Jacques Chirac et la Tunisie : Une amitié amoureuse
Lorsque, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac accéda à la Primature, la Tunisie venait de faire machine arrière sur l’accord Bourguiba-Kadhafi, dit de Djerba, qui prévoyait l’union de la Tunisie et de la Libye sous le nom de la RAI (la République arabe islamique).
Fou de rage, Kadhafi fulminait, la Radio libyenne, à longueur de journée, ne faisait que transmettre ses imprécations suivies par les hurlements ininterrompus des dizaines de milliers de manifestants qui, de Tripoli à Benghazi, vouaient aux gémonies Hédi Nouira, l’homme censé avoir fait capoter le projet. Infatigable, à l’unisson, la meute protestataire aboyait :
يا تونس ثوري، ثوري/ خلي نويرة يرجع نوري
Tunisie, rebelle-toi, rebelle-toi ! Que Nouira dégénère en Nouri (allusion à l’Irakien Nouri Saïd, l’homme du Pacte de Bagdad, assassiné, pour intelligence avec les Britanniques).
Le régime libyen n’en resta pas aux vociférations. Un barbouze venu de Tripoli est arrêté. Il avoue avoir été envoyé pour tuer le Premier ministre tunisien. Des travailleurs tunisiens sont enrôlés de force et envoyés à des camps d’entrainement pour apprendre le maniement des armes en vue d’actes de subversion sur le sol de leur pays. Les services tunisiens ne savent plus où donner de la tête.
Jacques Chirac assure le gouvernement tunisien du soutien de la France. En mars 1976, il se rend en Libye où il eut avec Kadhafi un long tête-à-tête. Le soir, le numéro 2 du régime, Abdessalam Jalloud, au volant de sa voiture, invite Chirac à une promenade, dans la capitale libyenne endormie. L’ambiance était décontractée, cordiale. Le Premier ministre français, d’entrée de jeu, demande à son homologue, de cesser de harceler la Tunisie. Puis il ajoute : « La France s’emploiera à empêcher sa déstabilisation». Jalloud, un instant, déconcerté, pose une question, une seule : De quelle manière ? La réponse est sans ambiguïté : « Par tous les moyens nécessaires ».
Quelques mois plus tard, Jacques Chirac, en désaccord avec son président, démissionne. La machine de propagande kadhafienne s’était, quelque peu, calmée, mais les services de Tripoli s’attelèrent, avec des complicités algériennes, à préparer le coup de Gafsa.
En 1975, Chirac reçoit Saddam Hussein, alors Vice-Président de la République irakienne. Les deux hommes sympathisent au point qu’ils décident, comme au temps des chevaliers, d’apprendre l’arabe, pour l’un, le français, pour l’autre pour pouvoir communiquer sans l’aide d’un interprète. Chirac se tourne alors vers la Tunisie qui lui procure le professeur d’arabe idoine, feu Moncef Ben Mahmoud, en l’occurrence. Chirac, toujours bouillonnant, n’a pas été assidu. En revanche, ses conseillers ont été bons élèves. J’ai pu échanger dans la langue de Jahiz avec l’un d’eux : l’ambassadeur Serge Boidevaix.
Le 20 mars 1986, Jacques Chirac revient à Matignon. Il décide d’effectuer, le 24 mai, une visite de travail à Tunis. Mais, premier accroc dans la cohabitation, il demande le départ immédiat de l’ambassadeur de France en Tunisie, Éric Rouleau, très proche de François Mitterrand et ennemi mortel du nouveau Premier ministre. Le Président exige qu’un autre poste diplomatique lui soit trouvé. Qu’à cela ne tienne, Chirac fait savoir à l’ambassadeur qu’il ne souhaite pas le voir pendant son séjour tunisien.
Pour des raisons que je raconterai un jour, ayant bien connu le personnage, le départ d’Éric Rouleau ne suscita aucun regret. La Tunisie, en difficultés économiques, attendait beaucoup de cette visite, sans compter la grande sympathie dont bénéficiait déjà le visiteur auprès des Tunisiens. Le Président Bourguiba, faisant entorse au protocole, se déplaça à l’aéroport de Tunis-Carthage. "Je suis venu en personne vous accueillir, déclare-t-il à l’hôte du pays, parce que vous avez dit : la Tunisie et la France sont deux pays frères.
- Et je le pensais, Monsieur le Président", répond Chirac, ému.
Il va sans dire que François Mitterrand en conçut une grande amertume, mais Jacques Chirac garda pour Bourguiba une profonde gratitude qu’il aurait bien voulu exprimer lors des funérailles stupidement escamotées du père de l’indépendance de la Tunisie.
Toutefois, le 6 avril 2000, le jour même du décès du « Combattant suprême », le Président Chirac, dans une lettre de condoléances adressée à Bourguiba Jr, écrivait notamment :
« Le Président Bourguiba était un personnage de l'histoire, de notre histoire commune. La bienveillance de son accueil, son attention et sa chaleur humaine se confondaient avec l'image de la Tunisie, terre de culture, d'humanisme et d'antique tolérance. Il était pour tous ceux qui ont eu le privilège de l'approcher, le symbole d'une grande nation et le garant de l'amitié entre les peuples français et tunisien. »
Les Arabes, en général, la Tunisie et la Palestine, en particulier, perdent avec la disparition de Jacques Chirac, un irremplaçable ami.
Il conviendrait d’ajouter une touche au tableau. C’est par affection pour notre pays que Chirac, en faisant la part des choses, accorde l’asile politique au non moins regretté Mohamed Mzali qu’il rappellera à l’ordre suite à la parution de son brûlot, « Lettre ouverte à Bourguiba ». Mais lorsqu’il apprend que des arsouilles chercheraient à faire taire radicalement le proscrit, Chirac dira net (je le tiens de JC, l’un de ses proches conseillers) : Il n’y aura pas un nouveau Ben Barca, en France.
Autre aspect de son rapport à la Tunisie, et sur un plan personnel, j’ai eu l’honneur de lui être présenté par son ami, le mien aussi, le diplomate hors du commun, le très regretté ambassadeur Hédi Mabrouk. Ayant dédicacé certains de mes ouvrages, au grand disparu, je garde très précieusement les commentaires présidentiels sur mon engagement dans le dialogue des cultures et dans cet humanisme des temps modernes qu’est la francophonie.
Abdelaziz Kacem