Riadh Zghal: Qui sont les «révolutionnaires»?
Maintenant que l’épreuve des élections est dépassée, que l’échec d’un chef de gouvernement désigné à faire passer son équipe est consommé, nous voilà avec une nouvelle désignation de chef de gouvernement, cette fois venant de la présidence. Une nouvelle occasion s’offre pour creuser le fossé des clivages politiques. On remet sur le plateau cette fois non pas l’identité du Tunisien comme cela a été en 2011, ce qui a servi les courants conservateurs plus que les autres, mais c’est tout comme. La nouvelle arme sortie de la poche de ces courants est la qualité de « révolutionnaire » !
Mais au fait ne faudrait-il pas d’abord s’entendre sur ce qu’est une révolution ? Le mot révolution renvoie à plus d’une signification depuis celle de rotation, de retour sur soi, jusqu’à celle de chambardement, chamboulement, changement, rupture. La rotation pourra entraîner un retour à la position de départ. S’agissant du politique, cela suggère un retour à l’ancien régime. Quant au sens de changement réel, cela suggère une véritable rupture, non seulement au plan politique mais aussi économique et social. Deux questions se posent alors : sommes-nous tous révolutionnaires parce qu’une rupture a été réalisée ? Et sommes-nous vraiment capables d’entretenir du moins la rupture politique réalisée et d’empêcher le retour vers le passé – plus ou moins lointain bien sûr ?
Malgré toutes les conflictualités, la rupture politique a bien été réalisée puisque la constitution a été réécrite et que le régime hybride, ni parlementaire ni présidentiel, a été bien installé. Cela est en parfaite harmonie avec le flou organisationnel que j’ai découvert et analysé dans mes recherches sur la culture et le comportement organisationnel dans notre pays. Quant à la rupture avec le modèle économique en vigueur depuis des décennies qui a montré son essoufflement depuis la fin du siècle dernier, et la rupture avec le système de gouvernance, elles attendent toujours. L’impact sur le mode de fonctionnement social déjà mis en difficulté après la révolte de 2011, et l’avènement d’une classe politique avide de pouvoir avec ses luttes incessantes pour le contrôle des institutions, a été désastreux.
Alors que sous la dictature, les voix discordantes étaient régulièrement étouffées, la rupture avec le régime politique et la libération des voix et celle des initiatives d’organisation collective ont été libérées. C’est alors que le peuple découvre à la fois sa diversité et ses maux sociaux dont le rejet de la différence.
Le processus démocratique demeure néanmoins en marche grâce aux institutions nouvellement installées et à l’exercice récurrent des élections parlementaires, présidentielles et municipales. Le citoyen qui a fréquenté les bureaux de vote, participé à la création d’une organisation de la société civile - que ce soit une association ou un parti - s’est exprimé librement sans crainte de répression, aura contribué un tant soit peu au processus démocratique. Même ceux qui nient l’avènement d’une révolution y ont effectivement participé, d’autant qu’ils sont représentés au parlement ou en font partie. Toutefois, les forces adverses qui ralentissent le processus démocratique sont aussi présentes. Derrière ces forces, certains brandissent l’étendard de leur lecture de l’Islam et tirent vers l’éradication de tous les acquis de l’émancipation sociale, depuis l’éducation jusqu’aux droits des femmes. D’autres cherchent à bloquer le changement du système économique et administratif en place, car ils en tirent profit en plus des opportunités qu’offre le désordre suivant le changement de régime politique et la diffusion de la corruption à toutes les sphères de la vie sociale. C’est que ce changement a détruit un ordre sans en créer un autre au plan des relations sociales et des valeurs d’un nouveau mode de vivre-ensemble.
Si la révolution veut dire rupture d’avec un ordre politique, on peut affirmer qu’il y a eu réellement révolution dans notre pays. Mais si on entend par révolution l’instauration d’un nouvel ordre social et économique, on peut affirmer que le processus est en marche et que, de ce point de vue, la révolution n’est pas achevée. Le paradoxe c’est qu’aujourd’hui, des acteurs sociaux qui actionnent les forces de freinage du changement aussi bien au plan économique, en empêchant les réformes et leur aboutissement, qu’au plan social, en glorifiant le retour au califat et la rage revancharde, se déclarent porteurs de ce qu’ils appellent « la ligne révolutionnaire » comme s’ils en avaient le monopole !
Révolutionnaires ? Ils le sont tous ceux qui ont cru dans les élections et ont voté, tous ceux qui ont créé ou contribué à organiser et à renforcer les structures de la société civile, observent, contrôlent les dérives du pouvoir, agissent pour répondre aux besoins des citoyens ou pour promouvoir de nouvelles valeurs, de nouvelles connaissances, bref tous ceux qui participent au processus difficile de la démocratisation. Alors ceux qui cherchent à se forger un capital social en s’affichant plus révolutionnaires que les autres, pour mieux se positionner sur l’échelle du pouvoir et de la popularité, se trompent lourdement. Nous sommes tous embarqués dans le bateau de la révolution. Par contre, ceux qui ne déchantent pas du processus, certes cahotant, de la démocratisation, ceux qui, là où ils se trouvent, tentent de contribuer au mieux-être de leurs concitoyens à travers le travail, la création de richesse, l’équité dans la distribution de cette richesse, l’inclusion, la sécurité, la paix sociale, le respect du contrat social qui permet le vivre-ensemble, ceux-là œuvrent concrètement pour le changement de l’ordre dominant. En revanche, ceux qui ont gouverné et au lieu de réduire la pauvreté, l’exclusion, la corruption, ont plutôt abouti à leur extension ne peuvent aucunement se dire révolutionnaires sauf si la révolution pour eux, c’est seulement la destitution d’un président qui, de plus, s’est faite sans eux !
La bonne question que tout un chacun agissant dans la sphère politique devrait se poser, c’est quel est le chemin le plus court et quelles sont les bonnes décisions à prendre pour enfin améliorer les conditions de vie du Tunisien ? Pour y répondre, il faudra rétablir un minimum de confiance dans la classe politique pour que la communication de ses choix suscite l’adhésion du plus grand nombre d’acteurs sociaux. Il faudra aussi beaucoup de synergies et d’effort de la part des compétences nationales à réunir et à mobiliser, nonobstant des clivages politiques factices, nourris davantage par les ego démesurés que par des visions politiques opposées.
Riadh Zghal