Malek Ben Salah : Peut-on améliorer le pouvoir d’achat pour le Ramadan ?
A force de voir refuser à l’Agriculture son rôle nourricier et de la considérer comme un puissant et essentiel moteur de croissance pour le développement du pays, il y a de quoi imploser quant à la situation où se trouve ce secteur, avec les prix exorbitants du produit agricole sur nos marchés et même à une certaine rareté conséquente à cette rareté! On a assisté ces derniers jours à des plateaux télévisés relatifs à l’Agriculture, à l’ALECA sur les chaînes d’Ettassia, de Nessma… auxquels est venue s’ajouter une émission sur des constats de mortalité de bovins par la tuberculose dans des fermes de l’OTD après toute une série de bruits relatifs à des pertes de cheptel suite à des exportations illicites par des trafiquants à l’affût ‘’de bonnes affaires’’…Une crise de lait s’en est suivie causée, selon les uns, par la non rentabilité d’un élevage de plus en plus dépendant d’une envolée des prix d’une alimentation mal calculée et en grande partie importée, alors que selon d’autres, cette crise serait dû à l’importation du produit fini (le lait) pour répondre à la demande de la consommation ! A cela s’ajouteraient une mévente de patates et d’oignons à Jendouba venue mal à propos, tout comme ces chutes de grêle et des dégâts dans certaine régions, sur les légumes, sur les pommes ou sur les agrumes… ou encore ces inondations subies par le gouvernorat de Nabeul et certaines autres délégations dans le pays ! Je m’arrêterai là dans le listing de ces sinistres événements qui se sont enchaînés et pour lesquels les producteurs réclament des compensations à partir "d’un fonds de calamités naturelles" de création récente qui ne peut être que mort-né, à mon humble avis, car mal approprié au vu des possibilités budgétaires et du contexte général du pays.
Faute de grives, peut-on manger des merles ?
Face à un imaginaire limité des autorités qui s’est révélé incapable d’une vision à long terme pour assurer les besoins nutritionnels de la population dans un pays ‘’dit agricole’’, et qui ne nous a mené qu’à une baisse du pouvoir d’achat du citoyen qui ne parvient plus à remplir son couffin en aliments de base; y-aurait –il une alternative pour débloquer la situation au moins à court terme?
Que de gens parlent de l’absence d’une vision à long terme pour traverser cette transition qui suit la révolution de 2011, aujourd’hui vieille de 8 ans ? Anticipons donc et voyons si on peut concevoir au moins un mini-plan qui nous permette de sortir d’une crise qui semble au dessus des forces de nos politiciens. Y-aurait –il quelques actions à court terme, qui ne coûteraient pas forcément trop chers, pour soulager le pouvoir d’achat du Tunisien moyen qui ne cesse de se détériorer? Ne pourrons –nous pas tenter d’utiliser les quelques conditions techniques et financières que nous pouvons maîtriser pour atténuer un peu la crise sociale qu’on traverse et qui pourrait nous mener bien loin des attentes de cette révolution…. Un proverbe indien dit «La tête réclamera-t-elle des fleurs, lorsque le ventre réclame du riz ?». Voici donc un proverbe, venant d’un pays de sages, qui en dit long, quand la masse de la population se plaint, à longueur de journée, de la baisse de leur pouvoir d’achat immédiat pour s’acheter de la viande, du lait, des légumes ou des fruits…, alors qu’on leur parle de révolution numérique, de recherche d’investisseurs pour créer des industries, de réservation encore des crédits publics pour de nouveaux périmètres d’irrigation ou de la mise au point d’un code d’investissement qui donne qu’une toute petite place à l’Agriculture …! Cela ne veut pas dire qu’on n’a pas besoin de ces projections; mais comme le disait nos anciens "à chaque situation une façon de faire … لكل مقام مقال", et raison de plus, quand cela se rapporte à un ventre creux: "Le Présent" étant la seule réalité objective de l’activité humaine (Descartes, Berger…) et même si l’exercice est difficile pour un secteur agricole qui a loupé, chez nous, son départ depuis quelques 60 ans, l’Etat doit répondre à cette réalité objective qu’est "le Présent" ! Il se doit donc de quitter cette inertie qui le fige, en fait, et endosser le rôle, qu’il cherche à éviter, celui d’un Etat-locomotive du développement … et penser à la reconstruction de l’Agriculture même à petits pas !
Un Plan de six mois pour une Agriculture offrant au citoyen un minimum durant le Ramadan et l’été
Nous sommes en Novembre et la campagne agricole étant déjà fortement entamée, essayons au moins de planifier l’étape critique prochaine du Ramadan et de l’été. Sans revenir aux faiblesses et aux paradoxes qui ont découlé de cette longue dormance que j’ai évoquée plus d’une fois dans mes écrits, assignons à l’agriculture un mini-plan d’actions par lesquels les structures de ‘’l’Etat-locomotive’’ accompagneront l’agriculteur pour :
1- produire plus,
2- court-circuiter tous ces intermédiaires dont on ne cesse de se plaindre et
3- améliorer le couffin de la ménagère!
