«Bon vent Bonaparte» : un roman historique sur les horreurs commises par les troupes de Napoléon en Palestine
Ala Hlehel est un palestinien, citoyen d’Israël, né en 1974 en Galilée, écrivain, journaliste et scénariste. Il a étudié les beaux-arts, la scénographie puis le journalisme, avant de collaborer à plusieurs organes de presse tels que le quotidien Al-Ittihad et Radio 48. Il a à son actif des romans et des recueils de nouvelles dont Al-Sirk (Le Cirque),en2002, Qissas li-awqāt al-hāğa (Histoire en temps de nécessité) en 2003, et Madina (La Ville) en 2008 ainsi que des pièces de théâtre pour lesquelles il a reçu de nombreuses distinctions dans le monde arabe. Son dernier roman, Bon vent Bonaparte! qui vient de paraître aux éditions Actes Sud, fut publié à Ammanen 2014 sous le titre Au revoir ‘Akka’.
Ala Hlehel vit à Akka (Saint-Jean-d'Acre). C’est précisément dans cette ville, à Saint-Jean-d’Acre, que se déroulent, en 1799, les événements de Bon vent Bonaparte!,On sait qu’à la fin du dix-huit siècle, ‘ La Question orientale’ était à l’ordre du jour dans les pays européens, soucieux qu’ils étaient du sort des minorités de l’Empire ottoman dont l’Egypte et la Palestine faisaient partie, et qui était alors sur la voie du déclin. A cela, s’ajoute le désir de la France de porter en Egypte, pièce maîtresse de la route des Indes, le conflit qui l’opposait alors à l’Angleterre. Du coup Bon vent Bonaparte! se révèle être une description minutieuse du siège d’Akka et comme Turbans et chapeaux, le roman de Sonallah Ibrahim, une série d’observations caustiques sur les horreurs de la dictature, de la guerre et des exactions des forces étrangères, en particulier, celles de Bonaparte:
« (Bonaparte) occupe les villes, les unes après les autres. A Jaffa, il a fait égorger les gens comme du bétail et les habitants de Haïfa se sont livrés à lui comme des jouvencelles ». (p.33)
L’œuvre est un roman historique avec, évidemment, sa part d’imagination. Mais à la différence de Sonallah Ibrahim, Ala Hlehel ne se focalise pas uniquement sur Bonaparte. Il a inclus d’autres personnages importants comme Jazzâr Pacha, un Bosniaque sanguinaire au service de l’Empire ottoman, l’amiral Sidney Smith, chef de la flotte britannique, le colonel royaliste Phélippeaux, ennemi juré de Bonaparte, ou encore Haïm Farhi, conseiller juif de Jazzâr. Tous ontréellement existé.
Bonaparte a assiégé Saint-Jean-d'Acre du 24 mars au 30 mai 1799 sans parvenir à la conquérir.Protégée par ses remparts et réputée imprenable depuis les Croisades, cette ville était gouvernée d’une main de fer par Jazzâr Pacha, épaulé par les Anglais. Rusé mais très cruel, Jazzâr était sujet à des hallucinations et autres crises de folie, « pendant lesquelles il se mettait à tuer et à torturer sans raison » (p.79).
Souvent, parce que l’histoire contemporaine présente des analogies frappantes avec le passé l’auteur soucieux de l’inscription du réel, cherche à oblitérer les démarcations entre la fiction et la réalité. Or quoi de mieux que ces hallucinations et ces apparitions? Parce qu’elles surviennent régulièrement dans le roman,elles sont loin d’être anodines. En effet, afin de présenter indirectement au lecteur son jugement personnel des faits, l’auteur habilement, en prend souvent prétexte pour tisser, du début jusqu’à la fin, avec un réalisme fantastique, les fils des confrontations tragiques entre les principaux protagonistes.
Il en est ainsi, par exemple, de cette ‘crise’ de Jazzâr, survenant à la suite de la lecture d’une lettre d’amour écrite par Bonaparte à Joséphine et interceptée par les Anglais:
« Bonaparte se leva, sous les yeux médusés de Jazzâr, et se mit à déambuler dans le diwan… :
- Abou-l-Mawt a tué une citoyenne française pendant qu’il la violait. C’est inadmissible.
Jazzâr laissa passer un long moment de silence, les yeux braqués sur ce Français insolent dont la présence lui semblait de plus en plus naturelle… - C’est la guerre, finit-il par dire en tournant les yeux vers la porte, comme s’il avait honte.
- Mais elle était une prisonnière de guerre.
- Et les quatre mille soldats que tu as mis à mort sur la plage de Jaffa, n’étaient-ils pas des prisonniers de guerre?...
- Nous n’avions pas d’autre choix. Si nous les avions libérés, nous les aurions trouvés dans l’armée d’un autre wali en guerre contre nous, ou ils seraient venus combattre contre nous en Egypte. Et les constituer prisonniers nous aurait contraints à les surveiller, à les nourrir, à les cantonner…
- Et votre nouvelle constitution républicaine le permet ? Que fais-tu de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ?
- Que tu es naïf Ahmed. Ne sais-tu pas que nous devons tuer les méchantsavant d’instaurer l’égalité et la justice. » (p.77-78)
Petit à petit, les apparitions de ce « nain français" deviennent de plus en plus concevables dans l’esprit torturé de Jazzar, guidant l’attention du lecteur non seulement vers le changement d’attitude de ce dernier, sa lassitude, sa nostalgie de la Bosnie et les souvenirs de son amour de jeunesse, mais également vers le thème central du roman, à savoir les maux dont le monde arabe a toujours souffert, notamment la souffrance des populations décimées par la peste et pliant sous le joug de l‘occupation étrangère.
Complexe à souhait, l’authentification de l’événement, dans un roman historique, objet de la narration, dépend non seulement du contexte historique mais aussi du choix du narrateur, de ses aptitudes et dessubtils coups de pinceau qui laissent habilement entrevoir la trajectoire finale. Ainsi, malgré la distanciation qui sous-tend cette authentification l’auteur, AlaHlehel, a inclus dans la trame de son récitla proclamation que Bonaparte aurait rédigée et publiée le 20 avril 1799 dans laquelle il aurait appelé les Juifs à revenir en terre d’Israëlpourcombattre à ses côtés.
« C’était la première fois que le pacha était dans un tel état depuis l’arrivée de ce nain amoureux (Bonaparte). Que signifiait son invitation aux juifs du monde entier à revenir ici, à Jérusalem, à la terre d’Israël ? Que voulait-il dire par « cette terre » ? Où était-elle et depuis combien de temps ? » (p.125)
Contrairement à ses habitudes, Jaazâr était perplexe :
« Comment gérer la situation ? Ce Farhi devant lui était-il complice du Français ? Les juifs d’Akka allaient-ils le trahir ? Pourquoi ne s’était-il pas débarrassé d’eux comme il l’avait fait des chrétiens ? » (p128).
« Le diable ne m’a jamais effrayé, c’est plutôt le contraire ». Cette citation du Père Jibraïl Amrout, en frontispice du roman, en dit long sur les intentions de l’auteur. Malgré la violence des nombreuses scènes atroces de torture qui le ponctuent, Bon vent Bonaparte ! possède comme tant de romans arabes modernes, sa portée idéologique. Il se lit d’une seule traite.
Ala Hlehel, Bon vent Bonaparte !,traduit de l’arabe par Antoine Jockey, éditions Sindbad/ACTES SUD, oct.2019, Paris.
Rafik Darragi