Habib Guiza: Consolider la transition démocratique en Tunisie*
Cet article est l’introduction du livre intitulé « Consolider la transition démocratique en Tunisie » et qui est le résultat des travaux que l’Association Mohamed Ali El Hammi de la Culture Ouvrière (ACMACO) a menés depuis la Révolution de 2011 au sein notamment des Universités d’été (2011-2017), auxquels ont participé plus d’une centaine de chercheurs, syndicalistes, acteurs de la société civile de Tunisie et du bassin méditerranéen.
Un changement de paradigme, du nationalisme autoritaire à la citoyenneté
Les réflexions ont été centrées sur la transition démocratique, ses enjeux, ses défis, en analysant le passage de la phase de libération nationale et de construction de l’Etat moderne
fondée sur la culture nationaliste autoritaire, à la phase de la transition démocratique fondée sur la culture citoyenne.
La Tunisie a longtemps cultivé l’idéologie autoritaire, centralisatrice et bureaucratique, subordonnée au parti unique. Si elle avait sa justification dans la lutte contre le colonialisme et l’édification nationale, une telle justification n’est plus acceptable aujourd’hui comme base culturelle.
La Révolution de 2011 était portée par un soulèvement populaire engagé contre le régime antérieur avec sa présidence, sa cour, son parti unique, son administration, son appareil sécuritaire, son système médiatique. Ce modèle a, des années durant, embrigadé le peuple, dilapidé ses potentialités, réprimé ses citoyens, brisé ses aspirations
et pillé une part importante de ses richesses.
La Révolution de janvier 2011 a tourné définitivement la page de l’autoritarisme et ouvert une période de transition démocratique qui constitue un mouvement politique d’avant-garde dans le monde arabo-musulman.
Une société plurielle
Avec la Révolution, la société tunisienne s’est « réveillée » plurielle, diverse, majeure, comme toutes les sociétés modernes. Désormais, elle doit apprendre à vivre avec la diversité.
Cela implique le respect des positions minoritaires (la majorité n’écrase pas la minorité), l’acceptation des divergences (celui qui conteste n’est pas un ennemi à éliminer), en un mot, le pluralisme appliqué à toutes les dimensions de la société : dans le champ politique (pluralisme des partis), des médias (liberté de la presse), des syndicats (pluralisme syndical).
Une transition difficile
Mais le passage de l’Etat autoritaire, patrimonial, à l’Etat démocratique a entraîné la montée de forces centrifuges de nature religieuse, régionaliste et corporatiste, provoquant l’affaiblissement de l’Etat et le relâchement de la cohésion sociale.
Si la transition démocratique a réalisé depuis 2011 des avancées dans le domaine politique et des libertés certes inachevées notamment au niveau du pluralisme syndical et de la décentralisation régionale, elle n’a guère fait de progrès au plan économique et social. Le chômage, en particulier celui des jeunes diplômés, les disparités régionales et les inégalités sociales persistent, et constituent autant de menaces pour le processus démocratique.
Cette situation entraîne deux dangers
L’avancée de l’imposture religieuse dans les rangs d’une jeunesse dévoyée qui veut remplacer par la violence l’échec de la promesse démocratique. Et, à l’opposé, la dérive des classes moyennes et des élites vers le retour d’un pouvoir autocratique qui rétablirait l’ordre par la répression, non par le débat.
Un nouveau modèle de développement
- les devoirs : le paiement des impôts, des cotisations sociales et le respect de la Loi.
- les droits sont multiples:
• les droits civils et politiques,
• l’accès à des services publics de qualité (santé, éducation, justice) ...
• ...et à des espaces ouverts (culturel, économique, social, environnemental, territorial et numérique)
Ce sont aussi des valeurs : civilité, civisme et solidarité, avec une dimension genre.
Afin de consolider les acquis politiques et de combattre ces menaces, il est nécessaire de réviser le modèle de développement en prenant comme priorité l’emploi et la lutte contre toute forme d’inégalité et d’exclusion. L’enjeu est de construire un nouveau contrat social autour de la citoyenneté, fondé sur l’égalité de tous les citoyens et le respect des autres et de leurs différences.
Les conditions de la réussite de la transition démocratique portent donc sur les enjeux suivants : la refondation de l’Etat, du modèle de développement, du mouvement syndical, du fonctionnement de la société civile, et nécessitent la construction d’une force pour porter dans la société ces idées nouvelles, le Mouvement Social Citoyen (MOSC).
