Ammar Mahjoubi: Les royaumes indigènes du Maghreb antique
A en croire les textes anciens, c’est vers la fin du IIIe siècle av. J.-C. que remonterait l’existence de deux royaumes numides, aux marches du territoire africain de Carthage ; deux royaumes indigènes déjà constitués, apprenait-on, sans autre indication ou presque sur leur gestation, ni sur les étapes successives de leur développement. Leur territoire s’étendant à l’Est de la Moulouya, ils se partageaient le Maghreb central entre son aile occidentale occupée par le royaume maure et celle, orientale, de l’hinterland carthaginois. A l’Ouest, jouxtant le Maroc actuel, territoire des Maures, s’étendait le royaume des Numides masaesyles, tandis que celui des Numides massyles, à l’Est, côtoyait le territoire de Carthage. Au sud de ces royaumes nomadisaient, sur les Hauts-Plateaux, les tribus des Gétules. Il faut rappeler cependant que lorsqu’on aborde l’écriture de leur histoire, ces royaumes et ces tribus indigènes n’intéressent, vraisemblablement, les auteurs anciens qu’en raison de leurs relations et de leurs démêlés avec l’un ou l’autre des deux protagonistes romains et carthaginois, pendant les trois guerres puniques. Tant il est vrai qu’il ne s’agit, dans les sources grecques et latines qui s’intéressent au Maghreb antique, que de l’histoire de Rome, de son action en Afrique et non pas de celle de Carthage, ni de celle des royaumes et des tribus indigènes.
Les princes qui gouvernaient les royaumes numides, en effet, n’étaient pas restés inactifs et simples spectateurs de la lutte qui opposait Carthage à Rome ; louvoyant prudemment entre les deux puissances, ils avaient pris parti à maintes reprises, au gré des conjonctures et des péripéties. C’est ainsi qu’entre 212 et 206 av. J.-C., le roi des Massyles, Gaia, envoya son fils Massinissa à la tête d’un contingent de troupes numides, pour guerroyer en Espagne aux côtés des Puniques. Mais lorsque survint la défaite de l’armée carthaginoise à Ilipa, au Nord de Séville, le jeune prince numide, opportuniste, n’hésita pas à tirer la conclusion de cet échec, pour lui déjà prévisible, de la puissance militaire carthaginoise; Massinissa offrit même aux Romains son alliance au cas où ils porteraient la guerre en Afrique, au cours d’une audience sollicitée et accordée promptement par Scipion à Gadès. Ayant par expérience constaté et mesuré la valeur et l’efficacité de la cavalerie numide, le général romain s’était empressé d’accepter l’offre. La mort de Gaia, à cette date, nécessita cependant le retour précipité de Massinissa en Afrique, pour défendre ses droits à la succession menacés tant par des prétendants que par le royaume voisin. Mais s’il obtint gain de cause en écartant ses rivaux, il ne put résister à l’assaut du roi des Masaesyles, Syphax ; dépossédé de son trône, il fut contraint à l’exil.
A l’inverse de Massinissa, Syphax s’était tourné vers les Puniques, après avoir perdu l’espoir de s’affranchir de leur tutelle en s’alliant auparavant, plusieurs années durant, aux Romains. Il avait mis à profit la mort de Gaia et les difficultés engendrées par la succession de Massinissa pour annexer le royaume massyle et agrandir ses territoires, qui étaient ainsi devenus limitrophes du territoire carthaginois. Loin de lui était donc l’intention de provoquer l’ire de ses voisins immédiats. De son côté, Carthage, qui s’attendait au débarquement de Scipion, voulut sceller en 205 l’alliance de ce roi numide, vieillissant et père de plusieurs enfants, en lui offrant un mariage avec Sophonisbè – ou plutôt en punique Çafonba’al, «Celle que Ba’al a protégée» -, la fille d’Hasdrubal, fils de Giscon, le vaincu d’Ilipa. Jeune et belle, instruite et musicienne, la Carthaginoise sut entretenir et consolider les liens politiques et militaires qui maintenaient le roi numide dans l’alliance de sa patrie. Plus tard, en 203, elle ensorcela aussi Massinissa, quand il prit sa revanche sur Syphax et la captura en s’emparant du palais royal de Cirta ; puis lorsque Scipion enjoignit au Numide plus tard de lui livrer la captive, Sophonisbè préféra la mort par le poison que lui avait proposé Massinissa, à une vie de prisonnière au pays des ennemis mortels de Carthage.
