News - 10.04.2020

L’exercice de la médecine…ou quand le doute plane

L’exercice de la médecine…ou quand le doute plane

«Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément». C’est le serment que fait tout  médecin avant d’entamer sa carrière de sauveteur des vies humaines.

Lors de l’exercice de leurs missions, les médecins sont tenus de respecter diverses  obligations à l’égard de leurs patients, ils sont censés respecter les règles de l’Art et les données acquises de la science, même s’ils ont la liberté de prescrire le traitement adéquat. Tout manquement à l’une de leurs obligations peut engager leur responsabilité. Ils peuvent être tenus pour responsables pénalement et civilement en cas de fautes, ç.-à.-.d en cas d’écart de conduite, de comportement qui ne serait pas considéré comme correct, conforme aux normes.

Cette relation médecin/ malade fondée sur la confiance du patient en son médecin qui agit en son âme et conscience conformément  aux données de la science se trouve aujourd’hui ébranlée par le doute et l’urgence. A l’occasion de cette pandémie du Covid 19, les professionnels de la santé  se trouvent dans une situation où on ne peut parler de données acquises de la science (A),  et le traitement possible des symptômes du virus  pose un problème de prescription : il devrait être prescrit hors AMM(1) (B).

1/ Absence de données «Acquises»  de la science

Pour que les agissements du médecin soient corrects et non fautifs, il faut qu’ils soient conformes au comportement du médecin «raisonnable», agissant en «bon père de famille». Il faut que le soignant respecte les règles de l’Art et les données acquises de la science, c.-à-d. qu’il agisse en total respect des méthodes de diagnostic et de thérapeutique sur lesquelles il y a un consensus et qui ont été jugées adéquates par différents experts et divers  essais cliniques. Or, aujourd’hui, face à ce nouveau virus, il y a pas de données « Acquises » de la science, la communauté scientifique  au niveau  international est encore dans le doute.  La contamination par ce virus, sa possible mutation, font encore objet de tâtonnements, les traitements possibles pour arrêter son évolution, tels que l’usage du plasma des personnes guéries ou l’administration de  l’hydroxychloroquine  et son association à l’azithromicine font encore objet de polémique, les tests et les essais  cliniques actuels ne sont pas encore suffisants pour tirer des conclusions, qui ne seraient que hâtives.  Les recherches pour trouver un vaccin ont besoin de temps et d’expérimentations pour obtenir un consensus. On est donc en plein doute scientifique, l’attitude à suivre ne fait pas l’unanimité. Alors comment juger le comportement du médecin en ces temps de doutes et comment le protéger juridiquement d’un éventuel engagement de sa responsabilité ?

Les médecins doivent se fonder sur les recommandations qui commencent à voir le jour un peu partout dans le monde et dans les revues scientifiques reconnues et suivre les protocoles établis par l’INEAS(2). Deux guides ont déjà été établis : d’une part, « le  Guide Parcours du patient suspect ou atteint par le Covid-19 Consensus d’experts»(3),  qui détermine le parcours du patient aux urgences, au niveau des consultations spécialisées, établit certaines règles relatives au diagnostic, aux méthodes thérapeutiques et à  la prise en charge du malade. D’autre part, le « Guide parcours du patient suspect ou atteint par le Covid-19. Situations particulières. Consensus d’experts»(4) qui établit les recommandations des sociétés dites « savantes »,  c.-à-d. les sociétés tunisiennes de médecine spécialisée qui dressent les recommandations spécifiques relatives  à chaque spécialité ( l’anesthésie et la réanimation,  la cardiologie, la gériatrie,  l’ophtalmologie,  la radiologie,….) . Ces guides sont formulés de manière dynamique, ils peuvent être mis à jour et actualisés selon l’évolution des données scientifiques et académiques.

Ces différents protocoles issus d’un certain consensus des scientifiques jouent le rôle de normes de comportement qui tentent d’aider les médecins à prendre les décisions idoines. Elles ne sont pas obligatoires mais elles peuvent aider le juge ultérieurement, en cas de litige, à évaluer le comportement du médecin et savoir s’il peut être qualifié de fautif ou pas.

