Taoufik Bourgou - Covid-19 et sécurité nationale: Quelles menaces pour la Tunisie ?
Par Taoufik Bourgou- Chercheur en science politique. CERDAP2 Sciences Po Grenoble. Les pandémies ont de tout temps fragilisé les pays. Le Covid-19 ne dérogera pas à cette constante. On ne peut se prononcer sur le bilan humain mondial et local. Il faudra laisser passer la séquence et sans doute revenir pour faire l’inventaire d’après catastrophe. Pour le Tunisie, le bilan épidémique semblerait moins lourd que prévu. On ne peut que s’en réjouir, même s’il est trop tôt pour tirer quelques enseignements. On attendra l’automne.
Le bilan économique et sécuritaire est d’ores et déjà lourd pour le monde entier. Il le sera pour la Tunisie. Bien plus, dangereusement, le Covid-19 a révélé nos affaiblissements, nos faiblesses, nos dépendances et nos insécurités futures. Stratégiquement et sécuritairement il faudra y remédier en urgence, car il y va tout simplement de la pérennité du pays et de la paix civile.
Un révélateur de nos affaiblissements
En 2010/2011, la Tunisie a subi un choc d’affaiblissement (nous utilisons ce terme et cette expression à dessein). La remise en question de certains mécanismes administratifs et institutionnels protecteurs des populations s’est faite dans le sillage du solde de l’ancien régime. Le suivi de la situation sociale, économique, le suivi de la chaotique urbanisation des dix dernières années ont été insuffisants pour ne pas dire inexistants. Or, en phase de pandémie, les protections se trouvent d’abord dans l’espace de vie du domicile, dans le cercle professionnel, dans l’espace de la vie économique au quotidien, dans la sécurité économique, on osera dire dans la sécurité des existences des populations. Or, ce que le confinement a révélé c’est tout simplement l’affaissement, sinon l’absence de certaines de ces protections. C’est ainsi que le poids de l’informel dans l’économie a été rendu plus visible par la contention. Si la part de l’informel et de l’illégal augmentent dangereusement dans une économie, en situation de crise majeur sanitaire ou sécuritaire, l’évaporation des revenus d’une majeure partie de la population la poussera à l’émeute. C’est le cas dans certaines villes italiennes et dans les quartiers nord de Marseille. Cela pourrait être le cas en Tunisie.
L’Etat s’est affaibli et a été affaibli au cours de la période 2010-2020 par l’absence d’une vraie politique de lutte contre réelle «mafiaisation» d’une partie de l’économie qui a sombré dans l’informel. Nous en voyons certaines des manifestations ces derniers jours. L’affaiblissement se remarque aussi dans l’incapacité d’imaginer une vraie politique de sociale, une vraie politique de sécurité des existences dont les vecteurs devaient être une réforme en profondeur du système de santé, non pas dans le sens de sa privatisation et sa rétrocession aux associations caritatives, mais dans le sens de sa reconstruction autour d’un triptyque : prévention, généralisation, distribution territorialement équitable des infrastructures de santé. Car la santé générale des populations constitue le socle de la sécurité nationale.
Le Covid-19 a révélé aussi notre affaiblissement en matière de traçabilité des populations en temps d’épidémie, mais aussi en situation de crise sécuritaire majeure. La Tunisie qui a jugulé admirablement la crise des réfugiés venant de Libye entre 2010 et 2011, a perdu son savoir- faire quand il a fallu rapatrier en bon ordre ses ressortissants et mettre en place un système de gestion de l’urgence avec l’ensemble de ses volets. En 2014, nous l’avions soulevé dans le cadre d’une publication(2). Dans une doctrine de sécurité nationale, ne pas envisager un rapatriement massif des 10% de sa population qui de fait vit à l’étranger est une faute de prospective. Or, en la matière, le Covid-19 a révélé une absence béante. C’est un chantier majeur auquel il faudra s’atteler, car rien n’indique qu’on soit à l’abri d’une forme d’urgence majeure avec un afflux de citoyens depuis l’étranger.
