Ezzeddine Larbi: Propositions de Sortie de Crise en Tunisie
Plusieurs analystes jugent la situation économique en Tunisie alarmante et craignent que la transition démocratique n’échoue pour cette raison. Depuis la révolution, la Tunisie est confrontée à la dégradation de ses finances publiques liée au poids des dépenses courantes dans le budget. En effet, l’explosion de la masse salariale, dû en grande partie au recrutement massif dans la fonction publique durant les années 2012 et 2013, ainsi que la difficulté à mettre en œuvre des réformes structurelles n’ont pas rendu la tâche facile. Depuis 2011, la croissance moyenne estdemeurée inférieure à son niveau potentiel de long terme estimé autour de 5%. La croissance moyenne sur la période 2011-2016 s’est élevée à 1,47% contre 3,6% sur la période 2008-2010 suivie d’une croissance de 1% en 2016 et de 1,9% en 2017. La Tunisie produit, de fait, moins de richesse par tête d’habitant depuis 2011. La croissance du PIB par tête - qui est également un indicateur général de productivité - a chuté depuis 2000 passant de 3,3% à moins de 0,8% en 2016. Selon la classification de la Banque Mondiale, la Tunisie est depuis août 2016 un pays à revenu intermédiaire (PRI) de faible revenu.
La détérioration de la situation économique actuelle a déjà eu comme conséquences un retard dans le décaissement de la deuxième tranche du Fonds Monétaire International, (le décaissement espéré dela troisième tranche du FMI étaitprévue pour Mars 2018 et reportée pour fin juin 2018) ainsi que les approbations et le décaissement espéré des appuis budgétaires des institutions multilatéralestelles que la Banque Mondiale et la Banque africaine de développement.Lesnotations du crédit souverain de la Tunisie ont été aussi révisées à la baisse par les agencesde notation soulignant ainsi les difficultés macroéconomiques et le ralentissement du rythme des investissements directs étrangers –IDE-. De plus, La Tunisie se retrouve de nouveau sur une blacklist début février 2018 parmi les pays à risque en matière de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme aussitôt retirée de la liste des paradis fiscaux par l’Union européenne en Janvier 2018.
Les conséquences pourraient être à la fois néfastes et profondes si cette crise n’est pas adressée à temps. On pourrait notamment s’attendre à une érosion progressive des investissements directs étrangers, des financements en faveur des investissements ciblés dans la stratégie de développement et à une insatisfaction croissante de la population déjà sujette à une détérioration de son pouvoir d’achat et à un niveau d’accès insatisfaisant aux services sociaux de base. Le Gouvernement mène un rythme trop lent par rapport aux dépenses de développement alors que le pays dans une quasi « économie de guerre » où l’Etat doit agir efficacement et rapidement.
Ce contexte fait ressortir très clairement l’urgence de la mise en œuvre par le Gouvernement d’actions vigoureuses pour juguler de manière irréversible la crise actuelle et s’accorder sur la nécessité d’un compromis et d’un sursaut national sinon cela revient à ne pas porter assistance et secours à une économie et un modèle social, si perfectible soit-il, en danger.
Les actions ainsi proposées sont à la mesure de l’extrême gravité de la situation macroéconomique actuelle. La priorité la plus urgente est de mettre en œuvre une politique de rigueur nécessaire à la relance qui ne peut se réaliser sans la mise en place de grandes réformes. Ne rien entreprendre dans l’immédiat, voire même tarder et ne pas accélérer pour rattraper le rythme qui soit de nature à provoquer un choc de compétitivité et de croissance condamnerait la Tunisie pour longtemps au déclin économique et à la régression sociale. Il est grand temps d’en finir avec la période d’attentisme qui hypothèque la croissance et la relance de la dynamique du développement économique. On ne peut pas raisonner comme au temps de la Tunisie d’auparavant, le jeu n’est plus exclusivement tunisien. Refuser au nom de considérations idéologiques précédentes d’avancer dans les reformes, c’est se priver maintenant d’opportunités de création de richesse et d’emploi pour le pays.
