La crise énergétique «symptôme» d'une transition écologique mal préparée
Par Pr Samir Allal
Résumé: Depuis plusieurs mois, les prix de l’énergie flambent, laissant craindre des tensions géopolitiques accrues. La crise actuelle traduit un manque d'anticipation et l'irresponsabilité des dirigeants en matière climatique.
1- Des défis complexes combinés à des menaces anciennes
Le monde se dirige-t-il vers une crise énergétique durable ? Rentre-t-il dans une ère de changement écologiques, de destructions sociales, de mutations irréversibles et d’incertitudes totales ?
En quelques mois, le prix du gaz a connu une hausse record, entraînant dans son sillage celui de l'électricité et poussant également à la hausse le prix du charbon et du pétrole. L’inflation internationale, couplée à un manque de main-d'œuvre occasionne déjà des pénuries de courant dans certains pays, contrainte de fermer des usines, ou bien des ruptures d’approvisionnement aux stations-services.
De nombreux pays ont de plus en plus de mal à couvrir leurs besoins en énergie, une situation qui en pousse certains à privilégier, à nouveau, le gaz ou le charbon, malgré leur coût écologique. Par conséquent, les émissions de CO2 pourraient connaître une forte progression.
L’efficacité énergétique dans tous les pays, dans tous les secteurs et dans les territoires reste une priorité. Elle permettrait la réduction des coûts pour les consommateurs, une meilleure compétitivité économique, une diminution des investissements nécessaires pour les infrastructures énergétiques et la « neutralité carbone ».
La transition vers les énergies renouvelables à grande échelle est à la fois un processus, coûteux et difficile à anticiper, dans la mesure où il repose sur des technologies nouvelles, dont l'efficacité doit faire ses preuves à l'usage.
Or, nous avons entrepris le chantier de la transition sans encadrer les prix de l'énergie, qui évoluent au gré de l'offre et de la demande. Sans filet de sécurité, un imprévu conjoncturel comme celui qui nous frappe aujourd'hui risque d'avoir un effet désastreux pour le climat, avec un repli vers des énergies plus accessibles en termes de prix mais très polluantes.
Une telle prévision nous inquiète, quelques mois après le sommet de la COP26 à Glasgow. Le principe de faire payer les émissions de GES est un bon moyen pour pousser les entreprises à entreprendre des transformations de leurs modes de production vers les énergies vertes.
Cet outil devait être une taxe fixant le prix de la tonne de CO2 et qui augmente chaque année, à mesure que se développent les moyens de productions énergétiques alternatifs. Le problème c'est que ce système n'a jamais été appliqué aux entreprises.
À la place, l'Europe par exemple a ouvert un marché des droits à polluer, et distribué gratuitement des bons fixant des seuils d'émission de CO2 au-delà desquels les entreprises doivent payer leurs émissions de GES. Comme ces seuils étaient très hauts, beaucoup d'entreprises restaient en dessous de la limite et revendaient une partie de leurs droits sur les marchés, permettant aux vrais gros pollueurs de continuer leurs activités à moindre coût.
Actuellement, avec la crise énergétique qui conduit à un repli sur les énergies disponibles parfois très polluantes, le prix de la tonne de carbone augmente considérablement et fait l'objet de spéculations, avec des acteurs qui achètent en espérant revendre plus cher, misant sur une aggravation de la crise.
Soumis à la loi de l'offre et de la demande, ce système est une catastrophe qui n'a plus rien à voir avec la défense de l'environnement.
2- Loin d’unifier la nature divise : tout doit radicalement changer sans que rien ne change
L’Afrique est le continent le plus vulnérable face à cette nouvelle flambée des prix de l’énergie. Avec une transition démographique élevée, l’Afrique est en proie à des crises politiques, économiques, sanitaires et écologiques majeures.
Même si l’Afrique ne représente que 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre (et que les émissions d’un habitant du continent restent 13 fois moins importantes que la moyenne mondiale), les efforts en matière de transformation énergétique de son modèle de développent ne sont pas suffisant pour donner accès à l’énergie pour tous et lutter contre la précarité et le dérèglement climatique.
En même temps, les cent entreprises responsables de 70% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, et parmi elles, Gazprom, Armaco, China Energy sont les trois premières multinationales, qui régurgitent le plus de CO2 et poussent par tous les moyens (lobbying, soft power, greenwashing, corruption, etc…) à perpétuer notre addiction au carbone.
Inconnues du grand public, ces trois entreprises sont les championnes internationales de pétrole, de gaz et du charbon. Elles sont au cœur d’un « capitalisme fossile ». Si ce trio était un pays, il incarnerait la troisième nation la plus émettrice, juste derrière la chine et les États-Unis. En continuant coûte que coûte à extraire les ressourcent des entrailles de la Terre, ces multinationales attisent sciemment les flammes qui brûlent notre planète et agissent en « criminels » climatiques.
