Mohamed-El Aziz Ben Achour: La tolérance dans l’histoire de l’Islam
Dans le discours philosophique, idéologique et politique du monde arabe et musulman actuel, un concept fait florès. Il s’agit du tasâmuh, la tolérance. Par le truchement des médias et des réseaux sociaux, son emploi est fréquent mais cela ne signifie pas qu’il s’agit d’une valeur apparue récemment, au contraire. En effet, non seulement sa conceptualisation, fondée sur les préceptes coraniques, mais aussi sa mise en œuvre sont fort anciennes. Versets du Coran et recommandations du Prophète soulignent la corrélation entre le puissant sentiment d’appartenance communautaire qui doit unir les croyants et leur attitude bienveillante à l’égard des non-musulmans en terre musulmane, notamment les «gens du Livre» (juifs et chrétiens). Moïse et Jésus ont dans le Coran, comme on le sait, un statut de prophètes vénérés.
Dans son ouvrage sur les Fondements de l’ordre social en Islam (1964), le cheikh Mohamed-El Tâhir Ben Achour (1879-1973) consacre des développements importants à la tolérance (tasâmuh). Il souligne que si ce mot a été forgé au XIXe siècle par les chercheurs traitant des religions, il dérive d’une notion bien établie en théologie et dans les sociétés islamiques qui est celle de samâha, c’est-à-dire la bienveillance du musulman à l’égard de l’autre. Alors que le philosophe anglais John Locke a défini la tolérance comme le fait de «cesser de combattre ce qu’on ne peut changer», pour Ben Achour, la vertu essentielle de la tolérance est qu’elle s’exerce précisément dans les situations où l’Etat et la société, ayant les moyens de le faire, seraient tentés de donner libre cours au fanatisme religieux. A cette approche juridico-théologique, il nous a paru intéressant d’ajouter l’approche historienne.
La question qui se pose est de savoir si cette tolérance, ayant rapidement poussé sur le terreau des recommandations religieuses et des dispositions juridiques, s’est maintenue au cours des siècles grâce à une conviction et une culture bien enracinées dans la société ou bien principalement par la volonté du pouvoir politique. Les spécialistes ont attiré l’attention sur un fait paradoxal et consécutif à la formidable expansion musulmane des VIIe et VIIIe siècles. En effet, à l’issue des conquêtes et malgré la protection des personnes, des croyances et des biens que le statut de la dhimma assurait aux non-musulmans, il y eut des conversions en masse des populations dans tout l’Orient. Face à cette situation, les pouvoirs cherchèrent alors à ralentir sinon à stopper ce phénomène, car le maintien des communautés non musulmanes nombreuses assurait à l’Etat une ressource fiscale de première importance. En échange de leur protection et de leur liberté de culte, ces communautés étaient, en effet, astreintes au paiement d’un impôt spécial, la jizya ainsi que le kharâj, impôt foncier qui, à l’origine, ne pesait que sur les terres appartenant à des non-musulmans. C’est à la lumière de ce constat que le pouvoir jugea vital de maintenir au sein de la société des communautés de protégés juifs et chrétiens, souvent prospères, mais politiquement guère dangereuses en raison de leur confession ou de leur statut d’étrangers. C’est dans cet esprit que, rapidement, tous les pouvoirs musulmans – et l’Empire ottoman principalement - permirent la présence et l’essor de marchands européens dans toutes les grandes villes.