1. Refonder l’Etat
(où doit-on placer la déconstruction de l’Etat national autoritaire notamment son héritage makhzenien néo-patrimonial ?)
La transition démocratique nécessite de refonder l’Etat pour passer de la forme autoritaire, avec son héritage makhzenien néo-patrimoniale à celle d’un Etat stratège et démocratique.
Un Etat stratège, qui prenne en charge les fonctions de coordination et d’élaboration participative d’une vision d’ensemble et cède la mise en oeuvre aux autres acteurs (Secteur public, Secteur privé à but lucratif et Tiers secteur basé sur la solidarité).
L’État stratège construit et applique des politiques publiques en mobilisant les organes représentatifs (Parlement) et en suscitant la participation des acteurs de la société civile, notamment les acteurs de l’Economie sociale et solidaire (ESS).
Politique comme partenaire de la société politique composée des partis qui respectent la Constitution et jouent leur rôle dans le cadre de la démocratie représentative et de la société civile (dont le mouvement syndical) comme contre-pouvoir, dans le cadre de la démocratie participative;
Economique et social comme partenaire des trois secteurs d’activités (Public, Privé et Tiers secteurs) pour la mise en place d’un nouveau modèle de développement partenarial numérique et écologique.
L’Etat stratège assure une fonction de redistribution par son action dans la sphère sociale (protection sociale, garanties et droits sociaux, lutte contre l’exclusion et les inégalités).
L’Etat stratège a un droit, celui de prélever l’impôt et les cotisations sociales Il a aussi un devoir, celui d’assurer le fonctionnement de services publics de qualité (santé, éducation, justice...) et une redistribution pour corriger les effets du marché.
L’État stratège promeut des partenariats Public / Privé / Tiers secteur (ce dernier composé des syndicats, associations, coopératives, fondations et mutuelles), valorisant en particulier l’apport de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) portée par le Tiers secteur.
Dans l’équilibre partenarial entre Etat, Entreprises lucratives et Tiers secteur, seul l’Etat a la légitimité démocratique car il est redevable devant les citoyens à travers les élections, tandis que les entreprises, les associations et l’ESS n’ont de comptes à rendre qu’à leurs organes
internes. C’est pourquoi l’Etat garde sa spécificité, comme garant du fonctionnement démocratique de l’ensemble de la société.
Au total, une gouvernance qui résulte d’un compromis entre les trois systèmes de valeurs : 1/ celles provenant de l’Etat (redistribution et équité), 2/ celles provenant du Marché (efficacité et compétition) et 3/ celles du Tiers secteur (solidarité et réciprocité, don).
2. Refonder le modèle de développement
Le nouveau modèle de développement partenarial s’inscrit dans une triple transition : démocratique, numérique et écologique.
a. Transition de l’économie classique à l’économie numérique
Les formes du système économique porté par l’industrialisation et la production de masse (« l’économie fordiste ») sont désormais obsolètes. L’irruption à grande échelle de l’informatique et la mondialisation des échanges les ont bouleversées irréversiblement.
La transition de l’économie fordiste à l’économie numérique nécessite un nouveau contrat social citoyen.
Vers des relations au travail plus volatiles. Le fordisme a produit des institutions compatibles avec son système de production, notamment le salariat. L’économie numérique, elle, développe de nouvelles formes de liens avec le travail, plus individuelles mais aussi plus précaires, avec la coexistence, pour un même individu, de plusieurs statuts (entrepreneur, auto-entrepreneur, travailleur indépendant, adepte de l’économie collaborative). Or l’économie numérique n’a pas encore créé les institutions compatibles avec son système de production, ce qui crée le risque d’une aggravation des inégalités.
Avec l’économie numérique, quelle protection sociale pour les travailleurs?
La « flexicurité » offre une solution qui permette d’adapter nos systèmes de protection sociale à la nouvelle économie.
Son principe est que le marché du travail peut être dérégulé pour faciliter l’embauche et le licenciement, dès lors que les individus ont un accès garanti à un revenu de base, à la sécurité sociale, au logement et à la formation, quelle que soit leur situation professionnelle.
La solution minimaliste adaptée à l’économie numérique est celle du revenu minimum universel et inconditionnel. Si nous y parvenons, nous aurons réussi à transposer l’essentiel de nos acquis sociaux dans les nouvelles formes de l’économie. Si nous échouons, nous perdrons une part de ces acquis.