Mais l’affaiblissement majeur de l’Etat est économique. La Tunisie de 2020 s’est réellement appauvrie. L’Etat est devenu plus lourd, mais plus pauvre, comparativement à la période où l’Etat était mieux structuré entre 1972 et 1982. Nous en voyons les signes, les stigmates et les preuves. Le Covid-19 a montré sinon l’absence, du moins les limites des fonds d’urgence de l’Etat, tant en capital qu’en matériel. Nous n’avons plus de stratégie de gestion des crises majeures. Nous n’en disposons pas, car le cadre politique actuel a imposé une gestion du court terme, au jour le jour. La continuité de la stratégie de l’Etat n’est plus assurée en raison de l’absence d’une haute fonction publique stratégique. Rien n’est fait pour préparer l’avenir, qui avouons-le, risquerait d’être dramatique.
Prenons juste un exemple. Un ancien ministre de l’agriculture a annoncé en janvier 2019 que nous risquons de perdre 50% de nos terres agricoles en moins d’une génération, c’est-à-dire environ 30 ans. Une telle annonce nous a amené à vérifier la prévision, elle est vraie, même en dessous de la réalité. Une telle prévision devait devenir l’axe majeur pour toutes les politiques publiques du pays. Du foncier agricole, à l’écologique, en passant par l’urbanistique, les circuits de distribution, le stockage, les revenus des agriculteurs, le modèle de consommation, etc. Or, ce thème semble avoir disparu des analyses. Aucune trace dans la campagne électorale que nous avons vécue en 2019. Le Covid-19 nous l’a rappelé douloureusement et au détriment des plus nécessiteux de nos concitoyens. Non seulement nous n’avons pas de prospective (aucune institution n’en fait et les rares analyses sont trop faibles pour être citées), mais surtout nous n’avons même pas la culture des stocks stratégiques. Rappelons nous la perte de la récole de blé. L’absence de stocks stratégiques en denrées et en outils d’urgence a croisé dangereusement l’absence de fonds stratégiques, qui existaient pourtant du temps de Feu Si Hédi Nouira.
Un révélateur de nos faiblesses
Le Covid-19 a révélé notre dépendance vis-à-vis de l’étranger, y compris dans des secteurs où nous étions leaders en Afrique du Nord, voire en Afrique. La Tunisie s’est désindustrialisée, n’ayons pas peur de le dire. Nous avons perdu aussi en attractivité. Nous aurions été le partenaire majeur si on avait eu la « stratégie de la courte distance» qui m’est très chère. En lieu et place d’une réflexion sur une vraie stratégie industrielle, une vraie politique d’infrastructures d’attractivité, nous avons privilégié une politique d’importations consumériste. Cette stratégie de court terme s’est révélée dramatique dans le moment de crise que nous vivons. Elle sera encore plus dangereuse dans les mois qui viennent. Non seulement il y a une perte d’employabilité, mais surtout une perte capacitaire. A titre d’illustration, la Tunisie aurait dû être exportatrice de petit matériel et de textile médical. Nous avons reculé, d’autres ont pris la place. Notre recul est visible dans tous les domaines qui auraient pu jouer un rôle majeur comme amortisseurs de la crise post-Covid-19 qui s’annonce. On est en droit de nous interroger sur la stratégie industrielle, sur celle de l’innovation, de la formation universitaire, sur celle des infrastructures majeures. Nos faiblesses se sont révélées criantes. Il est temps d’y remédier. Car la sécurité économique et industrielle constitue un volet majeur de la sécurité nationale.
Un révélateur de nos dépendances
Elles sont criantes aussi. Nous sommes désormais un pays qui dépend de l’étranger pour sa survie, le mot est faible. Certes, nous ne faisons pas exception. Même les Etats-Unis, la France, l’Italie et l’Espagne, pour ne citer que cela dépendent de l’extérieur pour nombre de produits stratégique. Mais notre dépendance vis-à-vis de l’extérieur dépasse le stricte cadre de la gestion d’une pandémie. Nos dépenses courantes, nos investissements publics, nos moyens d’action et d’infrastructures de l’Etat dépendent de l’aide extérieure plus fortement aujourd’hui qu’avant 2010, ce n’est pas un délit d’opinion que de le clamer. Cela se remarque moins lorsque le monde et nos partenaires connaissent une croissance économique. Mais en situation de crise majeure, économique comme celle qui s’annonce, les équilibres majeurs du pays sont en danger. Sans un rééquilibrage, sans une recherche de ressources internes pour diminuer la dépendance vis-à-vis des aides et des dons pour les dépenses courantes de l’Etat, nous serons dans une aliénation de la sécurité nationale du pays. Là aussi, un bilan et un plan national de mobilisation de ressources permettrait de diminuer les dépendances, de les rendre plus conjoncturelles et moins structurelles. Augmenter les fonds propres, c’est augmenter la résilience du pays face à un choc économique qui menace une majeure partie de la composition du PIB.
