Gilles Kepel : La Tunisie a de quoi être préoccupée par la grave situation en Libye (Vidéos)
«L’aggravation de la situation en Libye, avec le rôle massif qu’y jouent la Turquie et la Russie, mais aussi la France et l’Italie en concurrence directe ainsi que d’autres puissances a de quoi susciter légitimement les préoccupations de la Tunisie. L’Algérie également qui s’en trouve perturbée! » C’est ce qu’a affirmé Gilles Kepel dans sa conférence donnée mardi soir à la Résidence de l’Ambassadeur de France à Tunis. Analysant les crises récentes dans le monde arabe et leurs conséquences pour la Tunisie, il a mis en garde les proches voisins de la Libye de se retrouver dans l’œil du cyclone, surtout après le transfert massif en Libye par la Turquie de djihadistes repris à Idlib (Syrie).
les drones armés qui changent la donne sur le terrain
La coalition conduite par la Russie, l’Arabie Saoudite, les Emirats, mais aussi la France et d’autres pays en appui à Khalifa Haftar, fait face aux djihadistes déployés par la Turquie qui s’engage de tout son poids en faveur de Faiez as-Sarraj. L’envoi massif des redoutables combattants russes de la compagnie Wagner attise les affrontements. Des deux côtés, des armements sophistiqués font rage. Après le fax qui avait favorisé Aymen Adhawahiri en Afghanistan, les satellites profitant à Ben Laden et les réseaux sociaux qui ont viralisé Daech, ce sont désormais les drones armés qui changent la donne sur le terrain.
Focalisée sur le ré-engineering de son système politique reconfiguré avec la nouvelle constitution, et la mise en place de ses institutions, la Tunisie ne doit pas perdre de vue les enjeux géostratégiques majeurs dans la région, qui la concernent directement, a-t-il ajouté.
S’appuyant sur ses thèses développées dans son livre ‘’Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient’’ (Gallimard) dont la version en anglais paraitra sous peu aux Etats-Unis et une nouvelle édition complétée et mise à jour sera en libraires en septembre prochain, Gilles Kepel pousse l’analyse en tenant compte des évènements nouveaux survenus dans la région (Syrie, Yémen, Iran, Turquie, Libye ...)
Un monde nouveau où les Etats-Unis n’ont plus la même logique de présence à l’étranger
L’évènement significatif qui vient de se produire dans la région, selon Kepel est la «vaporisation», le 3 janvier, de Ghassem Soleimani, général iranien, véritable Numéro 2 du régime, tué par un drone américain dans l’enceinte de l’aéroport de Bagdad. Cet acte marque un bouleversement aux multiples conséquences, coïncidant cependant avec le retrait des Etats-Unis au Moyen Orient, déjà amorcé par Obama et accéléré par Trump, souligne-t-il. Il ne s’agit pas d’un désengagement, souligne Gilles Kepel mais d'une prise de champ qui s’inspire du model jacksonien pratiqué par Donald Trump.
Andrew Jackson 1767-1845) qui était président des Etats-Unis de 1829 à 1837, représente un style distinctement populiste de la pensée américaine, exaspéré tant par les ennemis que par les alliés. Ses adeptes sont hostiles aux interventions extérieures, et férus «d’assécher les marécages», selon la propre formule de Donald Trump. Dans cette logique jacksonienne, les intérêts des Etats sont secondaires par rapport à ce qu’ils peuvent apporter à la réélection de Trump. Nous entrons ici dans un nouveau monde où les Etats-Unis n’ont plus la même logique de présence extérieure.
Un plan pour la réélection de Trump et non pour la paix dans la région
Quant au plan de paix américain pour le Moyen Orient, il s’agit en fait d'un plan pour assurer Trump d’un deuxième mandat à la Maison Blanche en mobilisant les voix de l’électorat juif, estime Kepel. Sans le mentionner explicitement, cette analyse permet de mieux comprendre le ressentiment de Washington envers la Tunisie qui a pris l’initiative au nom du groupe arabe à l’ONU de plancher sur un projet de résolution du conseil de Sécurité «condamnant et rejetant» l’initiative américaine.
Trente ans après la fin de l’Union soviétique, est-ce le tour de l’OTAN de battre de l’aile, comme l’a laissé entendre Emmanuel Macron? s’interroge Gilles Kepel. Il affirme que tant que l’Allemagne ne se décide pas à y mettre le budget nécessaire, avec d’autres puissances, la défense de l’Europe risque de connaître des fragilités.
Comment continuer à former et garantir des emplois?
Pour revenir à la Tunisie, Kepel considère que notre pays a certes payé le prix fort de son affranchissement de la dictature et de l’amorce de sa démocratie, mais il représente une lueur d’espoir dans la région et compte des atouts majeurs qu’il gagnerait à mettre en avant. Il mentionne notamment la généralisation de l’enseignement et l’émergence en ascenseur social d’une élite cultivée et compétente à qui il faut trouver un travail décent. Il relève une nouvelle tendance de migration des compétences tunisiennes non seulement en Europe et en Amérique du Nord, mais aussi au Maroc.
La grande problématique de la Tunisie selon Kepel est d’être capable de trouver les ressources nécessaires pour continuer à former les jeunes, mais aussi à leur procurer des emplois ? Le pays dispose des éléments d’un modèle vertueux de réussite qui nécessite cependant ajustements en interne et appui en externe.
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