Rompre avec la culture pyramidale
Au-delà de la protection sociale à réinventer, le passage à l’économie numérique nécessite de rompre avec le fonctionnement pyramidal et centralisé des organisations, qui
était adapté à l’économie fordiste, et favoriser les organisations agiles et innovantes de l’économie numérique. Il appartient à l’Etat de se défaire de sa forme centralisée et de s’ouvrir à ces nouvelles pratiques.
Le domaine numérique bouleverse en effet les rapports politiques et ouvre de nouveaux espaces citoyens, porteurs de nouvelles approches dans les relations entre individus et institutions.
Au-delà de l’économie, de nouveaux comportements citoyens peuvent s’inventer, comme le montrent dans divers pays les succès des « mouvements », tandis que s’effondrent les partis politiques traditionnels. Le Mouvements Social Citoyen (MOSC), partie intégrante de la mise en place d’un nouveau modèle de développement, se construit à partir de ces pratiques nouvelles, alliant le numérique (virtuel) et les relations sociales (réelles).
b. L’intégration de l’économie informelle dans l’économie formelle
L’économie informelle représente près de 50% du PIB et plus de 50% de la main d’oeuvre. Ce phénomène a toujours existé, comme partout dans le monde, mais il s’est aggravé après la Révolution, avec l’affaiblissement du contrôle de l’Etat, entraînant une perte de recettes fiscales estimé à 2 milliards de dinars par an. Ce phénomène touche tous les secteurs et pèse sur l’économie, sur la valeur du dinar et la sécurité du pays. Il faut cependant distinguer deux formes d’économie informelle. L’une porte sur la contrebande et la spéculation : elle doit être combattue par la loi et la force publique. L’autre est pratiquée par les petits commerçants et constitue leur source de revenu. Ces commerçants doivent être intégrés au secteur formel, soumis au système fiscal et bénéficier d’une couverture sociale.
c. Pour une transition environnementale
En complément, il est indispensable de faire du facteur environnemental une composante du développement, en l’intégrant dans l’ensemble des champs politique, social et économique.
La Tunisie a besoin de ce type de développement qui favorise en même temps la création de richesses et d’emplois, la satisfaction des besoins sociaux de toutes les composantes de la société et le respect des équilibres environnementaux pour les générations futures.
Le développement des structures locales et régionales (décentralisation) contribuera à la promotion de cette nouvelle approche.
d. Des institutions pour assurer le fonctionnement articulé des trois secteurs
Pour assurer une articulation dynamique entre les trois secteurs (Public, Privé et Tiers secteur), il convient de relancer le Conseil Economique, Social et Environnemental qui inclura des universitaires, aux côtés de représentants de l’Etat, du secteur privé, du secteur public et du Tiers Secteur.
Ce Conseil doit englober le Conseil National du Dialogue Social pour assurer une véritable concertation sociale avec la participation de tous les partenaires représentant les organisations syndicales, les travailleurs et le patronat dans leur diversité.
3. Refonder le mouvement syndical
La refondation syndicale sur la base de la citoyenneté nécessite de rompre avec la culture nationaliste (unanimisme anticolonial, centralisme exclusif, bureaucratie tentaculaire, personnalisation du pouvoir, refus de la diversité d’opinions...) issue de la culture du « parti unique », auquel a correspondu celle du « syndicat unique ».
Pour répondre aux exigences nouvelles, il importe de reconstruire le mouvement syndical tunisien sur la base de la culture citoyenne, en rapport avec la transition démocratique et la citoyenneté dans toute sa portée : civile et politique, culturelle, sociale, territoriale, écologique et numérique.
La refondation syndicale est ainsi appelée à changer de paradigme sur la base de la citoyenneté, en proposant un contrat social citoyen ayant pour socle : droits syndicaux, emploi décent pour les jeunes, services publics de qualité.
La reconstruction doit intégrer enfin les bouleversements introduits par l’irruption de l’économie numérique, et la nécessaire prise en compte de la protection de l’écosystème qui changent radicalement les formes de pensée et de fonctionnement du mouvement syndical.
La refondation syndicale nécessite la transition du syndicat politico-syndicalo-corporatiste au syndicat citoyen.