La crise actuelle n’est pas seulement un important décalage entre l'offre et la demande, avec une reprise économique plus forte que prévue et un approvisionnement limité, notamment du fait de la pandémie de Covid-19. Elle illustre les ratés des mesures mises en place pour lutter contre le réchauffement climatique. De ce fait elle bouscule, nos règles du jeu, notre horizon et notre manière de penser. Sa nature multidimensionnelle souligne la relation « complexe » entre changement climatique, ressource, sécurité et résilience.
L’impact du changement climatique sur la sécurité, doit être appréhendé comme un des facteurs conduisant aux conflits et multiplicateurs des risques. Il n’est pas étonnant que les pays les plus touchés soient les plus vulnérables aux conflits. Au-delà d’une gouvernance renouvelée du monde, il s’agit de repenser l’action publique elle-même et de faire de nouveau des services publics de véritables bien communs.
Le foisonnement récent d’initiatives sur les questions de la sécurité et de la transition « bas-carbone » incite à sérier ces questions afin d’organiser l’action de façon plus efficace et amplifier considérablement le refus d’autonomiser l’économie au détriment des sociétés. Intégrer la politique climatique et la politique énergétique permettrait d’augmenter les moyens disponibles, rendant aussi accessibles, des solutions globales plus à la hauteur des nouveaux enjeux géopolitiques.
La réappropriation citoyenne de ces enjeux est une étape essentielle pour réussir une mobilisation positive en faveur des projets clairs et audacieux bas carbones. En donnant à chaque personne le droit de participer aux décisions, on facilite leur mise en application. Les sociétés solidaires et démocratiques sont plus capables de faire face aux grands bouleversements et aux risques.
La façon dont nous regardons ces enjeux doit radicalement changer. Il est vain de régler quoi que ce soit dans un illusoire « chacun pour soi », ni en comptant sur le marché et sa sacro-sainte « concurrence libre et non faussée » cher aux néo-libéraux.
3- L’avenir de l’espèce humaine est inclus dans la nature : si nous n’agissons pas vite, nous irons vers plus de difficultés
Réduire les inégalités des revenus et des conditions de vie, est devenu un objectif de salubrité publique. Les services publics, doivent garantir à chaque personne l’égalité d’accès aux droits et aux réseaux essentielles, à la vie actuelles en répartissant le coût avec justice.
Oui, il faut tout changer : nos modes de production, de consommation et d’échange avec le souci de ne plus prélever à la nature davantage qu’elle peut reconstituer dans un délai supportable. La transition vers un système bas-carbone soulève des enjeux transversaux de redistribution des richesses, des pouvoirs et des risques.
La prise en charge de ces risques et de ces enjeux, à la recherche l’optimum collectif et d’une meilleure compétitivité, ne va pas de soi. Elle renvoie à la manière d’aborder ces enjeux et à la forme de gouvernance des politiques mises en œuvre et leur acceptabilité.
Il est urgent d’organiser une économie où coïncident les cycles de la vie individuelle et collective et ceux de la génération de la nature ; de pousser à la mobilisation écologique et sociale dans tous les secteurs de la société pour fixer les grands objectifs ; d’anticiper les filières et les métiers dont nous avons besoins et enfin coordonner les acteurs.
Si nous n’agissons pas vite, pour réussir cette transition, nous irons vers plus de difficultés dans l’accès à l’eau, à l’électricité, à la mobilité, plus de migrations, plus de conflits. Le coût de l’inaction serait à terme supérieur au coût que représenterait la transition.
Pour sortir de ce cercle vicieux, où flambée des prix, dérèglement du climat, insécurité et vulnérabilité s’entretiennent mutuellement, la transition bas-carbone doit combiner des actions structurantes de long terme et des actions ayant des effets rapides, afin que la population perçoive les « dividendes » de la transition.
4- Laisser aux marchés le soin de réguler la transition est une grave erreur : la certitude de la catastrophe climatique semble plutôt paralyser l’action
La crise énergétique que nous traversons est le symptôme d'une transition écologique mal préparée. Laisser aux marchés le soin de réguler la transition énergétique est une grossière erreur. On parle à satiété de « révolution », « de transformation radicale », de «collapse».
Mais, on constate que rien ne vient traduire nos angoisses en un programme d’action mobilisateur à l’échelle des enjeux. Chaque publication des scientifiques du GIEC entraîne des réactions exaltées pour contrer la catastrophe annoncée, mais il nous manque les relais, la motivation, la direction qui permettraient d’agir.
