Abdelmagid Nefkha: Montréalais depuis 46 ans…
Un précurseur des années 1970. Etudiant, revenu au pays, Abdelmajid Nefkha a fini par retourner s’installer au Canada. Montréal le fascine chaque jour encore plus. Récit.
«Tout a été relativement facile pour moi. Parti pour le Canada le 26 septembre 1972, j’y ai commencé ma vie comme boursier de l’Acdi (Agence canadienne de développement international) suivant un accord entre mon ministère tunisien d’origine ou j’étais fonctionnaire (ministère des Affaires sociales), au début juste comme stagiaire à Hull (maintenant faisant partie de Gatineau), ville québécoise séparée d’Ottawa, la capitale ontarienne du Canada par la rivière Outaouais, et ensuite admis et inscrit à l’université Laval de la ville de Québec, la capitale provinciale du Québec. Là j’ai passé deux ans, pour enfin obtenir un bac (licence) en travail social. Le 24 décembre 1974, j’étais de retour en Tunisie. Mon ministère m’a nommé au Kef comme directeur du Centre régional du développement social. J’ai refusé pour la stricte condition salariale qui ne me suffisait pas à la fois pour subvenir à mes besoins et contribuer au soutien de ma famille à Sfax.
Le 1er février 1975, l’aventure commence par ma décision de retourner au Canada. J’ai oublié comment je me suis procuré le billet d’avion mais comme les compagnies aériennes ne s’assuraient pas encore que nous avions le visa nécessaire pour l’entrée au pays d’arrivée, je n’ai rencontré aucune difficulté à embarquer dans l’avion d’Air France, à Tunis-Carthage. À l’aéroport Dorval, aujourd’hui Pierre Elliot Trudeau, de Montréal où je suis arrivé, je étais pratiquement sans le sou, sans statut (mon statut d’étudiant à Immigration Canada était déchu, terminé, fini, mon passeport l’indiquait.). J’ai dû raconter une histoire abracadabrante à l’agent de l’immigration de l’aéroport, genre mes études ne sont pas encore terminées et pour preuve j’ai exhibé un document du registraire de l’université Laval, daté de l’automne d’avant ou il est mentionné que je pouvais poursuivre mes études. Cet agent a été sympa et m’a autorisé à rentrer au Canada, sous condition que je dusse me présenter au bureau d’Immigration Canada de la ville de Québec dans les sept jours pour régulariser mon statut. Ce que je n’ai jamais fait !
Sans le sou, sans statut, sans toit, et très souvent à moins vingt comme température, juste quelques amis et certaines connaissances dans le milieu. Toujours est-il que le lendemain de mon arrivée, j’ai décroché un boulot au Smig comme nettoyeur du parking d’un restaurant fast-food appelé A&W, où les automobilistes se faisaient servir leurs repas au volant de leur voiture. Ça n’a pas duré longtemps, deux semaines, je pense, avant que le responsable du resto se rende compte que je n’étais pas autorisé à travailler au Canada. Il m’a remercié mais le chèque de paie qu’il m’a donné m’a permis de tenir le coup pendant 4 autres semaines.
La chance
En avril 1975, le miracle se produisit. Le Premier ministre du Canada, Pierre Elliot Trudeau, décida, par une opération intitulée «Mon pays», de régulariser la situation des sans-papiers, à la seule condition qu’ils démontrent des capacités d’intégration à la société canadienne. Je crois que j’ai été le premier des sans-papiers à me rendre au bureau d’Immigration Canada. Dès l’ouverture de mon dossier, j’obtins le permis de travail. Ma recherche d’un boulot dans mon domaine de formation n’a pas duré une semaine. J’ai envoyé vite des demandes partout dans la province du Québec. Dès que mon C.-V. est parvenu aux décideurs, j’étais reçu en entrevue à Québec même, à Sherbrooke, à Trois-Rivières, à Hull (Gatineau), à Montréal et comble de bonheur je me suis fait offrir un emploi dans chacune de ces villes. J’ai opté pour Montréal, eu égard que j’y avais deux amis intimes. J’y vis depuis le 5 mai 1975.
