Fathi Ben Haj Yahia: Ma première rencontre avec Salah Zghidi
Figure emblématique de la gauche et du syndicalisme, Salah Zghidi nous a quittés début avril dernier. Son compagnon de lutte, Fathi Ben Haj Yahia, lui rend un vibrant hommage. Longtemps j’ai plaisanté avec lui sur le mode, sans doute un peu facile, de «Sayeb Salah». Mais c’est lui qui a fini par nous lâcher. Ma première rencontre avec Salah Zghidi, que je connaissais de renommée, s’est passée dans un endroit pas comme les autres, dans des conditions insolites, voire surréalistes.
C’était à la fin de l’été 1975, à l’occasion de nos allers-retours de la Prison civile au Palais de Justice à l’occasion du fameux procès d’«El Amel Ettounsi». On était une centaine de jeunes, et Salah Zghidi était notre aîné, à être traduits devant la Cour de sûreté de l’Etat. On nous ramenait ce jour-là par groupes, dans des fourgonnettes sécuritaires, vers nos cellules. Dans un autre pavillon de la prison, le pavillon H, étaient parqués une cinquantaine d’autres camarades dont Hichem Abdessamad, Mongi Amami, Omrane Alouane, Farhat Kammarti et... Salah. Celui-ci, était un cumulard des séjours en prison, le plus rodé de nous tous en politique et surtout le seul à ne pas appartenir à l’organisation. Bien qu’indépendant, il était farouchement solidaire avec nous et n’a jamais renié devant la police ses sympathies envers les camarades arrêtés ni avec la cause commune.
Je ne sais quelle mouche m’a piqué, ce jour-là, de vouloir exhiber ma bravoure, du haut de mes vingt et un ans, et accomplir une mission dont je me sentais investi: celle de convertir les récalcitrants (dont Salah, Hichem et d’autres) à la cause de l’unité arabe que la section de l’étranger avait adoptée sous l’instigation du camarade Néjib Chebbi. Les camarades de l’intérieur étaient dubitatifs et il fallait les «édifier» en la matière afin que la dimension arabe de la Révolution soit solidairement assumée face au pouvoir. Profitant d’une distraction des gardiens, je me suis donc glissé vers le pavillon H en me mélangeant à ses locataires. Une ou deux heures après, la sonnette d’alarme s’est mise à retentir et l’alerte générale a été donnée lorsque les gardiens ont constaté mon absence de ma cellule habituelle. Celle-ci était trop exiguë à mon goût, c’était la seule justification que j’ai donnée au directeur plus tard pendant l’interrogatoire. J’étais décidé à passer la nuit au pavillon H et j’ai profité de ce petit répit pour débiter une longue palabre dont j’ai oublié la teneur mais qui a laissé Salah et les autres camarades médusés face à tant de… débilité, de non-sens ou d’énormité; ce qui revient à peu près à la même chose.
N’empêche, les copains étaient tous très chaleureux et émus de me voir mais ils avaient peur pour moi des représailles et pitié du maton du pavillon H qui s’est laissé berner. On a décidé de le rappeler afin de mettre fin à «la cavale du prisonnier à l’intérieur de la prison» et soulager ainsi tout le monde, gardiens et directeur compris.
Depuis, Salah n’a cessé de me taquiner sur cet épisode et surtout sur mon panarabisme si archaïque et sans aucun rapport avec notre credo «internationaliste prolétarien».
Je l’avais retrouvé à ma sortie, cinq années et quelques mois plus tard. Une indéfectible amitié s’est nouée entre nous depuis. Il m’a toujours encouragé à écrire et nous avons collaboré un certain temps au journal Ettarik Al-Jadid. Il était responsable de la partie française tandis que j’écrivais dans la partie arabe. En 2007 ou 2008, nous avons décidé, à son initiative, de créer une association de défense de la laïcité en Tunisie avec Nabil Azouz et quelques autres. Elle n’a jamais obtenu d’autorisation mais nous avons développé ensemble une réflexion assez poussée en la matière et même préparé le numéro zéro d’une revue qui ne verra pas le jour.
J’aimais sa capacité à se démultiplier d’un créneau à l’autre: de la politique active à la réflexion, du syndicalisme à la défense des droits de l’Homme...Sans jamais se départir de sa jovialité et d’une douceur infinie avec ses proches. D’autres amis et camarades parleront mieux que moi de son long parcours depuis son adhésion au Parti communiste tunisien, de son indépendance intellectuelle, de sa résistance à l’embrigadement partisan, de son rôle au sein de l’Ugtt, du dernier combat de sa vie contre l’islam politique…
Je n’étais pas toujours d’accord avec Salah et je me souviendrai toujours de ses emportements. Surtout lorsque la discussion achoppait sur la question des rapports avec les islamistes. Il ne supportait pas le moindre louvoiement sur la question. Et mes pauvres incertitudes l’exaspéraient. Je finissais souvent par capituler. Comment tenir tête à un homme capable de discuter dix heures d’affilée avec le même entrain.
La proverbiale endurance de Salah était aussi celle-là: il ne lâche jamais le morceau, ni face aux pouvoirs, ni face aux amis.
Les saintes colères de Salah font partie de la panoplie hétéroclite de notre gauche. Chez lui, la politique et les idées coïncident toujours. Et comme tel, il est un de nos solides repères dans le maquis de la post-Révolution, comme il a été un exemple de rectitude et de courage avant.
Quant à moi, je garderai toujours présent dans ma mémoire mon ultime rencontre avec lui, quand je me suis faufilé dans le service de réanimation pour le voir, ne sachant pas que c’était pour la dernière fois. Mériem, sa fille, lui a annoncé que j’étais là. Je lui ai tenu la main. Il a à peine ouvert les yeux, m’a pressé la main à son tour et esquissé un sourire qui n’avait pas besoin de mots pour dire tant de choses...
Il m’en a dit mille fois plus que je n’en ai balbutié dans cette note.
Fathi Ben Haj Yahia