La fripe entre succès et anarchie
Par Ridha Bergaoui - Autrefois, les vêtements, confectionnés d’une façon artisanale, et les chaussures revenaient très chers. Dans les familles ils sont réparés, raccommodés et passaient des aînés aux plus jeunes jusqu’à usure complète.
Le développement des industries textiles et le prêt à porter en grandes séries, l’amélioration du pouvoir d’achat et du niveau de vie des habitants des pays développés ont réduits considérablement le prix du vêtement et généré de grosses quantités de produits usagés. L’utilisation du neuf et des articles à la mode s’est partout généralisé.
Les articles usagés, initialement donnés pour être utilisés par les pauvres, font de nos jours l’objet d’un commerce international florissant. Avec la crise, la fripe est en plein boom, elle explose. Elle se porte à merveille et est probablement le secteur qui s’en sort le mieux. S’habiller bien, à la mode et pas cher est devenu possible avec les fripes. La fripe n’est plus destinée aux pauvres mais des couches moyennes et aisées en profitent également.
La fripe un produit tendance
Partout dans le monde, de nombreuses associations caritatives opèrent dans le ramassage des vêtements usagés. Des bornes ou bennes placées dans les principales rues passantes des villes reçoivent les vêtements usagés déposés par les citadins. Des campagnes de collecte sont régulièrement organisées. Des ramasseurs collectent et transportent ces vêtements vers des entrepôts où ils seront soit mis en ballots et vendus soit triés. Des fins de séries, des invendus de magasins, des articles obsolètes… sont également ramassés.
Ces vêtements usagés, donnés généreusement, sont théoriquement destinés à être distribués aux personnes nécessiteuses. Toutefois, la plus grande partie de ces vêtements, fait l’objet de transactions commerciales et est vendue à des commerçants de fripes qui les exportent essentiellement en Afrique.
Les articles de fripe sont de nos jours à la mode et des magasins spécialisés, installés parfois dans des quartiers de luxe, vendent des vêtements usagés, anciens ou « vintage ». Le client, surtout les jeunes, sont de plus en plus séduits et ont une image positive de la fripe considérée comme produit pas cher, original, de qualité et écologique. L’aspect usagé est une tendance largement exploitée en marketing par les modélistes des jeans. Ces pantalons sont délavés, grattés, déchirés, poncés, salis… et très appréciés par les jeunes.
La fripe fait le bonheur de nombreux artistes et de spécialiste de mode qui trouvent dans ces produits diversifiés une véritable source d’inspiration pour créer et innover.
L’aspect écologique est de plus en plus mis en avant dans le cadre de préservation de la planète et la lutte contre le réchauffement climatique. Donner une seconde vie aux objets permettrait d’épargner des ressources, de réduire la pollution et l’émission de gaz à effet de serre.
La fripe présente des avantages certains
La fripe présente de nombreux avantages:
• Prix abordables, en fonction de l’état du produit et sa valeur initiale
• Vêtements de qualité
• Vêtement original, pièces uniques
• On peut trouver aussi bien de vieux vêtements «Vintage» que des vêtements des marques
• La fripe fait travailler beaucoup de monde (depuis les usines de triage jusqu’au simple vendeur de détail)
• Pour être commerçant, il faut peu de chose et des moyens limités
En Tunisie, la fripe est devenue un sport national où tout le monde s’adonne pour dénicher dans les tas, déposés parfois à même le sol, les articles les plus intéressants. On trouve de tout : vêtements pour tous y compris des sous-vêtements, draps, couvertures, rideaux, tous types de chaussures, jouets et bibelots, petit électroménager…
Un produit qui porte atteinte à la souveraineté du pays
La fripe présente malheureusement de nombreux problèmes:
• Dégradation de l’environnement, gourbification des villes. Les fripes envahissent trottoirs, rues, places… Avec des planches et des barres de fer, les vendeurs bricolent de petits abris provisoires. Dans les marchés hebdomadaires, les vêtements sont parfois placés à même le sol, tout près des tas d’ordures puantes
• Destruction des secteurs industriels importants de la chaussure et du textile/habillement avec perte d’emplois et diminution d’entrées de devises
• La fripe est en grande partie un secteur informel
• On reçoit les déchets venus d’ailleurs (produits poubelle), même si ces objets sont réutilisés, ils finissent dans nos décharges et polluent notre environnement
• Les marchés hebdomadaires ne disposent d’aucune commodités (toilettes, point d’eau …). Ils peuvent représenter des sources de contamination et de transmission de maladies
• L’importation de la fripe crée une dépendance vis à vis de étranger. La fripe est devenue un produit stratégique au même titre que les céréales ou autres produits alimentaires
• La fripe a entrainé l’abandon des costumes traditionnels pour s’habiller à l’européenne et le déclin de l’artisant.
• Les vêtements sont à des prix abordables, on se retrouve vite avec des pièces qui nous encombrent et dont on n’a pas besoin.
• Certains articles peuvent représenter des dangers sanitaires comme les sous-vêtements, chaussettes, chaussures, draps, les peluches et jouets pour enfants, couvre chefs…
La fripe en Tunisie
En Tunisie, l’importation, la transformation et le commerce de la fripe sont strictement règlementés. L’activité est régie par le décret 2005-2038 du 18 juillet 2005 modifiant et complétant le décret 95-2395 du 02 décembre 1995. Les ministres du commerce, de l’intérieur, de l’énergie, des finances, de l'industrie et des affaires sociales sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution de ce décret.