Consistance en bref d’un Plan pour produire plus et réduire les prix
Produire plus de légumes, de fruits, de lait, de viande… et donner l’espoir au citoyen d’avoir quelque chose dans son assiette durant le mois saint, suppose des actions là où il ya possibilité d’irriguer sans nuire aux ressources eau et sol, et, là où il ya possibilité de faire de l’élevage sans recourir à l’importation pour l’alimenter; à condition d’agir maintenant. Pour ce, il faut:
- Redonner la place aux cultures pluviales de printemps et d’été (tomates, melons, pois chiche, certains fourrages…) et les encourager là où elles sont adaptées (ex. certaines régions et zones de Nefza, Amdoun…, Sejnane, Ghezala, Mateur…, Meknas, Tabarka, Nebeur…) pour alléger l’appel aux périmètres irrigués… . Ces cultures pluviales joueront un rôle primordial dans l’équilibre offre/demande des productions et dans la valorisation naturelle des zones concernées.
- Responsabiliser individuellement les staffs de nos CRDA de l’exécution des actions et programmes à arrêter par une Note d’Instruction précise et réaliste;
- Dénombrer les superficies qui sont peu ou mal, mis en culture dans les périmètres irrigués en rapport avec leur potentiel en eau; lister les petits agriculteurs aux faibles moyens financiers dans chaque périmètre et chaque CRDA;
- Etablir un programme de cultures irriguées, avec des cas où l’irrigation d’appoint peut améliorer les cultures ordinairement pluviales; un programme qui cible des productions ramadanesques (avec réduction des superficies de tomate car grosse consommatrice d’eau) dans chaque CRDA; un programme qui met en bonne place la luzerne (pour un affouragement à un prix plus bas du bétail) à côté de légumes de saison. Etablir les besoins en semences.
- En parallèle un programme d’élevage devra inclure l’importation d’œufs et de poussins "à viande" et de veaux à engraisser. L’importation de poussins ‘’à viande’’ devant être distribués, après vaccination, aux agriculteurs les plus démunis pour relancer l’élevage familial rustique et mettre ses produits sur le marché durant le Ramadan ; celle des veaux à engraisser étant destinée aux agriculteurs en mesure de les acheter et de conduire des élevages les plus autonomes possibles avec un fourrage local; un suivi par des zootechniciens devra permettre de réduire les coûts de la ration à servir à ce cheptel et avoir une viande moins chère;
Les Forêts peuvent aider en semant toutes les semences fourragères dont ils disposent
- Mettre les fonds nécessaires à la disposition de chaque CRDA qui doivent passer commande pour l’importation de semences maraîchères de qualité, d’une part; et les lots de poussins et de veaux à engraisser en fonction des potentialités qui s’offrent dans le gouvernorat
- Accompagner les petits agriculteurs retenus par une vulgarisation technico économique très rapprochée par les vulgarisateurs existants (ou à recruter) et surtout par le corps professoral, les chercheurs et les enseignants des institutions de recherche et d’enseignement.
Un contact préalable avec ceux-ci est indispensable pour encourager le volontariat et l’enthousiasme nécessaires à l’adoption de cette tâche
Mieux commercialiser et réduire le nombre d’intermédiaires
Les services du commerce ayant l’habitude de stocker lait, œufs et poulets… poursuivront probablement cette action, qui sera certainement plus difficile en cette année de pénurie, et d’assurer les types de contrôle de prix habituels aux marchés. Mais ces actions doivent être complétées par celles des services de l’Agriculture à travers un programme de production plus étoffé et pour lequel l’agriculteur sera aidé pour le commercialiser sans intermédiaires. Pour ce, le travail comprendra:
- Une sensibilisation des agriculteurs au fait que ce sont eux qui sont le mieux placés pour ‘’se déplacer et vendre directement leurs productions’’;
- L’assurance d’un dialogue et d’une assistance pour accompagner l’agriculteur à former des associations, Sociétés mutuelles d’exploitation, coopératives, GDA…, de commercialisation des productions.
N.B : Un accord devra avoir lieu avec les services du commerce pour les magasins, camionnettes et engins appartenant à ces structures en vu de les laisser libres dans l’exercice de ces ventes; la DGFIOP Centrale devant concevoir, orchestrer les mesures et suivis de ces opérations exécutés et initiées par les CRDA;
- La mise en place d’un accompagnement rapproché des agriculteurs concernés en matière de marketing et de commercialisation par les vulgarisateurs, les professeurs, chercheurs, enseignants en économie… accompagnement qui doit inclure la tenue de comptabilités et l’organisation et le contrôle des circuits de vente dans les lieux de consommation proches ou éloignées, avec mise en contact (TIC) de ces ensembles entre eux pour leur donner la rapidité d’action et la prise de décisions nécessaires ;
Notons bien que pour ces responsables/ accompagnateurs, seul un patriotisme sincère et un sens profond du devoir peut faire réussir cette tâche de volontariat, et un grand merci doit leur être réservé ! Cette approche, d’ailleurs peut servir de test en grandeur nature à des actions à généraliser plus tard.