Actions proposées
Toutes les mesures nécessitent des actions clés à mettre en œuvre par une Administration et des institutions qui sont prêtes à les exécuter efficacement. Des reformes sensées peuvent être battues en brèche voire échouer par un tissu d’institutions peu préparé et qui tarde à relever le défi de la performance.
Au niveau de la modernisation de l’Administration et des négociations avec les communautés et institutions financières internationales il y a lieu de:
1. Moderniser les services publics afin de débureaucratiser la machine administrative et instaurer le «lean management» à l’instar du Brésil avec le Ministère de la Débureaucratisassions et le New Public administration au Royaume Uni. Dans ce cadre, afin de propulser et créer la dynamique de changement, l’instauration d’une structure de haut niveau à l’instar d’un « Council of Economic Advisors » rattaché au plus haut niveau de l’Etat, et la mise en place d’une « Delivery Unit » unité spécialisée en charge de «Monitoring et évaluation » pour le suivi de la mise en œuvre de réformes qui regroupe des grandes compétences indépendantes et des représentants des instances des divers secteurs public et privé apporterait une vision claire en matière de relance et développement économique. Le Conseil et l’Unité de suivi et d’évaluation conseilleront et veilleront sur la cohérence et la coordination entre les différentes institutions étatiques, les conseils d’analyse économique et financier, et l’institut d’émission. Afin d’avoir un réel impact le Conseil et l’Unité de suivi et d’évaluation feront leurs recommandations directement auxplus hautes autorités de l’Etat.
2. Renforcer la capacité des experts tunisiens en matière de préparation des dossiers et de négociation avec les instances et les institutions internationales particulièrement avec les instances Européennes et le FMI:
• Au niveau de l’Union Européenne:
Moins d’un mois après avoir été retirée de la liste de paradis fiscaux en janvier 2018, la Tunisie se retrouve de nouveau blacklistée début février 2018. Certains considèrent qu’il s’agit d’un excès de zèle du côté européen et d’autres pointent une défaillance de la diplomatie tunisienne, du savoir-faire et du manque de compétences de plusieurs institutions étatiques.Le fonctionnement et l’efficacité du Gouvernement et de la Banque Centrale, laissent à désirer dans cette affaire, Comment peut-on admettre être sur deux blacklists consécutifs en moins de trois mois (décembre 2017-février 2018), alors que le gouvernement s’est doté d’un secrétaire d’Etat à la diplomatie économique. Quid du bilan ? Les responsables et techniciens tunisiens ne sont pas suffisamment à la hauteur de leurs tâches leur permettant d’agir à temps et de bien préparer des dossiers de haute qualité. Le rapport du Groupe d’action financière (GAFI, institution internationale, créée en 1989) chargé de l’examen des mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, a justifié sa décision d’inclure la Tunisie dans la liste des pays ayant des failles stratégiques dans leur système de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme et l'a placé dans la « catégorie des pays à haut risque non coopératifs ».La Banque Centrale a mentionné début février 2018 que le GAFI a décidé de réviser le classement de la Tunisie en la plaçant dans la catégorie, dite, des « pays sous surveillance », classification qui désigne les pays qui sont en train d’améliorer leur dispositifs et ayant des engagements fermes dans ce sens.
Toutefois, la commission Européenne n’a pas suivi les recommandations du GAFI en incluant la Tunisie dans la liste des pays ayant des failles stratégiques dans leurs systèmes de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Les députés européens ont suivi la décision en premier lieu en commission des affaires économiques et monétaires puis en votant le 7 février 2018 en plénière, la classification de la Tunisie dans cette liste.
Même si certains considèrent que cette décision est politique et non pas économique, la Tunisie avait échoué à circonscrire l’affaire, faute de communication efficace et du manque de coordination entre la Banques Centrale et les Institutions Etatiques.Plusieurs experts ont aussi attribué cet aboutissement au fait que la distribution des tâches sensibles dans le gouvernement tunisien s’est faite sans réellement prendre en compte la grande expérience,ni la connaissance profonde et ni le grand savoir-faire requis dans ce dossier. La Tunisie doit bien préparer son dossier auprès des membres du Parlement Européen et fournir un véritable effort de lobbying afin de les convaincre de sa bonne conduite. Les paroles et les intentions ne servent à rien, il faut aujourd’hui de la vraie action.
