Mohamed Kasdallah: Repenser en profondeur la complémentarité du continuum Défense-Sécurité
En dépit d’un effort considérable d’adaptation à un contexte nouveau, les missions des forces armées demeurent marquées par un questionnement quant à la répartition des tâches avec les forces de sécurité intérieure en matière de combat antiterroriste. Les autorités civilo-militaires persistent à les employer pêle-mêle sans prendre en considération les principes directeurs ayant traits à l’inadaptation, l’indisponibilité, l’insuffisance et l’incapacité des unes et des autres de ces forces pour assurer certaines missions.
Le rapprochement des missions des deux parties suscite parfois une problématique de rivalité entre les différents corps. La présence de syndicats puissants au sein des forces de sécurité n’est pas sans attiser souvent les tensions.
La question du renseignement est un bon exemple de ce choc des cultures. Alors que le travail d’état-major dans l’armée repose en grande partie sur le dialogue entre le «renseignement» (S2) et l’ «opération» (S3) pendant que le principal service de renseignement intérieur agit sous le sceau du secret de l’instruction ou sous le contrôle du parquet.
Mieux coordonner pour mieux commander
C’est une évidence, mais force est de constater que l’emploi de forces continue de souffrir d’un manque de coordination centrale. Ces difficultés sont perceptibles déjà entre les trois armées par manque du poste d’un Chef d’Etat-Major Général ; également entre l’Institution Militaire et les Forces de Sécurité Intérieure par manque d’un élément de coordination centrale.
La culture d’état-major implique non seulement une coordination dans la conduite des opérations mais également dans la planification et la mise en commun du renseignement Or, c’est justement sur ces deux points que la coopération interministérielle doit pouvoir s’améliorer.
Sur le plan du renseignement, il est crucial qu’un futur état-major commun doive disposer d’une chaine de renseignement adaptée groupant des officiers de liaison de différentes forces. Ceci permettra d’optimiser et fluidifier les échanges de renseignements ayant un caractère opérationnel.
Sur le plan de planification, il est crucial de mieux définir les seuils de compétences de chaque force. Dans cette perspective, l’Armée devrait, à mon sens, jouer un rôle crucial de réserve et de dissuasion. Comme toute réserve, la stratégie exige qu’elle ne soit pas employée trop tôt, sans quoi l’on risque de se trouver dépourvu lorsqu’on en aura le plus besoin. Par ailleurs, le risque d’accoutumance et de banalisation de l’emploi de l’armée doit être pris en compte.
Repenser en profondeur la complémentarité Défense- Sécurité
Notre pays est confronté à un ennemi matériellement et numériquement faible, il cherche à niveler les rapports de force et l’immobilisation d’un effectif important constitue pour lui un succès évident qui peut même se révéler un atout dans sa logique subversive visant à l’exacerbation des tensions internes à notre société.
Parce que l’avenir est incertain et les menaces sont multiples, le gros de notre armée se doit de rester une réserve générale toujours disponible en ultime recours.
L’heure est donc venue de repenser en profondeur les équilibres du continuum défense-sécurité pour que l’armée puisse assurer l’ensemble de ses missions. Pour cela, il faut tout d’abord améliorer la coordination avec les forces de sécurité au travers d’un nouveau commandement intégré ou d’un état-major mixte.
Une meilleure répartition des tâches qui en résultera permet de définir un seuil d’intervention adapté et ainsi préserver davantage la liberté de manœuvre de l’armée .L’idéal serait de pouvoir fonctionner avec une posture ne consommant pas plus de 5% des forces militaires opérationnelles .Cela permettrait de sauvegarder la valeur dissuasive et protectrice d’une armée qui doit demeurer «l’ultime ratio regum».
Avant de conclure cette intervention et à l’occasion des derniers évènements tragiques survenus à Ain Soltane, une question mérite d’être soulevée. Il s’agit de relativiser, sinon de banaliser une partie de ces actes terroristes afin de renforcer la résilience de la nation et de desserrer la pression anxiogène et constante sur notre société. En somme, il s’agit de faire preuve d’une lucidité collective et réaliste face à l’importance bien relative d’une partie des actes terroristes et de combattre l’effet recherché par l’ennemi.
Notre stratégie doit s’adapter à la réalité terroriste et notamment ne pas donner à l’acteur terroriste ce qu’il cherche : la publicité de son acte qui vise à entretenir l’anxiété sinon la peur au sein d’une société déjà si déstabilisée et déstructurée. Or, et cela n’est pas nouveau, l’acte terroriste sans médiatisation n’a que peu d’impact et constitue un échec pour son auteur. Il faudrait prendre en compte cette notion froidement et sans le facteur émotionnel et l’intégrer dans une stratégie de communication de guerre.
Il est vrai que l’adversaire mène une stratégie de guerre à notre encontre ; une stratégie subversive qui entend progressivement accroitre le niveau de violence à travers un continuum qui s’étend de la propagande numérique à «une guerre d’enclave», l’embuscade d’Ain Sultane s’inscrit dans ce créneau;
S’il a indubitablement fragilisé et accrue les tensions au sein de la société tunisienne, le terrorisme n’a pas, pour l’heure, réussi à enclencher une spirale de la terreur, la stratégie nationale doit naturellement pouvoir de tout mettre en œuvre pour qu’il n’y parvienne jamais.
Mohamed Kasdallah
Officier de l’armée à la retraite