Je suis votre chef, donc je vous suis
Par Hédi Béhi. Pour avoir rendu d'éminents services à la cause nationale qu'il a payés de sa vie, en l'absence des chefs de la résistance exilés par la France, Ferhat Hached a grandement mérité de sa patrie. Mais on n'a rien dit à son propos, si on n'a pas mentionné cette belle oeuvre attachée à son nom, l'Union générale tunisienne du travail, (l'Ugtt) le premier syndicat ouvrier autochtone en Afrique et dans le monde arabe; Il l'a conçu, dorloté, porté sur les fonts baptismaux jusqu'à la dernière minute.
Pour créer son syndicat, il avait pratiquement écrémé la société tunisienne. Jugez-en : Mahmoud Khiari, haut fonctionnaire international, Mustapha Filali, ministre dans le premier gouvernement de l'ndépendance, Chédli Klibi frais émoulu de la Sorbonne, Ahmed Ben Salah, professeur d'arabe qui succèdera à Ferhat Hached étaient des syndicalistes. Quant au cheikh Mohamed Fadhel Ben Achour que Bourguiba considérait alors comme la tête pensante des ulémas de le grande Mosquée, Hached avait tenu à ce qu'il copréside avec lui le congrès constitutif de la centrale. Une véritable dream team qui ne déparerait pas les plus grands syndicats d'Europe et d'Amérique.
Ce n'était pas son seul trait de génie. Tournant le dos à l'ouvriérisme primaire qui avait cours dans les années 50, Hached s'est fait entourer d'intellectuels. Une véritable révolution. Instinctivement, et sans avoir lu Gramsci et sa théorie sur les intellectuels organiques, il avait compris que ces intellectuels étaient les mieux à même de comprendre les ouvriers et de faire entendre leur voix tout en canalisant leurs énergies.
Bourguiba n'en pensait pas moins. Dans ses Mémoires parus récemment (1), Taïeb Baccouche, professeur universitaire, est revenu sur l'audience que lui avait accordée Bourguiba le 18 juin 1981, le jour même de son élection à la tête de la centrale ouvrière comme le voulait la tradition. «Enfin, un secrétaire général digne de l’Ugtt», s'est exclamé Bourguiba en le recevant. Il lui fera part de sa satifaction de voir un «homme cultivé à la tête de l’Ugtt. "Il était temps d’en finir avec des gens dont le seul bagage intellectuel se limitait au certificat d’études primaires, lui a-t-il lancé.
Aujourd'hui, l'Ugtt est la première force du pays, une véritable institution, le seul contrepoids face à une Ennahdha plus arrogante que jamais, un acteur incontournable de la scène politique, économique et sociale tunisienne. Au faîte de sa puissance, elle est adulée par ses partisans, crainte par ses adversaires, ménagée par la presse. Ce qu'on attend d'elle, aujourd'hui, c'est de canaliser la verve revendicatrice de sa base alors que le pays est en butte à une crise protéiforme, de devenir réellement, une force de propositions au lieu de se limiter à lancer des mots d'ordre de grèves, d'en finir avec cette image d'Epinal d'une classe ouvrière qui a toujours raison quoi qu'elle fasse. Il s'agit de protéger l'Ugtt d'elle-même, de ses tentations en cédant à l'ivresse du pouvoir. Par ces temps troubles, la Tunisie a plus qu jamais besoin d'elle, car rien ne pourra se faire sans l'Ugtt de Hached.
Montesquieu nous avait prévenu il y a deux siècles : «tout homme (ou institution) qui a du pouvoir est porté(e) à en abuser.
Disons-le sans embages : ce serait alors en toute beauté et en toute jeunesse la porte grande ouverte à toutes les dérives.
Hédi Béhi
(*) Mémoires de Taïeb Baccouche : Le président Bourguiba tel que je l’ai connu Edit. Leaders