2/ Prescription hors AMM

Le principe est que le médecin est libre de prescrire le traitement qu’il estime adéquat selon l’état de son patient. Mais le principe aussi est que le médecin doit prescrire un médicament qui a respecté les normes de fabrication et de commercialisation en respectant entre autre l’autorisation de mise sur le marché (AMM) pour soigner les maladies indiquées dans le prospectus dudit médicament.
Toutefois, dans certains cas, les médecins se trouvent contraints d’utiliser le médicament pour une maladie autre que celle pour laquelle il a été mis sur le marché.
«L’ensemble des données disponibles sur le niveau global des prescriptions dites hors AMM ou encore « non conformes » en France permet de retenir un pourcentage de l’ordre de 20%. La prescription hors AMM n’est donc pas une pratique marginale(5)» .
La prescription hors AMM n’est donc  pas totalement exclue, ce qui permettrait d’utiliser l’hydroxychloroquine, mise sur le marché pour soigner et prévenir le paludisme,   indiquée «pour traiter les maladies articulaires d'origine inflammatoire, telles que la polyarthrite rhumatoïde, ou d'autres maladies telles que le lupus ou en prévention des lucites»(6) , pour traiter les symptômes du covid 19.

Toutefois, ceci nécessite le respect de certaines conditions: d’abord, il faut  que le ministère de la santé autorise l’usage de ce médicament hors AMM, décision  qui est en train  d’être étudiée. Le ministère vient dans ce sens d’accueillir l’avis favorable du Comité de Protection des personnes(7) pour un tel usage.

Néanmoins, une telle autorisation n’est ni une carte blanche pour un usage systématique ni une obligation pour le médecin de le prescrire, s’il estime  que l’état de santé de son patient ne le permet pas.

La prescription hors AMM, même si elle est autorisée par le ministère n’exonère pas le médecin de toute responsabilité. En effet, ce dernier doit  accomplir convenablement son obligation d’information. Cette obligation déduite  du code de déontologie médicale et entérinée par la jurisprudence doit être  accomplie convenablement. Le médecin est tenu d’informer son patient du fait que c’est un médicament qui n’est pas à la base destiné au traitement du Covid 19, qu’il risque d’avoir des effets secondaires, et le médecin est tenu de préciser tous les risques possibles encourus par ce produit de santé, qu’ils soient des risques fréquents ou rares, exceptionnels, minimes ou  graves.

Le but de cette obligation d’information dument accomplie est de recueillir le consentement «éclairé» du patient, c.-à-d. que son acceptation de subir le traitement soit basée sur une volonté libre et consciente,  un accord «en connaissance de cause».
Ce consentement éclairé devrait être formulé par écrit afin de faciliter sa preuve.

Le médecin qui accomplit ses obligations  convenablement pourra se prémunir contre tout engagement de sa responsabilité si des risques se réalisent ou des séquelles sont subies par le malade suite à ce traitement même quelques années plus tard.

Par ailleurs, les décisions de suivre cette thérapeutique devraient être fondées sur des examens préalables et concomitants au traitement afin de vérifier et de prouver que le traitement a été administré de manière raisonnable et que le comportement du médecin n’est pas considéré comme fautif.

En outre, une décision collégiale des médecins traitants pourrait être réconfortante pour le malade et protectrice pour les médecins dès lors qu’elle peut être un signe de consensus scientifique.

Pour conclure, il ne faut pas perdre de vue que l’acte médical est en réalité une atteinte autorisée à l’intégrité physique du malade, et que le médecin doit recueillir le consentement éclairé du patient dans les conditions normales d’exercice de la médecine et a fortiori lorsqu’il agit dans un cadre où le doute et l’incertitude sont les maîtres mots.

Aïda Caïd Essebsi Fourati
Agrégée en droit privé,
Maître de conférences
à la faculté des sciences juridiques,
politiques et sociales de Tunis
Responsable du master Droit de la santé

(1) Autorisation de mise sur le marché.
(2) Instance Nationale d’évaluation et d’accréditation en santé
(3) Version : 04 Avril 2020
(4) Version : 01 Avril 2020
(5) http://www.academie-medecine.fr/wp-content/uploads/2018/11/Rapport-Hors-AMM-pour-ANM-vs-26-11-18.pdf
(6) Indications qui figurent sur la notice du plaquenil, médicament comportant de l’hydroxychloroquine.
(7) Les comités de protection des personnes   ont été créés par l’arrêté du ministre de la santé du 13 janvier 2015, (relatif à la création des comités de protection des personnes se prêtant à l’expérimentation médicale ou scientifique des médicaments destinés à la médecine humaine et fixant leurs attributions, leurs compositions et leurs modalités de fonctionnement).Il existe aujourd’hui  des  comités  régionaux de Protection des personnes (au nord, au centre et au sud) et  depuis 2019, un comité national de coordination a vu le jour.