On sait que la défaite d’Hannibal en 203 à Zama entraîna celle de Syphax qui perdit son royaume, même si la numismatique permet de penser qu’un de ses fils au moins, qui s’appelait Verminad, régna encore sur l’Algérie occidentale actuelle et que le dernier roi masaesyle, Mastenissa, fut battu en 46 av. J.-C. par le roi des Maures Bocchus II, qui s’empara de son royaume. La majeure partie des ressources du pays masaesyle était, en effet, située loin du théâtre de la guerre entre les deux puissances, et des descendants de Syphax pouvaient encore y prolonger leur règne. De toute façon, les Masaesyles ne tardèrent pas à tomber dans l’oubli et Massinissa, allié des Romains, avait réussi son pari. Il avait non seulement triomphé du royaume masaesyle, dont la région orientale fut annexée par son successeur Micipsa, mais il avait réussi aussi à occuper avantageusement la scène et à agrandir considérablement l’étendue de son royaume entre la deuxième et la troisième guerre punique. En interprétant à son avantage certaines clauses du traité de 201 entre Rome et Carthage, il enleva à cette dernière, avec la complicité des Romains, «les Grandes Plaines», de la moyenne Medjerda, ainsi que deux autres régions, celle du pagus Tuscae autour de Mactaris (Makthar) et celle des Emporia, depuis Thaenae (Thyna) sur la côte au sud de Sfax jusqu’à Leptis Magna (Lebda) en Tripolitaine. En provoquant la ruine de Carthage, Rome avait ainsi permis au Maghreb, pour un moment, d’amorcer un mouvement d’unification sous une autorité politique autochtone libérée totalement de la dépendance. Moment que Rome ne tarda pas à écourter. Dès la mort de Massinissa, en 148 av. J.-C., le pays retomba en effet sous la férule de Rome et Scipion Emilien imposa le partage de la royauté entre les trois fils légitimes encore en vie ; mais neuf ans plus tard, Micipsa survécut à la mort naturelle de ses frères.
Au gré des circonstances et à l’encontre des desseins de Rome, Micipsa avait donc pu régner seul sur une Numidie unifiée. Il avait deux fils, Adherbal et Hiempsal, ainsi que trois neveux, les fils de ses frères défunts. Parmi ces derniers, Jugurtha, issu d’une concubine, était un fils illégitime ; il s’était cependant distingué dans le royaume par son intelligence et sa belle prestance. Ses qualités et sa popularité l’avaient élu pour conduire le contingent numide envoyé par le roi en Espagne, pour guerroyer aux côtés des Romains ; il put ainsi prendre place à l’état-major de Scipion Emilien, qui ne tarda pas à apprécier, lors du siège de Numance, sa vaillance et sa perspicacité. Aussi avait-il fini par être tenu en haute estime par Micipsa, qui n’hésita pas à l’adopter. C’était avant la naissance de ses deux fils ; resté longtemps sans successeur mâle, il avait même décidé de légitimer Jugurtha, ce qui faisait de lui l’héritier du royaume. Mais à sa mort, en 118 av. J.-C., Micipsa légua le pays indivis à ses deux fils et à son neveu, enjoignant qu’ils devaient régner conjointement et collégialement.
