa propre patrie, l’indépendance du pays pour laquelle tant de larmes et tant de sang ont coulé. L’autre faisant gaffe à ne pas citer Bourguiba, leader du parti dans lequel il a pourtant fait ses premiers pas en politique, comme si le seul fait d’évoquer celui qui a marqué l’histoire de son pays d’une empreinte indélébile allait le contaminer d’un mal mystérieux. Les autres enfin faisant de façon ostentatoire l’économie d’attribuer ses titres au premier président de notre République, allant jusqu’à lui refuser le traditionnel Rahimahou Allah que l’on doit dans nos us, coutumes et bonnes mœurs à chaque défunt, quel qu’il soit.
Les Tunisiens et les Tunisiennes avaient donc «tout vu» pendant cette année 2012.
La Zitouna en otage, des prédicateurs en invités de marque et une rue méconnaissable
Et, apothéose de la grande œuvre de la Troïka dans le domaine de l’encouragement de la «nouvelle culture », c’est la Grande Mosquée de la Zitouna, symbole de l’islam tunisien, que le pouvoir offre en pâture aux cheikhs venimeux du wahhabisme, donnant un coup de pouce indéniable pour aider au «changement». Un triplé de ministres troïkistes, le «vénérable» Noureddine Khadmi, le «sage» Moncef Ben Salem et «l’intrus» Abdelatif Abid, signent un contrat d’un genre nouveau, y déléguant la gestion de la mosquée et de ses dépendances à un certain Houcine Laabidi qui se distinguera par des prêches fanatiques et haineux et qui ne quittera son piédestal qu’au prix d’une bataille juridique longue et acharnée menée d’arrache-pied par des fonctionnaires consciencieux, les années passées sous la nouvelle obédience ayant permis entretemps l’éclosion d’écoles et de facultés dites zeytouniennes propageant savoir et science concoctés à la sauce de l’extrémisme et de la promotion du jihad. Pour alimenter cette fièvre nouvelle, il fallait bien entendu des mentors.
Alors on fait appel aux cheikhs d’Orient, fins connaisseurs de cette science wahhabite ou qaradhaouite, les délicates nuances échappant encore aux profanes que nous étions encore et que nous sommes toujours d’ailleurs. Et voilà que partout, des meetings à guichet fermé rythment les vendredis des villes et villages, précédés d’un marketing publicitaire digne du meilleur showbiz. Ici l’on annonce la star d’Orient, le sombre Wajdi Ghnim, prévu pour la petite bourgeoisie d’El Menzeh. Ailleurs, c’est du local qu’on programme, les Bechir Belhassen et autres prédicateurs bien de chez nous sillonnant les petites villes du Sahel et d’ailleurs. Pour le public plus chic de la Banlieue Nord de Tunis, l’on réserve le style occidental. C’est le parfaitement (exclusivement selon certaines sources) francophone Tariq Ramadan que l’on envoie attaquer ce gros morceau. L’on n’oublie pas, bien entendu, la jeunesse et on lui réserve un traitement de proximité à la carte, à coups de visites sur terrain avec distribution dans les rues et les lycées de prospectus et dons de kit complet pour future nikabée. Là aussi, les techniques sont bien adaptées au public ciblé. Tandis que dans les quartiers populaires l’on privilégie pour les militants de ce prosélytisme d’un nouveau genre une apparence rustre et un discours dogmatique frisant la superstition la plus archaïque, dans les quartiers cossus, l’on opte pour des jeunes gens charmants et soignés portant veston et chemise immaculée, au langage sophistiqué et au sourire charmeur.
Recrutements dans le secteur public, une «ghanima» qui ne dit pas son nom
Le gouvernement de la Troïka, soutenu en masse par les députés nahdhaouis, CPRistes et une grande partie des takatoliens, propose rapidement un projet de loi concernant les 25 000 postes ouverts dans la fonction publique pour l’année en cours, qui allait donner lieu à la loi n°4 du 22 juin 2012 portant dispositions dérogatoires pour le recrutement dans le secteur public. L’amendement proposé modifie les modalités de distribution de ces postes, annulant l’obligatoire recours à un concours national. Les nouveaux critères prennent en considération en premier lieu le statut d’amnistié, de blessé ou de parent de martyr de la révolution (selon les décrets correspondants). Ensuite, il y a prise en compte de l’âge et de la durée de la période de chômage, favorisant les plus âgés, donc les plus anciens chômeurs parmi les centaines de milliers d’anonymes qui cherchent un emploi. Ce nouveau mode de recrutement, qui contourne l’obligation de subir un test de compétence et opte pour une sélection qui apparaît arbitraire à première vue, donne implicitement un avantage aux ex-opposants politiques ou autres victimes de la dictature, le système du temps de Ben Ali ayant empêché pendant de longues années cette catégorie de personnes d’accéder à l’emploi. Et comme les nahdhaouis ont été, de notoriété publique, la «tête de Turc» de l’ancien régime pendant des années, il est évident qu’ils seront les plus nombreux à bénéficier des postes offerts, et cela en toute légalité.
La République en deuil
...Ce sourire malicieux est la dernière image que je garde de mon collègue Mohamed Brahmi. Il était impossible à ce moment-là d’imaginer un seul instant que le surlendemain, je me retrouverais devant une salle d’hôpital où, derrière la porte close que je n’oserais pas franchir, gisait son cadavre martyrisé.
Le 25 juillet, fête de la République, Mohamed Brahmi est assassiné, à midi, devant chez lui, de quatorze balles tirées à bout portant.
«Mohamed Brahmi n’est plus, fauché par une rafale de balles traîtresses. Mohamed Brahmi est tombé sur le champ de bataille de la Liberté et de la Justice. Il a été sacrifié le jour de la fête nationale de la République, le jour où tous les Tunisiens et Tunisiennes avaient décidé de fêter leur République par eux-mêmes, sans attendre que ce gouvernement le fasse.
Adieu l’ami, le collègue valeureux, le militant sincère. Adieu à une des voix fortes de Sidi Bouzid, adieu à celui qui a déjà mis sa vie en danger pour dénoncer l’injustice qui continue à frapper ses concitoyens. Les souvenirs se bousculent dans ma tête.
La haute stature du martyr devant le ministère de l’Intérieur, agressé par ceux qu’il dénonçait, ou encore évanoui suite à un étouffement par le gaz lacrymogène le 9 avril 2012.
Son visage pâle et son regard toujours volontaire, après plus de vingt jours de grève de la faim, refusant toute suppléance médicale malgré les signes avant-coureurs d’une défaillance de ses organes vitaux. Ses mots toujours mesurés dans leur ton et claquant comme le bruit d’un fouet par leur justesse ont depuis longtemps dénoncé le mal qui ronge notre cher pays depuis la révolution du 14 janvier.
C’en est fini des institutions portées par les élections du 23 octobre 2011.
C’en est fini de ce gouvernement incapable d’assurer la protection des citoyens, d’arrêter les meurtriers, de dissoudre les milices violentes.
C’en est fini de cette Assemblée incapable de contrôler les desseins destructeurs de ceux qui mènent notre pays vers le néant …»