4. Refonder le fonctionnement de la société civile : le cas de RETICEL
La bonne marche du modèle partenarial tripartite (Public, Privé et Tiers secteur) nécessite une société civile dynamique pour animer le Tiers secteur. Si la Révolution tunisienne a permis de doubler le tissu associatif, composante majeure du Tiers secteur, celui-ci reste faible, sans moyens humains ni financiers. Le projet RETICEL (Renforcement du Tiers Secteur Local), porté par l’ACMACO, a visé à combler cette faiblesse. La société tunisienne est marquée par une culture de solidarité, d’entraide et de travail collectif qui peut favoriser l’émergence d’une Economie Sociale et Solidaire (ESS) sous une forme structurée et organisée. Cette économie peut constituer un tremplin pour le développement économique local, régional et national. L’ESS est réputée pour sa capacité dans les domaines délaissés par le public et le privé : accompagnement des micro-entreprises, des petits exploitants agricoles, projets de développement local, promotion économique de la femme, valorisation des produits du terroir, prise en charge de la dépendance, lutte contre l’analphabétisme, contre l’exclusion sociale...
Les études régionales menées dans le cadre de RETICEL ont pu identifier les potentialités de différentes zones du pays en termes économiques, mais aussi les acteurs du Tiers secteur (et de sa composante ESS) prêts à jouer leur rôle comme une force de développement territorial. Moyennant des réformes (élaboration d’un cadre réglementaire, création d’institutions de soutien et « mise à niveau » comme celui mis en place pour les entreprises industrielles
dans les années 90), le Tiers secteur pourra constituer un pilier du nouveau modèle partenarial que l’ACMACO propose, avec un Etat stratège et un secteur privé innovant et non rentier.
La mise en oeuvre de RETICEL a montré l’importance d’instaurer de nouvelles relations entre société civile et autorité publique, de quitter la culture autoritaire de l’Etat afin de mobiliser, dans des logiques territoriales, les potentiels des acteurs locaux sur les dimensions environnementales et numériques afin de créer de l’emploi avec le souci d’un meilleur équilibre régional.
5. Le Mouvement Social Citoyen (MOSC), outil de mobilisation pour mettre en place ce nouveau modèle de développement
Le nouveau modèle de développement partenarial n’a pas vocation à rester un exercice théorique. Son avènement passera par un dialogue profond qui traverse toute la société tunisienne. Pour mener ce dialogue, pour mobiliser la société autour d’une citoyenneté renouvelée, l’ACMACO met en place le Mouvement Social et Citoyen (MOSC), force sociale apte à porter ce projet dans la société.
Cette force sociale ne peut être un parti politique:
La Tunisie regorge de partis politiques très peu crédibles dans la société, comme c’est le cas dans de nombreux autres pays autour de la Méditerranée (Algérie, Maroc, Espagne, France, Italie, Grèce).
Il s’agit de lancer un Mouvement, inspiré par la démocratie participative, ouvert à tous les individus sans distinction de genre, de formation, de croyance. Un Mouvement rassemblant de citoyens conscients de leurs droits civiques et politiques, mais aussi de leurs devoirs : respecter la loi, payer ses impôts. Un Mouvement sans ambition électorale directe, mais qui sera exigeant vis-à-vis des politiciens qui aspirent aux postes de pouvoir avant et après les élections. Ce Mouvement Social et Citoyen se construit en s’appuyant sur la citoyenneté conquise depuis 2011. Mais une citoyenneté enrichie de plusieurs dimensions : juridique (droits et devoirs), mais aussi culturelle, sociale, économique, numérique et écologique.
Références bibliographiques
• Tunisie 2040 : Le renouvellement du projet moderniste tunisien.
• Etudes sur le tiers secteur – avril 2012.
• Le modèle québécois : un horizon théorique pour la recherche, une
porte d’entrée pour un projet de société - Benoit Lévesque 2002
• Les alternatives au modèle néo-libéral : l’apport de trois années
des cahiers Alternatives Sud : François Houtard.
• Développement de l’économie sociale et solidaire en Tunisie :
pistes et propositions du projet RETICEL – décembre 2017.
*Cet article est l’introduction d’un livre en cours de publication sur la consolidation de la transition démocratique en Tunisie
Habib Guiza
S G de la Confédération Générale Tunisienne du Travail ( CGTT)
Président de l’Association Mohamed Ali El Hammi de la Culture Ouvrière (ACMACO)