Ren Zhengfei: Ne m’attendez pas à l’aéroport, je sais héler un taxi...
Détendu, un large sourire et une simple veste bleue sur une chemise rose, et un pantalon beige: vous êtes face à la fois à un homme simple, mais aussi exceptionnel, à une légende en Chine, mais aussi à l’adversaire numéro un de Donald Trump. A 74 ans, Ren Zhengfei est le petit startupeur de 1987 à Shenzhen qui a bâti, en 30 ans seulement, un empire technologique, géant mondial des équipements de télécommunications, pesant plus de 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires réalisés l’année dernière.
Comment cet enfant d’un couple très modeste d’instituteurs, d’un petit village montagneux de la région pauvre de Guizhou a-t-il pu accomplir cette fulgurante ascension? Tout simplement en saisissant chaque chance qui lui était offerte et ne ratant aucun virage vers la gloire. Tout commence pour lui en 1944, date de sa naissance. Remarquez bien le chiffre 4. Dans la langue chinoise, il s’écrit exactement comme celui de la mort, que dire alors lorsqu’il se répète deux fois. Sauf que le multiple de 4, qui est le chiffre 8, est celui de la prospérité...
Ren Zhengfei connaîtra avec sa famille la grande famine qui ravagera la Chine à la fin des années 1940. Aujourd’hui encore, il ne se rappelle plus quand il avait mangé un seul jour à satiété. Il affrontera la pauvreté sous tous ses aspects, portera longtemps des vêtements rapiécés, travaillera avec sa maman dans les champs pour en tirer quelques légumes, sans que tout cela ne le décourage à aller à l’école et y suivre studieusement ses cours. Agriculteur, son père est recruté comme comptable dans une usine de fabrication de produits pour l’armée implantée à Duyun, un gros village qui lui paraissait être une grande ville par rapport à son village natal. Sa réussite scolaire le fera admettre, à 19 ans, en 1963, à l’Institut d’ingénierie et d’architecture de Chongqing, grande cité dans l’Ouest chinois, sur le fleuve Yangzi Jiang. Diplôme décroché, Ren Zhengfei est engagé, après quelques premières expériences professionnelles dans le civil, au sein du corps des ingénieurs de l’Armée populaire de Chine et envoyé dans une usine de fibres chimiques textiles en Mandchourie, puis transféré dans une usine spécialisée dans l’aviation, installée dans sa région d’origine, Guizhou. Inventif, il œuvrera à la conception d’un nouveau système de communication militaire...
Deng Xiaoping et Shenzhen
Le grand tournant de sa vie commencera avec l’arrivée au pouvoir en 1978 du grand réformateur Deng Xiaoping. Ce successeur de Mao Zedong (décédé en 1976) procédera en 1980 à la création de quatre zones économiques spécialisées, et lancera en 1984 une grande réforme économique urbaine marquée par l’ouverture de 14 villes côtières aux investissements, dont celle de Shenzhen...
Dans cet élan de réforme et d’ouverture initié par Deng Xiaoping, un grand nombre de militaires sont démobilisés. Ren Zhengfei saisira cette opportunité pour rejoindre sa femme (premier mariage) établie à Shenzhen, employée dans une entreprise publique chargée du développement d’un grand parc industriel. Il y obtiendra lui aussi un emploi, mais n’y restera pas longtemps, préférant tenter sa chance et monter sa propre entreprise dans le secteur qu’il connaît le plus, les télécommunications.
Avec 1 200 DT pour toute mise
Tout commencera alors pour Ren Zhengfei par le commerce. Il importera de Hongkong si proche des tableaux de distribution téléphoniques (mini-standards) pour les vendre dans la région. En mettant le pied à l’étrier, il comprendra rapidement qu’il peut aller plus loin dans cette filière en produisant lui-même quelques équipements. Le capital minimum requis pour créer une entreprise était alors de CNY 20 000 (soit près de 8 000 DT), alors que lui n’en avait que CNY 3 000 (soit près de 1 200 DT). En mode startupeur, Ren Zhengfei s’emploiera à lever des fonds auprès de cinq de ses amis devenus ses actionnaires. Ce modèle d’association l’inspirera pour concevoir son entreprise selon un modèle jusque-là inédit: une entreprise ni publique, ni capitalistique, mais entre les mains de ses employés. Un modèle qui démontrera aujourd’hui sa pertinence. Ren Zhengfei continue à ouvrir le capital du puissant conglomérat qu’il a constitué aux salariés, n’en détenant lui-même qu’une part bien infime de 1.14% seulement.