Actions à très court terme
• Commission Tunisienne des analyses financières -CTAF
- Adresser les dysfonctionnements pointés par le GAFI au sein du service de renseignement financier Tunisien et faire le suivi en temps réel.
- Développer le système de sanctions et augmenter l’efficacité de la détection des transactions financières douteuses, et de suivi du secteur associatif.
- Mettre en œuvre dans leur système la lutte contre blanchiment des capitaux - Anti-Money Laundering
• Gouvernement :
- Designer un Responsable de haut niveau chargé de l’UE et fournir un véritable effort de lobbying afin de convaincre techniquement et diplomatiquement le partenaire Européende la mise en œuvre des reformes
- Ouvrer rigoureusement et efficacement afin de convaincre le Parlement Européen de faire sortir la Tunisie de cette liste noire et de préserver l’image de la Tunisie à l’étranger vu son besoin vital d’investissements étrangers.
• Au niveau du FMI:
Le programme du FMI ne doit pas être juste un ou des documentsconçus à Washington pour être appliqués à la Tunisiepays comme n’importe quel autre pays sous-programme avec le FMI. C’est la haute compétence technique en matière macroéconomique opérationnelle qui est hautement exigée par les temps qui courent pour bien défendre ledossier de la Tunisie et réussir à faire changer d’avis certains par la sincérité technique des réponses. Il y a là un souci de souveraineté car les bailleurs de fonds ont parfois, sinon souvent, pressés la délégation tunisienne comme un citron, par des questions, auxquelles la délégation tunisienne n’a pas était bien préparée, car les réponses des responsables n’étaient pas parfois logiques pour les techniciens, purs et durs, de ces institutions. Un besoin urgent de coaching des responsables et de la désignation d’un leader rompu aux négociations macroéconomiques opérationnelles au niveau de la Banque Centrale est plus que nécessaire dans cette phase délicate de discussions avec les bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux et particulièrement le FMI.
L’appréciation externe du risque Tunisie, fait encore peur aux investisseurs et aux bailleurs de fonds qui ne voient toujours pas les effets des réformes et des améliorations. Le grand problème pour les bailleurs de fonds, reste les déficits jumeaux budgétaires et courant- et l’avancement des réformes. Il s’agit de :
Actions à court terme: Réhabiliter la stabilité macroéconomique
• Au niveau du déficit budgétaire :
- Montrer à la population que l’effort demandé doit être partagé par toutes les catégories de la population: la réduction des dépenses ayant des effets sur les catégories les plus vulnérables doit être accompagnée par une réforme de la fiscalité ayant pour objectif un effort supplémentaire de la part des détenteurs de capitaux
- Revoir l'impôt forfaitaire pour soumettre les entreprises qui sont sous ce régime de l'impôt de passer sous le régime de l'impôt réel.
- Demander une contribution supplémentaire de la part des détenteurs de capitaux en instituant un impôt sur les dividendes sachant que cet impôt est un impôt sur le revenu et non pas un impôt sur la fortune.
- Réduire le nombre de fonctionnaires de 20% sur 4 ans et ce par une politique de départ volontaire. Le nombre de fonctionnaires d’Etat serait passé de 580.000 en 2011 à 650.000 en 2015. Il s’agit cependant d’estimations, aucun rapport annuel sur l’état de l’administration n’étant produit en Tunisie. En ajoutant les personnels des entreprises publiques estimés à 200.000, la Tunisie compterait actuellement 850.000 agents publics.
- Maîtriser les différentes subventions en particulier celles de l’énergie et améliorer le ciblage des bénéficiaires des programmes d’assistance sociale.
- Accélérer la réforme du système fiscal afin de réduire l’évasion d’impôts el le commerce parallèle mais aussi d’alimenter le budget de l’Etat.
- Adopter un programme de privatisation de certaines entreprises publiques et préparer une feuille de route.