L’appel à l’action ne ressemble en rien à ce que nous avons pu connaître lors des épisodes de développement ou de globalisation : comprendre la situation suffisait à mobiliser. Aujourd’hui, la certitude de la catastrophe climatique semble plutôt paralyser l’action.
En simplifiant, on peut dire que les énergies, depuis deux siècles, se mobilisent aisément quand il s’agissait d’accroitre la production, et de rendre un peu moins juste la distribution des richesses obtenues.
En tout cas, il n’y a pas d’alignement instinctif entre les représentations du monde, les énergies à déclencher, les valeurs à défendre. Tous les instincts sont, au contraire, tournés vers la « reprise » à l’identique de l’ancienne façon de concevoir la production.
Il est urgent de diagnostiquer la source de cette paralysie et de chercher un nouvel alignement entre les angoisses, l’action collective, les idéaux et le sens de l’histoire. On commence à comprendre les sources de la paralysie quand on s’aperçoit que la direction même de l’action s’est inversée.
Le développement allait indiscutablement dans le sens de l’histoire, Or, aujourd’hui avec les problèmes globaux d’environnement, l’augmentation de la production, la notion même de développement, celle du progrès apparaissent comme autant d’aberrations auxquelles il faudrait remédier.
5- Donner la priorité au maintien des conditions d’habitabilité de la planète et pas à la production
Associer la production à la destruction des conditions d’habitabilité de la planète entraine une crise dans les capacités de mobilisation. Il est donc pas étonnant que l’énormité des menaces prévues par les experts ait si peu d’effet pratique.
C’est l’équipement mental, moral, organisationnel, administratif, juridique si longtemps associé au développent qui tourne à vide parce qu’il était fait pour diriger l’attention vers ce qui est devenu une impasse. Aujourd’hui la direction des affaires a visiblement changé, mais le nouvel équipement qui permettait de passer à l’action n’est pas encore élaboré.
On en reste à l’angoisse, à la culpabilité et à l’impuissance. L’inflexion décisive, c’est donner la priorité au maintien des conditions d’habitabilité de la planète et non pas au développent et à la production.
En ce sens, il ne s’agit pas de seulement limiter le « productivisme », mais, comme le demande Dusan Kazik, de se détourner tout à fait de l’horizon de la production comme principe d’analyse des relations entre les humains et entre les humains et ce dont ils apprennent à dépendre.
En effet, l’inconvénient de l’attention exclusive pour la production, c’était de réduire tout ce qui est nécessaire à son mouvement au simple rôle de ressources. Or la planète engendrée par les vivants au cours des millénaires entoure, enveloppe, permet, autorise, assure bien plus que des ressources pour l’action humaine.
Comme le montre l’histoire longue de la Terre, ce sont, les vivants qui ont permis la continuité de l’existence terrestre qu’ils ont eux-mêmes créée au fil des milliards d’années-climat, atmosphère, sol et océans compris.
6- Le système de production n’est qu’une partie : il ne s’agit pas de « décroitre » mais de prospérer
Le système de production se trouvent en fait encastré, enveloppé dans une tout autre organisation qui fait porter l’attention sur des pratiques qui favorisent l’engendrement nécessaire au maintien des conditions de vie- ou qui les détruisent. Il n’est qu’une partie et pas la plus importante de cet ensemble : de central, il est devenu limité. La périphérie en revanche, a pris toute la place.
« Produire, c’est assembler et combiner, ce n’est pas engendrer, c’est-à-dire faire naître par des soins la continuité des êtres dont dépend l’habitabilité du monde ». Pour Bruno Latour, au « lieu de l’étrange métaphore de développement, il serait plus utile, pour capter ce renversement, de parler d’enveloppement : toutes les questions de productions sont entourées, empaquetées dans des pratiques d’engendrement dont elles dépendent ».
Nous sommes habitués à comprendre la croissance comme le seul moyen de nous tirer d’affaire en oubliant la destruction qu’elle cause, alors que la prospérité a toujours dépendu des pratiques d’engendrement.
Il ne s’agit plus de « décroitre » mais d’enfin prospérer. Et, pourtant, aucun réflexe conditionné, aucun instinct, aucun affect ne traduit encore un tel basculement au point d’être devenu le nouveau sens commun. Le doux euphémisme de « transition » souligne aussi mal que possible ce qui est bel et bien un violent renversement. C’est sur cette tension que se situe la nouvelle donne.
La question-clé n’est pas, comme auparavant, celle des seuls conflits à l’intérieur du système de production, mais celle de la relation nécessairement polémique entre maintien des conditions d’habitabilités et système de production. Cette tension de deuxième rang fait la nouveauté de la situation.
Assumer de prendre en charge pour chaque sujet, chaque territoire, le monde où l’on vit en le reliant explicitement au monde dont on vit « allonge l’horizon » de l’action et définit le sens de l’histoire.
Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay