Mohamed Adel Chehida: L’école à bout de souffle en Tunisie
La grève à l’éducation nationale nous laisse un goût amer, le sentiment d’avoir gâché une opportunité est réel. Non pas tant que la grève ait été illégitime mais de mon point de vue à aucun moment les questions de fond concernant notre système éducatif n’ont été abordées.
Que voyons nous autour de nous? Des familles de tous les niveaux sociaux qui se saignent pour que la fille ou le garçon puisse avoir la bonne orientation au lycée qui lui permettra plus tard de franchir brillamment l’obstacle du bac puis accéder à des études supérieurs, sensées offrir le sésame d’une vie meilleure. Tout un programme !
Une course effrénée aux bonnes notes s’est installée dans les familles. Peu importe les moyens ou le niveau réel seul le résultat compte. L’école publique a été déclassée en faveur de l’école privée, les leçons privées sont devenues le quotidien de nos enfants et une source de stress pour les parents. L’ascenseur social est en panne.
Adieu l’enfance et l’insouciance, oubliés les jeux et le sport, finis les dimanches libres. Il faut accumuler des connaissances uniquement pour avoir de bonnes notes. Des jeunesses sacrifiées, gavées de connaissances, incapables de les contextualiser.
Un système de ségrégation sociale s’est installé avec ces fameux lycées pilotes qui ont vidé les autres lycées de leurs éléments les plus doués. Pourtant le mélange nécessaire à l’équilibre des classes et des enseignants est bien connu par les pédagogues.
Une fois le bac en poche, ce n’est guère mieux, puisque la fameuse orientation est basée uniquement sur des critères de sélection (les notes) par ordinateur. Elle est basée sur une équation qui ne tient nullement compte des vocations et des aspirations de l’élève, d’où une sélection et une spécialisation trop précoces. Un énorme gâchis pour les vraies vocations.
Une fois qu’ils ont cru gagner, les élèves seront à nouveau confrontés à la machine à broyer. Les “meilleurs” auront par exemple le score nécessaire pour poursuivre des études de médecine mais… 70 % d’une promotion sera frustrée car seuls 30% auront le résidanat. Ailleurs ceux qui auront la chance d’intégrer les grandes écoles à l’étranger avec des bourses d’Etat ne reviendront jamais travailler au pays et ne garderont avec le pays que le fil familial. Les “moins bons” à 17 ou 18 ans (ce qui ne veut absolument rien dire) seront obligés de faire des études que souvent ils n’ont jamais voulu faire, ils rameront (ironie du sort le droit de quadrupler la première année a été à l'origine de grèves dures) jusqu’à l’obtention d’un diplôme qui leur permettront d’être des chômeurs de luxe…Eux aussi comme ceux qui ont raté le résidanat ne penseront qu’a quitter la Tunisie parfois clandestinement au prix de grands risques. Les voyages de promotion au Canada ou aux USA de certaines écoles prestigieuses ont été arrêtés, sur 150 nouveaux diplômés qui participaient au voyage, seuls 25 revenaient!
Le cercle vicieux de l'exclusion par l'école continuera à s’auto entretenir. Les bons, surtout quand ils ont les moyens, font la course en tête, ils réussissent parfois mais ils sont sans grands repères dans la vie…un peu en marge de la société. Les moins bons? Ils accèderont à l’administration, à l’enseignement et même à la politique et ces derniers vont légiférer, représenter le pays à l’étranger et même discuter des accords internationaux.
Triste évolution de notre école publique, autre fois notre fierté a perdu son prestige. D’où une société stressée avec des déséquilibres entretenus par l'école entre les différentes classes sociales. L’opportunisme est devenue la valeur cardinale dans nos écoles, la médiocratie est devenue la norme au sein d’une classe politique insouciante du futur du pays, la corruption, la haine sociale, le sentiment d’injustice entre les régions et les catégories sociales…ont proliféré.
Je crois que tout dit, certes avec exagération mais ce n’est pas loin de la réalité.
Ayant dit cela que faire pour corriger un processus vicié à la base?
Comment réduire le stress social et économique? Comment apaiser l’ambiance au sein des familles?
Une révolution culturelle? Difficile mais nécessaire. Elle prendra une dizaine d’années sinon plus. Malheureusement ni nos politiciens ni nos syndicalistes actuels ne voudront jamais le déclarer, ils ne promettent que des résultats immédiats et populistes. Les choix audacieux en fonction des besoins du pays ont été rarement faits ces derniers temps.
Le système éducatif doit revenir à sa vocation première. Veiller à garantir l’égalité des chances tout au long de la scolarité. Être tel que les enfants puissent vivre une enfance heureuse, qu’il fasse du sport, qu’ils aient le temps pour faire de la musique, avoir des activités extrascolaires où toutes les classes sociales se mélangent. La liberté de penser doit concerner aussi bien les enseignants que les enseignés.
Pour ce faire nous avons certes besoin d’enseignants bien formés, bien payés et incorruptibles mais ce n’est pas suffisant d’autres mesures concrètes devraient être immédiatement prises.
Avoir le courage d’ouvrir les lycées pilotes à tous ! Car c’est en fin de compte une sélection par les moyens et non par les compétences. Or le rôle de l’école n’est pas de sélectionner. Cela devrait aussi s’appliquer aux écoles privées qui ne doivent plus sélectionner leurs élèves sur la capacité des parents à payer. Les programmes et les volumes horaires doivent être uniformisés quelque soit le système.
Les soutiens scolaires sont nécessaires à certains moments pour certains élèves, n’oublions pas que les échecs scolaires touchent plus de 100 000 enfants par an. L’interdiction des cours particuliers telle qu’elle a été faite est un échec, un leurre, une ruse politicienne qui n’a dupé que les naïfs. Parce que les cours privés ont corrompu les enseignants, les enseignés et le système, ils doivent être absolument bannis. C’est le rôle des directeurs et inspecteurs de se mobiliser pour arrêter cette gangrène.
Enfin il faudrait faire en sorte que les nouveaux bacheliers puissent choisir selon leur vocation aussi et non uniquement en fonction d’un score. Il faut pouvoir offrir une seconde chance à ceux qui n’ont pas le score nécessaire mais de fortes convictions et des vocations pour servir. L’examen de réorientation actuel n’est pas la solution, mais une autre forme de sélection injuste. Il a été lui aussi marchandisé.
Souvenons nous que l’école est à la base de tout, elle fait rêver, elle donne de l'espoir aux classes les plus défavorisées. Elle ne peut pas être une marchandise. Elle ne doit pas être l’objet de corporatismes ou de chantages et encore moins instrumentalisée par les politiciens. Elle doit faire l’objet d’un consensus social.
“You maysayI’m a dreamer but I’m not the only one” J. Lennon
Mohamed Adel Chehida