- Revoir les modalités de financement interne du déficit budgétaire en baissant les taux d’intérêt sur les bons du Trésor (le niveau élevé actuel de ces taux et le refinancement auprès de la Banque Centrale permettent aux banques de réaliser des bénéfices anormaux en temps de crise).
• Au niveau du déficit courant :
- Montrer que la Tunisie a des engagements auprès de l’OMC. L’amélioration de la situation ne peut provenir que d’une politique de change efficace et des accords bilatéraux pour réduire les déficits avec chacun des pays.
- Continuer à adopter une politique de change flexible afin de retrouver le taux de change d’équilibre.
- Agir sur les importations en demandant à nos partenaires avec qui nous avons un déficit significatif (Chine, Turquie), un moratoire en réduisant ces importations et demander la révision des accords signés avec ces pays.
Mesures clés à moyen et long terme: Retrouver un sentier de croissance élevé créateur d’emplois
- Mettre en œuvre une politique industrielle susceptible de générer les transformations structurelles afin de réaliser une montée en gamme, une plus grande diversification et une plus forte participation de la productivité globale des facteurs à la croissance;
- Entreprendre les réformes nécessaires du système éducatif et du marché du travail avec pour objectif (i) d’assurer une meilleure qualité de l’enseignement capable de réaliser une meilleure adéquation entre le système éducatif et le système productif ; et de revoir les politiques actives de l’emploi (ii) de préparer la génération du millénaire et les suivantes à des métiers qui n’existent pas encore.
- Etablir une Feuille de Route et un plan d’action pour faire de la Tunisie une destination numérique internationale, pour créer des emplois, et renforcer l'usage des TIC dans tous les secteurs d'activité et faire de ce secteur, à terme, la première source de recettes fiscales pour l'Etat.
- Mise en œuvre du Public Private Partnership –PPP- afin de promouvoir l’investissement privé notamment à l’intérieur
Quant à la politique de communication il y a lieu de:
- Adopter et mettre en œuvre une politique de communication claire, cohérente et efficace, essentielle au succès de l’action publique pour assurer la conviction des citoyens et de toutes les parties prenantes du bien-fondé et de la nécessité desdites réformes, du partage des coûts, et, à terme, de leurs dividendes. Il reste maintenant à la plus haute autorité de faire plus sa part du travail, celle qui consiste à parler au peuple pour lui dire la gravité et la vérité de la situation et pas leur mentir par omission et l’appeler à reprendre le travail et à redoubler d’effort pour remettre son économie en marche et ne pas décevoir tous ceux qui attendent un avenir meilleur de la révolution. La Tunisie pourrait croître à deux chiffres si certaines décisions douloureuses mais nécessaires sont mises en œuvre.
- Appliquer les lois, dont celles relatives à la lutte contre la corruption, aurait, en remettant un certain ordre, un effet collatéral immédiat avec l’accélération d’une série de processus, tels que celui de la justice transitionnelle. Une équipe au service du pays et faisant fi des considérations partisanes devra aussi communiquer sur ce qu’elle fait et sur sa méthode, afin de fédérer autour de son action, mais aussi de convaincre les Tunisiens de la nécessité d’être patients et de consentir des sacrifices.
- En finir avec une transition qui perdure depuis 2011. « Il faut un gouvernement de courage et de compétences. L’autorité pour rétablir celle d’un État affaibli, car presque tous les dossiers revêtent un caractère d’urgence absolue. Raison de plus pour que le gouvernement se tienne à égale distance des partis, un gage d’indépendance et d’objectivité qui rassurerait une population échaudée par les conflits partisans. La Tunisie saura éviter une perspective sombre par la mise en place dans les meilleurs délais de la trame de mesures évoquées Ceci donnerait un signal fort permettant d’espérer un rapide rétablissement de la stabilisation macroéconomique et permettrait au pays de concrétiser et utiliser tout son potentiel pour relancer véritablement la croissance et devenir un Tigre de la Méditerranée.
Ancien Economiste Principal et Economiste en Chef à la BM et à la BAD