Taoufik Habaieb: S’emparer de la chose publique
Le débat de fond tant escompté est mort-né ! Il va falloir déchanter, en faire son deuil. Les délais très raccourcis, l’épaisseur très maigre des programmes et les médias, tétanisés par le zapping, privilégiant le show, nous en privent. Les vociférations des belligérants, lancés dans des combats de tauromachie, de béliers ou de coqs, selon la catégorie, noient la sagesse de la pensée, la pertinence de la réflexion, la clarté de la vision. Contentons-nous alors de gesticulations, attaques et esquives et, au mieux, de quelques «petites phrases ». Sans plus.
La présidentielle de 2019 n’offre pas l’embarras du choix de déguster de grands crus. Les appellations seraient-elles a minima pour nombre de candidats ? On est certainement loin, avec la plupart des postulants, de l’expression du meilleur de ces grands terroirs nourriciers qui nous abreuvent de lumière et de bouquets savoureux. Entre les burlesques, défenseurs de la polygamie, les farfelus aux propositions les plus irréalistes et les radicaux de tous bords, le pays retient son souffle. Rabattons-nous, à quelques rares exceptions, en cas d’hésitation, sur la considération des choix par défaut.
La transition de 2011 n’a pas encore favorisé l’émergence de grandes pointures. Si elle a renouvelé quelque peu le paysage politique, elle n’a pas imposé de grandes figures. Une à une, des figures emblématiques ont quitté la scène : Ahmed Mestiri, Mustapha Ben Jaafar, Maya Jribi, Ahmed Néjib Chebbi, et tout récemment Béji Caïd Essebsi. La relève tarde à faire émerger de grands hommes politiques de la même lignée. Les codes sont certes brisés, mais les fondamentaux demeurent les mêmes.
L’espèce présidentielle a-t-elle été génétiquement modifiée ? Les leaders, patiemment formés, solidement installés par des élections de base et intermédiaires successives, se hissant marche par marche aux charges élevées de l’Etat, croisant convictions et actions, maniant parole et geste et consolidant les institutions, appartiennent désormais au passé. C’est le temps des météores qui s’élancent à partir du néant ou presque, jouant le tout pour le tout pour briguer / capter la magistrature suprême, sans y être nécessairement préparés. Le charisme devient un faux show et le leadership est acheté aux troupes consentantes.
La motivation des prétendants n’est plus de faire, mais d’être, de paraître… Surfant sur les nouveaux codes, adoubant les réseaux sociaux, allant de selfie en selfie, rien ne les arrêtera pour conquérir le pouvoir, puis le conserver, sans réellement l’exercer dans la plénitude de son sens, mais juste pour en jouir.
La chose publique, cette expression la plus noble de la res publica, est alors ce dont on se soucie le moins. Les Etats ne sont plus gouvernés pour le bien des peuples, mais en fonction des biens privés. Un peu partout, les lobbies décident de porter au pouvoir les candidats qui sont prêts à leur obéir au doigt et à l’œil.
Seuls les candidats bien nantis, généreusement financés et fortement imposés par les médias acquis ont de réelles chances de l’emporter. Les campagnes électorales exigeant de gros budgets et le désintérêt général pour la chose publique ouvrent ainsi de larges boulevards devant les lobbies.
La désaffection des citoyens pour la chose publique est le danger le plus grave qui menace les démocraties. Livrées aux populismes, manipulées par la puissance de l’argent et l’influence des médias de service, elles deviennent une proie facile. Alexis De Tocqueville nous le rappelle : «Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s’emparer du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte.»
Le pouvoir n’est ni pour soi, ni pour aujourd’hui ! Il se pratique en faveur de la communauté et pour le futur. Est-ce aujourd’hui le cas, est-ce l’intime conviction de tous les prétendants à Carthage ?
La Tunisie est à la recherche de l’homme ou de la femme à la fois honnête et utile. Cicéron en donne la définition : «Jamais l’homme sage et vertueux ne fera des actions honteuses et criminelles en elles-mêmes. Jamais, pas même pour le salut de la patrie.»
Sans s’emparer de la chose publique, l’ériger en bien commun et l’imposer aux futurs gouvernants, la Tunisie risque de rater un tournant déterminant dans sa trajectoire vers la démocratie, la justice, la relance économique et le progrès. L’ultime chance commencera ce 15 septembre.
Attendre 2024 pour se rattraper ajoutera au temps déjà perdu tant de précieuses opportunités à jamais ratées.
Aux urnes et bon vote !
Taoufik Habaieb