Hédi Béhi : Mai 68, le jour où j'ai rencontré l'histoire sur mon chemin
La scène se passe en1968, au début du mois de mai, dans une école maternelle à Paris pendant la récréation. Une fillette pas plus haute que trois pommes se dirige vers un panneau planté au milieu de la cour de l’école sur lequel il est écrit : interdiction absolue de marcher sur la pelouse. Elle tente en vain de renverser le panneau, puis se met à courir sur la pelouse sous le regard désapprobateur de sa maitresse. Pourtant, ce panneau existait depuis longtemps et personne n’y trouvait à redire. C’est que la France connait depuis peu, un vaste mouvement de contestation où l’ordre établi est partout mis en question et ce n’est pas un hasard si l’un des graffitis de mai 68 proclame « il est interdit d’interdire».
En débarquant à Orly, le 27 octobre 1967, j'étais à mille lieues de penser que quelques mois plus tard, j'allais rencontrer l'histoire sur mon chemin. Alors qu'en Europe, aux Etats Unis, ou même en Tunisie, la contestation battait son plein sur les campus, dans la France des Trente glorieuses » finissantes, le peuple réputé volontiers frondeur, s'adonnait à l'hédonisme, indifférent à tout ce qui se passait dans le monde. Il est vrai que l’économie tournait à plein régime alors que dans les facultés, une atmosphère de sérénité studieuse régnait. Dans ses vœux du Nouvel an, le général de Gaulle « envisageait avec confiance et sérénité» l’année 68 et citait Verlaine : « Comme la vie est là, simple et tranquille… ». C'était le calme qui précédait la tempête.
Dans un article intitulé « Quand la France s’ennuie, l’un des plus fins observateurs de la vie politique française, le journaliste Pierre Viansson-Ponté constatait dans "le Monde" : « Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c'est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près, ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde. La guerre du Vietnam émeut, certes, mais, elle ne les touche pas vraiment (…) De toute façon, c’est leurs affaires, pas les nôtres. Rien ne nous atteint directement : d’ailleurs, la télévision nous répète au moins, trois fois chaque soir que la France est en paix pour la première fois depuis bientôt trente ans, et qu’elle n’est ni impliquée, ni concernée nulle part dans le monde (…) Les étudiants se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons (…) Personne ne s’intéresse au sort des jeunes chômeurs. En tout cas, « la télévision est là pour détourner l’attention vers les vrais problèmes. L 'état de compte en banque de Killy (NDLR : champion olympique de ski qui venait de s’illustrer aux Jeux olympiques d’hiver de Grenoble), l'encombrement des autoroutes, le tiercé qui continue d'avoir le dimanche soir, priorité sur toutes les antennes de France ».Il conclut par ses mots : « Un peuple peut aussi mourir d’ennui ».
Le 22 mars 1968, des étudiants du département de sociologie, de la faculté des sciences humaines de Nanterre, dans la banlieue de Paris tentent d'accéder au foyer des filles de la faculté. A leur tête, un jeune rouquin de 23 ans, d'origine allemande, Daniel Cohn Bendit qui fera beaucoup parler de lui. Il est le fils d'Erich Cohn Bendit, un réfugié politique allemand installé en France pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Ancien directeur du Secours rouge, il était proche de la philosophe Hannah Arendt. « Dany le rouge » restera dans l'histoire comme l'icône du mouvement de mai 1968.
Personne, y compris le gouvernement et la presse, n'accordera de l'importance à cette affaire, d'autant plus que des faits similaires s'étaient produits au cours des dernières semaines sans porter à conséquence. Ce sera pourtant l'élément déclencheur du mouvement de mai 68. La fronde estudiantine éclatera comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Deux mois plus tard, les universités françaises vont s'embraser à leur tour, les étudiants investiront la rue. Ce ne sera pas une révolte classique où l'on se contentera de revendications banales, mais une véritable révolution qui surprendra le monde entier. La classe politique, toutes tendances confondues, est désemparée, le parti communiste alors au faite de sa puissance qualifie les contestataires d'aventuriers. Ces derniers le lui rendent bien : Cohn Bendit les qualifie de «crapules staliniennes». Seuls quelques sociologues tentent quelques explications: Michel Crozier, auteur de « La société bloquée »: «il faut absolument secouer le carcan que fait peser sur elle la passion de commandement, de contrôle et de logique simpliste qui anime les grands commis, les patrons, les techniciens, les mandarins divers qui nous gouvernent ». Alain Touraine : « Le communisme utopique : « le mouvement de mai combat le passé et révèle l'avenir, il annonce plutôt qu'il ne réalise ; il est à la charnière de la société bourgeoise et de la société technocratique (...) La nouvelle lutte des classes est à la fois combat contre un nouveau pouvoir social et affirmation d'une révolte culturelle, sans que ces deux aspects soient entièrement identifiables l'un à l'autre ».