Deux faits…
À l’université Laval, nous étions une dizaine de Tunisiens en travail social. Trois, dont moi, ont poursuivi leur carrière au Québec avec relativement beaucoup de succès. La majorité sont rentrés définitivement au pays, où ils ont géré avec bonheur les services sociaux tunisiens et contribué très largement à la formation des intervenants sociaux du pays. Je cite mes grands amis Raouf Haddad (Allah Yerhamou) et Tarak Elejri. Nous étions des étudiants émérites, très forts et à plusieurs égards loin devant nos homologues et je crois que cela est dû essentiellement à notre formation plus complète dans nos écoles tunisiennes. Les notes de A et A+ pleuvaient dans nos bulletins académiques. Justement, ma feuille de notes a dû être si impressionnante que partout où j’avais postulé pour un emploi, je fus accepté.
L’autre fait est que je me suis retrouvé au Québec alors que rien, mais alors rien, n’entachait notre réputation de Tunisiens. Sollicités, bienvenus, respectés, et nous n’avons subi pratiquement aucun rejet. Les filles québécoises nous trouvaient exotiques, et nous faisaient confiance pour nous fréquenter. Les gens du Québec, ayant un peu la mentalité de l’opprimé (par rapport à leurs compatriotes anglophones) dans le sens qu’ils ne vous laissent jamais entendre qu’ils se considèrent supérieurs à toi, n’hésitaient pas à nous découvrir et à lier des relations avec nous.
Et une anecdote
Lors de mon stage initial à Hull, à mes tout débuts au Canada, je répondais au téléphone pour le compte du Centre régional de référence et d’information de l’Outaouais (les citoyens appelaient pour s’informer des services publics, se faire guider vers une administration, chercher comment rejoindre un hôpital, une institution, etc.), je reçois un appel, une Madame (comme on dit ici pour une dame) parle et je l’interromps : -«Madame, excusez-moi mon anglais n’est pas très bon pour vous comprendre», et elle rétorque mais en faisant l’effort de bien prononcer ses mots : - «Mais je vous parle en français, Monsieur». En fait, elle parlait en français, mais je ne la comprenais pas. La difficulté du français au Québec pour nous est toujours réelle au début de notre vie au Canada. 1- l’intonation, 2- le penser anglais et les paroles en français, 3- beaucoup d’expressions du vieux français, 4- le franglais ou des mots anglais francisés, 5- le prononcé manquant d’une syllabe ou plus.
L’attrait du Canada
Toujours est-il qu’en 46 ans de vie au Canada, je n’ai jamais connu un individu, un couple ou une famille de Tunisiens avec le statut de résidents permanents revenus se réinstaller au pays, sans retourner au Canada au bout d’une année ou deux. C’est dire l’attrait du Canada, la qualité de la vie qui s’y trouve, les droits et les privilèges dont jouit l’ensemble des citoyens, le respect extraordinaire et l’équité avec lesquels l’État provincial et l’État fédéral desservent les citoyens, le niveau très valable des soins de santé gratuits et de services sociaux. Et les revenus personnels qui, lorsqu’un emploi ne rémunère pas suffisamment, sont bonifiés par les gouvernements pour arracher bien des gens à la pauvreté.
Récapitulons
Bien des Tunisiens réussissent à s’octroyer une vie plus que décente à Montréal. Il y a des Tunisiens chefs d’entreprise, des Tunisiens dans les professions libérales, médecins, avocats, comptables agréés, professionnels. Il y en a même qui sont devenus immensément riches. Bien des jeunes Tunisiens ont des difficultés pour s’inscrire sur le marché du travail. L’aide sociale ou le chèque gouvernemental compense quelque peu mais surtout l’immense possibilité d’accéder à une formation en droite ligne avec le marché du travail. C’est toujours les premiers six mois qui sont les plus difficiles. Et malgré le changement de regard sur les Arabes en général, celui qui veut réussir au Canada aura tôt ou tard sa chance parce que c’est un pays foncièrement ouvert et encourageant pour tous les talents».
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