Jugurtha, cependant, n’était pas homme à se contenter d’un partage du pouvoir. Résolu, il avait décidé de rétablir coûte que coûte l’unité du royaume et du règne, contre le gré de Rome et en recourant sans hésiter à la violence et aux moyens extrêmes. Tirant profit de la discorde qui n’avait pas tardé à éclater entre les trois monarques, il fit assassiner Hiempsal en 116 av. J.-C. et attaqua Adherbal qui occupait Cirta (Constantine) et la partie occidentale du pays. Rome décida alors d’intervenir. A en croire l’historien romain Salluste, dans son Bellum jugurthinum, l’ouvrage qu’il avait consacré à la guerre de Rome contre Jugurtha, les Romains seraient intervenus pour voler au secours du droit et de la justice, bafoués par l’un des héritiers du trône de Numidie qui, à l’encontre de la volonté du roi défunt, avait privé les autres légataires de leur héritage; alors qu’il s’agissait bien entendu, en conformité avec les visées de Rome, d’affaiblir la Numidie en la démembrant. Son morcellement en royaumes rivaux, faciles à manipuler et à assujettir, devait permettre à la province romaine d’Afrique, créée depuis 146 av. J.-C. au nord-est du Maghreb, de les avoir pour voisins en lieu et place d’une Numidie étendue, amplement pourvue en cités et en terroirs prospères. On retrouve là une ligne politique constante et pérenne depuis les temps antiques, que la puissance américaine applique encore de nos jours au Proche-Orient. En morcelant ou en provoquant le morcellement des Etats insoumis, récalcitrants, ou potentiellement dangereux, on les condamne à l’affaiblissement et à l’impuissance, tout en invoquant invariablement les allégations habituelles de l’équité et de la morale, tout en diabolisant l’ennemi et en volant au secours des populations opprimées par les tyrans.
Les sénateurs à Rome, cependant, hésitaient. D’aucuns pensaient tirer profit d’une guerre qui livrerait la Numidie aux negotiatores italiens et aux affairistes de l’ordre équestre ; mais Jugurtha, qui connaissait parfaitement la corruption et la vénalité de la noblesse romaine, réussit facilement à manœuvrer les membres des commissions sénatoriales envoyées en Numidie et chargées de résoudre le conflit. Puis profitant des embarras de Rome menacée par l’invasion des Teutons, il envahit la partie occidentale du pays numide, assiégea Cirta, s’en empara et massacra tous ceux qui étaient pris les armes à la main, y compris Adherbal et les négociants italiens installés dans la ville. La guerre était devenue alors inévitable. Les opérations militaires furent toutefois poussées avec une telle mollesse qu’il est difficile d’écarter les soupçons de vénalité dénoncés par le parti populaire. Convoqué à Rome en qualité de témoin, Jugurtha paya d’audace en se présentant devant l’Assemblée du peuple. Un tribun étala tous les scandales dont le parti des Populares soupçonnait les nobles et lui demanda de s’expliquer ; mais l’autre tribun, acquis au Sénat, le somma de se taire. Comme les deux tribuns élus disposaient d’un pouvoir discrétionnaire, Jugurtha put rentrer tranquillement en Numidie, non sans avoir déclaré, dit-on, que Rome était à vendre, si elle trouvait preneur. La guerre reprit alors, avec des alternatives de succès romains et de revers, avec notamment un échec cuisant lors d’un coup de main calamiteux sur Suthul (près de Guelma) assorti d’une défaite romaine humiliante au cours de l’hiver 110-109 av. J.-C.
A Rome cependant, la discorde politique atteignit un degré tel que la Plèbe, conduite par ses tribuns, parvint à instituer une Haute Cour de justice qui condamna les nobles compromis. Un aristocrate d’une intégrité reconnue fut alors chargé du commandement des opérations. Les historiens ont été en mesure d’en suivre les péripéties, grâce surtout au livre de Salluste, bien que l’intérêt de l’auteur pour les luttes à Rome entre les factions politiques, poursuivies de plus belle à son époque, l’eût emporté sur l’attention portée au déroulement des opérations militaires. L’armée romaine envahit la vallée moyenne de la Medjerda et occupa le grenier à blé de Vaga (Béja) ; mais les habitants de la cité profitèrent du relâchement de la garnison, lors d’un jour de fête, pour massacrer les soldats ; ce qui entraîna une répression féroce et la mise à sac de la ville. L’armée romaine réussit alors à étendre son occupation à l’ensemble du centre et de l’est de la Numidie.
Mais le parti populaire ne pouvait laisser les nobles tirer avantage des succès enregistrés par la campagne militaire et en confisquer le profit politique, alors qu’ils ne s’étaient résolus à mener la guerre avec la rigueur nécessaire qu’à leur corps défendant. A force de manœuvres et d’intrigues, les Populares parvinrent en définitive à reprendre la conduite des opérations et en chargèrent un homo novus, Caius Marius. Celui-ci les poussa jusqu’à la capture de Jugurtha, qui fut livré en 105 av. J.-C. au questeur de l’armée romaine Sylla à la faveur d’un véritable guet-apens, par son beau-père le roi de Maurétanie (le Maroc actuel) Bocchus 1er.