Le Covid - 19 révélateur de nos insécurités futures
Notre histoire nous l’a enseigné depuis la seconde moitié du XIXe siècle. La stabilité de notre pays passe par la sécurisation de la vie de nos concitoyens. Une sécurité des existences. Nos révoltes sont des révoltes économiques et sociales, les changements de régimes que nous avons connus, aussi loin que nous remontons dans l’histoire, sont issus de la révolte sociale. Le Covid-19 est un choc extérieur que le monde n’a pas anticipé, ses incidences seront très profondes sur l’économie mondiale et sur la notre tout particulièrement. Il a révélé nos affaiblissements (dans affaiblissement il y a l’action volontaire), nos faiblesses structurelles. Il révèle nos insécurités. Au premier chef, les insécurités économiques pour une frange non négligeable de la population avec un choc de pauvreté qui a surpris plus d’un, mais qui avait été décrit et documenté depuis trois ans par différents Think Tanks étrangers. Ces insécurités économiques peuvent se muer en défiances sociales et politiques annonciatrices d’instabilités futures si on n’y prend pas garde. Nos insécurités sont aussi frontalières et importées. Nous dépendons trop de nos voisins, même si par ailleurs ils nous sont chers. Si une partie du territoire dépend du transfrontalier et de surcroit informel, qui s’est bâti sur l’affaiblissement et la faiblesse de l’Etat, alors la faiblesse devient stratégique et à terme pourrait mettre en péril la pérennité de l’Etat et de la République. Nos insécurités futures sont à lire aussi dans la part de nos dépendances alimentaires, sanitaires en termes de médicaments et dispositifs de santé. Mais la liste est longue.
Le Covid - 19, une opportunité pour tout revoir
La pandémie nous impose la modestie de tracer quelques lignes d’horizon tant le pronostic est difficile à faire à brève échéance. Néanmoins, il faudra reconstruire le politique à l’aune de trois impératifs immédiats.
Le premier impératif, celui de l’internalisation des sécurités alimentaires et sanitaires dans la sécurité nationale. Nous l’avions souligné en 2014. Le dire comme un slogan ne servirait à rien. Internalisation, signifie la reconstruction d’une stratégie nationale, une réécriture de la doctrine de sécurité nationale. Une réécriture qui doit se décliner techniquement en création de stocks stratégiques, en sécurisation de certains secteurs, en sanctuarisation du patrimoine industriel.
Le second impératif est celui de la stratégie de sécurité sanitaire nationale avec tout simplement une reconstruction de la santé préventive, un plan hospitalier national et surtout un plan de sécurisation des parcours de soin et enfin, une sécurité capacitaire de l’hôpital public.
Le troisième et dernier impératif, celui d’une réflexion sur notre insertion régionale et sur la stratégie d’attractivité du pays. Sans trop alourdir le propos, la stratégie actuelle a produit de la dépendance et a alourdit les contraintes extérieures. Celle à venir et qui reste à écrire devrait être centrée sur la flexibilité et la résilience d’un outil de production.
Plus fondamentalement, disons-le sans ambages, les politiques mises en œuvre depuis 2011 ont fragilisé l’Etat, ont fragilisé la position du pays dans son contexte géopolitique immédiat. Le Covid-19 a révélé ces fragilités structurelles. Le choc économique à venir pourrait approfondir les fissures. Avant même la sortie du confinement, il faudra aux responsables politiques revoir l’ensemble de leur stratégie pour le pays. Formulée avec la pandémie, celle-ci est d’ores et déjà caduque. Nous entrons dans un temps nouveau, il faut l’aborder avec une autre stratégie, celle des années 2010 à 2020 est obsolète.
Taoufik. Ch. Bourgou
Chercheur en science politique. CERDAP2 Sciences Po Grenoble. Executive Director of Global Geo-Strategy and National Security Intelligence.www.ipa3s.org. Prochain ouvrage à paraitre Risques et guerres. Systèmes de risques, systèmes de conflits.
Lire aussi
(2) Bourgou. T Quelle sécurité pour la Tunisie ? 2015-2020.