Il faut rappeler que la protection des minorités religieuses s’accompagnait, en vertu du statut de la dhimma, d’une série de contraintes discriminatoires vestimentaires et autres. A diverses périodes, certains émirs imposaient même, pour une durée plus ou moins longue, des mesures vexatoires aux juifs et aux chrétiens. Le cas extrême –unique dans les annales du tolérant califat fatimide – semble avoir été celui du fantasque calife du Caire Al Hâkim (996-1021). Voici ce que rapporte, à ce propos, le chroniqueur médiéval Ibn Hammâd: «Cette même année [1012], le calife ordonna aux juifs (à l’exception des grands rabbins) et aux chrétiens de porter des turbans et des châles noirs. Les chrétiens devaient porter au cou une croix longue d’une coudée et pesant 5 demi-livres ; les juifs devaient porter au cou des cornes de bois du même poids.» On ne sait pendant combien de temps durèrent ces mesures, mais si des décisions vexatoires étaient prises avec plus ou moins de sévérité dans les Etats musulmans, elles ne duraient jamais longtemps. Le fameux sultan sunnite Saladin qui régna sur l’Egypte et la Syrie de 1169 à 1193, cherchant, dans des circonstances difficiles, l’appui des plus intransigeants des oulémas pour renforcer sa légitimité, prit ainsi des mesures humiliantes qu’il ne tarda pas, toutefois, à reporter.
D’une manière générale, la tolérance s’appliquait aux minorités religieuses avec une ampleur certaine. Les mesures discriminatoires, en théorie très sévères, étaient souvent négligées dans la pratique. Mieux encore, il arrivait que le pouvoir assurât la prospérité des fondations religieuses. En 1175, un ambassadeur de l’empereur du Saint Empire germanique Frédéric «Barberousse» de Hohenstaufen, cité par l’historienne universitaire Anne-Marie Eddé, fut surpris «par le grand nombre d’églises à Alexandrie et au Caire, où musulmans, juifs et chrétiens exerçaient librement leur culte». Au XIIIe siècle, selon un auteur copte, «il y aurait eu en Egypte au moins sept cent sept églises et cent quatre-vingts monastères qui percevaient pour la plupart d’importants revenus sur les terres que leur avaient concédées les anciens califes fatimides.» (A.-M. Eddé)
La tolérance dont faisaient ordinairement preuve les princes bénéficiait aussi aux sujets musulmans d’obédience religieuse différente de celle de l’Etat. Ainsi, sous les califes fatimides (909-1171), chiites ismaéliens, la population égyptienne demeura majoritairement sunnite, et il ne semble pas que le pouvoir ait fait preuve d’un acharnement particulier à convertir la population. Il y avait bien sûr des contraintes telles que, sous les Fatimides à Kairouan (909-973) puis au Caire et Damas, la modification de l’appel à la prière et l’interdiction, de manière plutôt sporadique, du tarâwîh (prière facultative du ramadan instaurée au premier siècle de l’Hégire par Omar ibn Al Khattâb, détesté par les chiites ismaéliens). Plus qu’à une atmosphère de violence, ces divergences doctrinales donnèrent lieu à des controverses académiques entre docteurs chiites et sunnites. En Irak et en Iran (avant l’avènement, au XVIe siècle, des Safavides qui firent du chiisme la religion de l’Etat), des minorités chiites se sont perpétuées aux conditions qui étaient à peu près celles des non-musulmans, c’est-à-dire essentiellement la discrétion et l’allégeance politique. Pour les hérétiques extrémistes comme les Nizâris (communauté chiite ésotérique dont l’imam est aujourd’hui l’Aga Khan) ou les Druzes (secte dérivée du chiisme ismaélien apparue sous le règne du fameux calife Al Hâkim, déifié par les adeptes de cette communauté et qui, depuis sa mort, ne cessent, génération après génération jusqu’à nos jours, d’attendre son «retour»). Après la chute des Fatimides, la survie de ces communautés ne s’est faite, il est vrai, qu’au prix de la dissimulation (taqqiyya). Mais le pouvoir sunnite dominant n’était pas dupe et permettait la coexistence des uns et des autres.
La tolérance était donc une réalité dont les vertus étaient réparties de manière assez équilibrée entre les différents pouvoirs qui se sont succédé à la tête des pays musulmans. Cette situation distinguait fondamentalement la civilisation islamique de celle de l’Europe. Un exemple historique bien connu fut celui de la persécution dont furent victimes les musulmans et les juifs dès la chute de Grenade en 1492 puis l’expulsion des morisques en 1609-1610, sous le règne de Philippe III. Terre de tolérance, la Turquie ottomane et ses provinces maghrébines accueillirent non seulement les musulmans mais aussi les juifs d’Espagne et du Portugal dont certains, connus sous le nom de Gorneyim, avaient également trouvé refuge à Livourne grâce à l’hospitalité des Médicis. Beaucoup s’installeraient plus tard à Tunis.