Le Financement
Bête noire des gouvernements, le financement public a toujours posé un problème, mais à un agriculteur exsangue et surendetté, il est presque d’une impossibilité absolue. Et pour surmonter la difficulté de ‘’l’Etat-locomotive’’ dont on a besoin ; les autorités financières doivent être très compréhensives, sans perdre leur nécessaire rigueur pour remettre l’Agriculture sur une orbite de production, de productivité et de durabilité.
Une relance de la production nécessite d’inverser les priorités adoptées jusqu’à présent:
En effet :
- Le budget de l’Agriculture de 2018 avait réservé 60% des investissements à des programmes hydrauliques…, seulement 11% à la production agricole, la qualité et la sécurité phytosanitaire des produits agricoles et agroalimentaires… et 1% à l’enseignement supérieur, la recherche, la formation et la vulgarisation. Ainsi, et pour ce même 2018, la prévision d’une création de 863 hectares de périmètres irrigués (coût : 12,430 millions de DT) et l’aménagement de 2000 hectares de périmètres irrigués (coût : 21,840 millions de dinars) forment une bavure impardonnable à un moment où les investissements dans le même secteur restent encore peu ou mal utilisés à 50 ou 60% et que les moyens de l’Etat sont si chiche. Cette tendance catastrophique des autorités à donner une si forte priorité à la construction de barrages et de périmètres publics irrigués qui dure depuis de longues années, et à ce jour, non seulement n’a pas donné les résultats escomptés en matière de production attendue pour approvisionner le marché national et dégager des excédents confortables pour l’exportation ; mais en fait condamne la valorisation des investissements effectués pour la mobilisation de cette eau et de ces périmètres qui coûtent si chers au pays. Car en l’absence de programmes de production, de vulgarisation, de contrôle de la qualité, de suivi phytosanitaire et zootechnique des produits… qui nécessitent des investissements en rapport avec l’objectif final, l’agriculteur se trouve frustré face à la faible rentabilité des pratiques culturales exécutées, des maigres rendements, des frais de traitements élevés mais inefficaces, des produits véreux et malsains obtenus …
- Par ailleurs, l’enseignement supérieur, la recherche, la formation et la vulgarisation…, quant à eux, censés accompagner en amont et en aval la mise en valeur espérée à la suite de ces investissements hydrauliques ; d’où on peut affirmer que cette Coûteuse Politique de l’Eau n’a abouti qu’à un cuisant échec quant à sa finalité des investissements consentis et à la nécessité de reconsidérer les priorités adoptées jusqu’ici.
Ainsi, pour le Plan proposé, la relance de la production nécessite d’inverser ces priorités et de revoir l’avancement des projets d’hydraulique en cours, et de reconvertir les reliquats de crédits budgétaires affectés à l’hydraulique au niveau central et régional en investissements de ‘’Valorisation’’ au lieu de poursuivre la réalisation d’investissements hydrauliques qu’on ne peut valoriser.
Revoir la part ‘’réservée à l’Agriculture’’ dans le cadre du code des investissements:
Du très complexe code des investissements, auquel il manque encore un certain nombre de décrets d’application, une part peut être réservée, d’une façon exceptionnelle à ce programme de valorisation des investissements hydrauliques, et amélioration du pouvoir d’achat du citoyen en vu de:
1- recrutement d’un ingénieur-vulgarisateur avec ses moyens de travail par périmètre;
2- l’importation de semences maraîchères et fourragères après listing des besoins;
3- l’importation de veaux à engraisser;
4- l’importation de poussins de chair…;
5- les frais de mobilisation et de fonctionnement des accompagnateurs (vulgarisateurs, professeurs, chercheurs, enseignants dans les Institutions d’enseignement agricole…);
6- la création rapide de structures de commercialisation (création et formation d’Associations, Sociétés mutuelles d’exploitation, Coopératives, GDA… de commercialisation des productions) et ce, au lieu des importations improvisées de lait, de pomme de terre… ou des importations de maïs et soja pour le cheptel…qu’on peut réduire progressivement.
Et voici donc deux sources de financement des actions proposées avec laquelle ‘’l’Etat-locomotive’’ peut entamer ce mini-plan d’amélioration du pouvoir d’achat pour le Ramadan, et mettre en route une relance de l’Agriculture.
Ce n’est pas un fantasme d’agronome
Pour terminer, et à ceux qui diraient que ‘’Ce n’est qu’un fantasme d’agronome’’, pratiquement irréalisable, je dirai : avez-vous une autre alternative ou bien devra-t-on attendre d’avoir des partis politiques qui ont conçus des modèles de développement, que les futures Assemblées les agréent, que d’autres textes soient émis et que des bonhommes d’investisseurs pleins de bonnes intentions pour la terre tunisienne et pour le Tunisien présentent les projets créateurs de richesse, d’emplois… pour 2030 ou 2040 pour passer à l’action, si Dieu nous prête vie! Personnellement, je serais prêt, s’il le faut pour reprendre du service et assurer son exécution.
Que Dieu vienne à notre aide pour tout! et, A bon entendeur salut !
Malek Ben Salah
Ingénieur général d’agronomie, consultant indépendant,
spécialiste d’agriculture/élevage de l’ENSSAA de Paris