Une cinquantaine d’usines sous régime d’entrepôts industriels, importent et traitent la fripe. Ces usines sont appelées à exporter au moins 30% et transformer au moins 20% des quantités importées. La fripe est importée en vrac dans les sachets de collecte munie d’une attestation prouvant que le produit est dépourvu de microbes ou d’insectes nuisibles.
La fripe arrive par containers et les ballots sont ouverts et tout est minutieusement trié. Les vêtements sont classés selon la qualité, l’état, la saison… Le premier choix, appelé « la crème », est réexporté vers l’Europe, le deuxième est destiné au marché local, le troisième choix est exporté vers les pays africains et le quatrième est destiné à la destruction pour en faire soit des chiffons soit effiloché et utilisé pour l’isolation ou utilisé dans la confection de matelas.
Les chaussures, sacs, jouets et autres articles (autres que des vêtements) importés accidentellement doivent être réexpédiés ou détruits.
L’autorisation de vente sur le marché local de la friperie est soumise à des demandes de quotas étudiée par une commission spécialisée. Les usines vendent leurs produits à des grossistes qui doivent exercer leur activité dans la zone où la quote-part a été attribuée. Les détaillants également doivent exercer dans la limite des régions autorisées.
Le texte prévoit des sanctions en cas d’infraction allant jusqu’à la fermeture des locaux industriels ou de vente.
Les vendeurs de détails écoulent leurs produits soit dans des magasins spécialisés soit dans les marchés hebdomadaires. Les réseaux sociaux et l’Internet sont également utilisés, surtout pour séduire la clientèle jeune à la recherche d’un produit haut de gamme, moderne et original. Les prix de la fripe varient selon la pièce d’un dinar à parfois deux cents dinars et plus. Le produit de marque et les chaussures de sport et baskets.
Un produit victime de son succès
Avec la demande de plus en plus importante, les gains importants générés par cette activité et les restrictions imposées par la réglementation, de nombreux circuits de contrebande et de marchés parallèles ont été mis en place. Au moins la moitié si non la plus grande partie de la fripe commercialisée ne provient pas des usines officielles. Des articles interdits (chaussures, sous-vêtements…) se retrouvent dans les magasins qui ont pignon sur rue et les marchés hebdomadaires.
Les autorités font semblant de ne rien voir, certainement en raison de l’aspect social de cette activité. Malheureusement la fripe déborde et commence à représenter un réel danger pour les citoyens, l’environnement, le commerce et l’économie du pays.
Le pays finit par donner l’impression de devenir la poubelle des pays développés comme la France, l’Italie et les Etats-Unis. Ces pays se débarrassent de leurs déchets et les expédient vers les pays défavorisés comme la Tunisie. Ils reçoivent en retour « la crème » vendue dans les magasins de luxe et Vintage. En inondant les marchés de ces produits poubelle, ils détruisent le secteur industriel fragile des pays pauvres, créent une dépendance et transforment les villes en « villes dépotoirs ».
Les municipalités ne semblent s’intéresser qu’aux recettes générées par la location des espaces réservés aux marchés hebdomadaires de la fripe sans faire le moindre effort pour investir dans l’aménagement de ces espaces.
Eviter que la fripe soit un désastre national
Certes la fripe présente des avantages et redonner une seconde vie à des vêtements est très louable. Toutefois la fripe semble échapper aux contrôles officiels et risque de présenter de réels dangers.
La législation actuelle est dépassée et obsolète. Il faut la remettre à jour pour mieux organiser et encadrer ce secteur devenu primordial et stratégique pour nombreux de nos concitoyens afin de s’habiller d’une façon décente et à moindre cout. Il n’y a aucune raison d’interdire l’importation de la fripe devenue indispensable, il est cependant inconcevable de se faire envahir par la fripe qui commence à dégorger de partout.
L’aspect esthétique et urbanistique des villes et la préservation de l’environnement sont très importants à prendre en compte. Les marchés hebdomadaires et autres lieux de vente de la fripe doivent être aménagés et disposer de commodités minimales (eaux, électricité, toilettes…).
Préserver, protéger et encourager les industries et les commerces du textile, de l’habillement et de la chaussure et l’artisanat est une nécessité pour sauver des emplois et développer l’économie nationale.
Afin d’éviter que nos vieux habits et souliers finissent dans nos poubelles, on peut envisager, à coté des campagnes de bénévolat actuels au profit de certaines associations, placer des bornes de ramassage et des points de collecte pour récupérer ces articles et les recycler. Ce ci s’inscrit dans la tendance écologique et permet de créer de nouveaux emplois.
En Tunisie, l’importation et le commerce de la fripe est strictement réglementé. Toutefois une grande partie n’obéit pas à cette réglementation et provient de la contrebande et des circuits parallèles. Ces produits peuvent représenter un réel danger pour le citoyen et pour l’économie nationale. Il y a lieu de revoir ce secteur, l’encadrer, l’assainir des intrus et sauvegarder l’intérêt de tous les partenaires. La fripe ne doit pas nuire à la santé du citoyen, à l’environnement ou au développement des secteurs économiques et industriels nationaux.
Ridha Bergaoui