Nous devons l’essentiel de nos connaissances au Bellum jugurthinum de Salluste, qui était, semble-t-il, le mieux indiqué pour relater les événements de cette «guerre de Jugurtha» et pour avancer les explications les plus pertinentes. N’avait-il pas été, en 46 av. J.-C, le premier gouverneur de l’Africa Nova ? Cette nouvelle province avait été créée par Jules César sur le territoire oriental de la Numidie, au voisinage immédiat de l’Africa Vetus, la vieille province romaine fondée après la destruction de la cité punique sur ce qui était resté encore à Carthage de son ancien territoire en bonne partie arraché par Massinissa. L’historien Salluste avait pu ainsi, durant les longs mois passés en pays numide, réunir sur son sujet une bonne documentation. Or, on constate que son récit est des plus décevants ; il n’est d’aucun apport en ce qui concerne les motivations et les perspectives de cette guerre, et au surplus, il ne fournit même pas suffisamment d’indications ni de détails sur les opérations militaires. Il y a quelques années, Charles Saumagne, dans un ouvrage intitulé La Numidie et Rome, avait pu avancer des raisons plausibles aux explications simplistes de Salluste.
Celui-ci, rappela-t-il, écrivit son livre vers l’année 40 av.J.-C., c’est-à-dire 65 ans après la défaite du roi numide. Or, souligne Saumagne, l’historien romain avait vécu entre les années 50 et 46 av. J.C. une sorte de «duplication» historique des événements de la guerre de Jugurtha, telle qu’elle s’était déroulée au cours des années 118-105 av. J.-C. A son époque, un nouveau roi de Numidie, Juba 1er, avait choisi, comme son prédécesseur Jugurtha, l’alliance du parti aristocratique, le parti sénatorial de Pompée. Et de même que les Populares avaient trouvé en Marius l’homme qui allait mettre fin à la guerre de 118-105 par une action décisive, de même Jules César, neveu de Marius, avait en 46 av. J.C-. mis fin en même temps au règne de Juba 1er et au gouvernement des Nobles autour de Pompée. Le jugement de Salluste, historien certes mais aussi militant engagé au parti césarien, n’avait donc pu se départir de son parti pris de partisan pour recouvrer la sérénité du chroniqueur. Ce qui explique, semble-t-il, la candeur de ses explications décevantes et simplistes : les Boni homines, alléguait-il, les plébéiens vertueux avaient volé au secours du droit et de la justice en punissant Jugurtha, qui avait spolié des héritiers légitimes ; et de même que Marius, instrument de cette politique vertueuse, l’avait emporté sur les méchants, Jugurtha et nobles romains confondus, de même Jules César avait vaincu les Mali homines, Nobles autour de Pompée et Juba 1er confondus. On retrouve ce diptyque manichéen qui divise les hommes et les Etats en Bons et en Mauvais, avec l’empire du Bien d’un côté et l’axe du Mal de l’autre, dans la bouche de certains présidents des Etats-Unis d’Amérique ; comme on retrouve aussi les mêmes élans vertueux, les mêmes allégations d’équité et d’éthique à chaque intervention de cette grande puissance pour déstabiliser un Etat ou pour le détruire, conformément à ses intérêts et selon ses desseins avoués ou inavoués.
Nous laisserons de côté, dans ce bref aperçu historique concernant les deux royaumes numides, le sort qui fut le leur après la fin du règne de Jugurtha, lorsque sur le trône de Numidie, Rome installa Juba Ier, un roi vassal et soumis; mais nous devons constater, en épilogue, qu’au cours des IIIe et IIe siècles avant le Christ, la fortune des royaumes indigènes avait constamment dépendu de leurs alliances, de la protection de l’une ou de l’autre des deux puissances ; à cette protection, de Carthage ou de Rome, succéda par la suite, après la destruction de la cité-Etat des Puniques, l’allégeance au parti aristocratique ou aux populares, à l’une ou à l’autre des deux factions de la République romaine.
Ammar Mahjoubi