Pour la première fois, on entendra parler du Pouvoir étudiant et de son prophète Herbert Marcuse, un philosophe juif allemand jusque-là inconnu en Europe, alors qu'on ne jure que par lui sur les campus américains, notamment à Berkeley, bastion de la contestation étudiante aux Etats-Unis. Contempteur du marxisme soviétique, il estime que les jeunes et notamment les étudiants sont appelés à se substituer au prolétariat pour devenir le fer de lance de la révolution. C'est d'ailleurs ce qui explique la méfiance manifestée par les communistes. A aucun moment, les étudiants ne réussiront à faire fusion avec les ouvriers lors de leurs manifestations. Il est vrai que le mouvement de mai conduit va bien au delà d'une simple contestation étudiante, il appelle à une profonde remise en question de la société et à tout ce qui semblait relever de l'ordre naturel des choses. Cela se reflète d'ailleurs dans les graffitis du mouvement : « Sous les pavés, la plage », « Soyez réalistes, demandez l'impossible « l'imagination au pouvoir », "Consommez plus, vous vivrez moins". "Je décrète le bonheur permanent". Des termes font florès : pollution, environnement, écologie, société des loisirs, surconsommation. En fait, plus qu'une jacquerie comme on l'avait pensé au début, on a affaire à une révolution culturelle menée contre «une société conservatrice impossible à réformer, une classe politique discréditée, un mandarinat tout-puissant, accroché à ses privilèges". En quelques semaines, le centre de pouvoir se déplacera de l’Elysée et de Matignon à l’amphithéâtre Richelieu à la Sorbonne ou à l’Odéon. Des débats qui s'y déroulent, je garde des souvenirs impérissables. Entendre des intellectuels brillants comme Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir ou Maurice Clavel débattre sans tabous avec les jeunes des problème de société, était un pur enchantement.
Dans la rue, les heurts entre les étudiants et la police se multiplient, et prennent parfois l'allure d'un bataille rangée avec les fameux CRS (Compagnies Républicaines de Sécurité). le régime est à genoux ; de Gaulle est lui-même désemparé. Il tente de calmer les esprits en proposant des réformes. De guerre lasse, il décide de recourir à l'armée. Pendant 24 heures, il est introuvable. En fait,il est allé à Baden Baden, chez le général Massu, l'homme de la bataille d'Alger qui était à deux doigts de rejoindre «le quarteon de généraux» le 13 mais 1958 à Alger et présentement commandant en chef des forces françaises en Allemagne pour s'assurer de la loyauté de l'armée. Il en revient rasséréné, décidé à en finir avec ce qu'il appelait la chienlit. Il dissout l'Assemblée et annonce des élections anticipées.
A son trentième jour, le mouvement s’essouffle. Le 30 mai, depuis le foyer d’étudiants tunisiens de Monsigny près de l’avenue de l’Opéra, j’entends les clameurs soulevées par le million de manifestants gaullistes, massés deux kilomètres plus loin, sur la place de la Concorde. Du coup, l'opinion publique, apeurée par l'anarchie qui règne dans le pays, bascule après avoir soutenu les jeunes. Aux élections, les gaullistes remporteront la quasi totalité des sièges. Pour les contestataires, ce sera le chant du cygne. Mais ils auront été des agitateurs d’idées, des empêcheurs de tourner en rond, des prophètes qui ont permis de secouer une société indolente et d'attirer l'attention sur des questions qui paraissaient l'évidence même au point que personne n'osait les soulever avant eux, à part quelques lunatiques marginaux comme l'agronome René Dumont, militant écologiste avant la lettre. Ce faisant, ils auront joué pleinement leur rôle «d'intellectuel organique» au sens où l'entendait Gramsci. Ils ont rendu l'injustice plus réelle en y ajoutant la conscience de l'injustice. La France d'après mai 1968 ne ressemblera plus à celle d'avant mai 68, comme il y a eu un avant et un après 14 juillet 1789. La Révolution française avait offert au monde la déclaration universelle des Droits de l'homme, et les idéaux de liberté, égalité, fraternité. Mai 68 a eu le mérite de dessiller les yeux des Français et au-delà de l'Hexagone, la planète à propos des vrais défis qui se posent à l'humanité. Quatre ans plus tard, le Club de Rome proposera la croissance zéro dans un rapport retentissant et évoquera la nécessité de substituer au PNB, le BNB, le bonheur national brut. Les idées de mai ont fait leur chemin : le mouvement altermondialiste qui s'est développé par la suite,les militants écologistes ont une même matrice, mai 68.
50 ans plus tard, les leaders du mouvement se sont embourgoisés. Cohn Bendit est devenu député européen. Populiste, il s'apercevra en apprenant les résultats du Brexit que le peuple pouvait se tromper; Geismar sera promu inspecteur général de l'enseignement supérieur ; André Glucksman rejoindra le mouvement intellectuel d'extrême-droite des «Nouveaux philosophes»; Bernard Kouchner fondera "Médecins sans frontières" et deviendra ministre des Affaires étrangères, Serge July lancera avec d'autres soixante huitards et le parrainage de Jean-Paul Sartre, le quotidien Libération. Mais il n'hésitera pas à faire appel à un Rothschild, l'ennemi de classe d'hier dont le nom évoquait pour lui et ses amis, le vilain capitaliste, pour sauver le journal avant d'en démissionner. Hédi Béhi