Revenons aux dates et aux chiffres. C’était en 1987, Ren Zhengfei avait alors ... 44 ans. La numérologie ne signifiera pas pour lui la mort, bien au contraire la prospérité. Pour le choix de la dénomination de sa société, il optera pour une combinaison entre splendeur et accomplissement en associant les deux mots Hua et Wei, pour en faire Huawei, qui signifie aussi fleur et prospérité.
La saga commence. D’emblée, Ren Zhengfei fixera le cap: créer de la valeur pour le client, innover sans cesse et se dédier au travail. La recette fera le succès de Huawei. La courbe d’apprentissage à l’international sera rapidement croissante. L’écoute, l’analyse et la recherche s’érigent au cœur d’une culture fondée sur la patience, l’humilité, la curiosité et la remise en question permanente.
Une grande curiosité et une vaste culture
Rapidement, la montée en puissance de Huawei, sa gouvernance, son mode de management et ses performances technologiques et financières attirent l’attention sur son fondateur. Quel est le secret de son leadership? cherchent à savoir de nombreux chercheurs, mais aussi ses partenaires comme ses compétiteurs de par le monde. Des livres y sont consacrés, entre historiographies louangeuses et critiques acerbes. Les détracteurs de Ren Zhengfei lui reprochent son nationalisme et surtout ne lui pardonnent pas comment il a remis le capital du groupe qu’il a personnellement bâti de bout en bout et qu’il ne cesse d’inspirer et de dirige entre les mains de ses salariés. Ils sont surpris de le voir renverser la pyramide des pouvoirs pour les confier beaucoup plus au management de base et middle management qu’au top management. Ils s’étonnent de ne le voir prendre aucune décision, confiant cela aux équipes et se contentant seulement d’user d’un droit de veto, mais parcimonieusement, deux ou trois fois par an uniquement.
Quant aux admirateurs de Ren Zhengfei, parmi d’illustres personnalités étrangères, universitaires (Harvard ...) capitaines d’industrie, financiers et institutionnels, ils louent surtout sa vaste culture. Grand lecteur, grand voyageur, Ren Zhengfei est passionné d’histoire, de littérature, d’essais économiques et sociaux et de mémoires et biographies. De nature curieuse, il veut découvrir le monde, sonder les sociétés, comprendre l’esprit qui anime la jeunesse, plonger dans les racines de l’histoire, admirer des monuments patrimoniaux et discuter avec les gens.
En recevant l’envoyé spécial de Leaders avec un groupe restreint de journalistes arabes, Ren Zhengfei nous épatera par sa connaissance de la civilisation arabe, mais aussi des pays de la région. Lorsque Mohamed Haitami (Le Matin) lui parlera du Maroc, il s’empressera d’évoquer le fameux film Casa Blanca et de rappeler le grand plaisir qu’il éprouve à chaque visite pour aller siroter un délicieux café au Rex. A Alaa Thabet (Al Ahram), il décrira avec émerveillement les secrets les plus récemment découverts des pyramides et autres sites pharaoniques. Comme il mentionnera à Wael Al Lababidi (Al Byane) et Hamed Ruaab (Abu Dhabi TV) ce qu’il a retenu des livres de Cheikh Zayed et Cheikh Mhammed, rappellera à Mhammed Al Bahar (Kuna), l’avancée numérique du Koweït, soulignera à Hassan Ali (Ar Raya), la pertinence de la vision de Sheiklha Mouza pour la science et la technologie et les innovations qui se déploient pour la Coupe du monde Qatar 2022. Ou encore indiquera à Shagran Al Rashidi (Sabq) la sagesse de la vision de Zaki Yamani, lors de la première crise du pétrole, et la performance des réseaux Huawei en Arabie saoudite durant le pèlerinage. Quant à la Tunisie, il décrira sur le bout des doigts l’histoire depuis Carthage, s’arrêtant avec émerveillement à divers monuments visités...
Ces leçons de vie, qui ont enrichi sa vision et son expérience personnelle ont permis à Ren Zhengfei de formuler une série de recommandations pour ce qui est à faire et ce qui ne l’est pas. Parmi les nombreuses règles de conduite qu’il tient à partager avec ses équipes: pas besoin de regarder uniquement vers votre boss, tournez-vous et concentrez-vous sur votre client. Pensez à lui et réfléchissez aux bénéfices additionnels que vous devez lui apporter. Et une autre recommandation personnelle: ne m’attendez pas à l’aéroport, je sais héler un taxi... Pendant ce temps, dédiez votre temps à votre client!
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