Ce qui est remarquable dans la conception qu’avaient les pouvoirs de la tolérance et de leur capacité à assurer la coexistence de communautés confessionnelles différentes, c’était, le cas échéant, leur recours sans retenue à la répression à l’égard de leurs sujets dès lors que, pour une raison ou pour une autre, ils leur apparaissaient comme un péril pour la stabilité de leur trône. Nous ne pensons pas ici à la condamnation des personnes prétendument accusées d’apostasie, car en de tels cas, la raison d’Etat (qui pouvait avoir des motifs plus «terrestres») s’abritait aisément derrière l’argument théologique ou juridique, puisque le chef de la communauté musulmane avait le devoir de punir de la peine capitale le croyant apostat. Nous rappellerons plutôt l’attitude d’intransigeance que manifestait le prince en matière de controverses doctrinales ou d’écoles qui survenaient au sein de l’islam dominant. L’exemple le plus célèbre est celui de la répression ordonnée par le calife abbasside El Ma’moun (813-833). Episode tragique connu sous le nom de mihna, véritable inquisition qui sévit contre tous ceux, pourtant sunnites comme l’était le Commandeur des croyants, qui ne partageaient pas la pensée mou’tazilite, érigée en doctrine philosophique et spirituelle d’Etat. Plus tard, sous le règne d’El Moutawakkil (847-861), ce fut au tour des mou’tazilites de subir les foudres du pouvoir désormais réconcilié avec le sunnisme traditionnel.
Vis-à-vis des personnages jouissant d’une large audience, d’un grand prestige en raison de leur science, de leur piété et de leur attitude critique à l’égard du souverain quand il venait à s’écarter de la voie orthodoxe, celui-ci n’hésitait pas à exercer sur ces intransigeants et savants dévots une répression brutale. Trois des quatre fondateurs d’écoles juridiques sunnites, Abou Hanîfa (699-767), Mâlik Ibn Anas (711-795) et Ibn Hanbal (780-855), furent ainsi frappés ou jetés en prison par des princes inquiets de leur ascendant sur les foules. Les exemples d’érudits inflexibles et d’imams redresseurs de torts maltraités foisonnent dans l’histoire des Etats arabes et musulmans, y compris la plus récente. D’ailleurs, et d’une façon générale, la tolérance à l’égard des minorités religieuses, réelle quoique contraignante, contrastait avec la violence quasi permanente que le pouvoir exerçait sur les sujets. Les abus de toutes sortes n’avaient d’égal que l’humiliation accompagnant l’exercice de la violence et qu’incarnèrent longtemps (et, dans certains pays, incarnent aujourd’hui encore) la bastonnade et la lapidation, sans parler des supplices infligés aux révoltés.
En fait, le principal souci pour le pouvoir politique musulman – dont nous avons montré dans notre essai L’Excès d’Orient (éd. Erick Bonnier, Paris, 2015), comment il était superposé à la société et à quel point il agissait à son égard comme en pays conquis – était de contenir les élites autochtones afin qu’elles ne pussent s’épanouir en catégorie sociale indépendante du pouvoir (une «bourgeoisie empêchée», en quelque sorte) et donc politiquement dangereuse. Cette préoccupation constante (dont une des manifestations typiques était l’appel à des collaborateurs de statut servile, les mamelouks) explique, dans une large mesure, la volonté politique de maintenir présentes, au sein de la société, des communautés non musulmanes et de statut juridique inférieur. Nous pouvons ajouter, sans risque de simplification, que la tolérance n’a été précoce que parce que le caractère despotique du pouvoir le fut aussi, et que, par conséquent, cette tolérance fut moins l’effet d’une culture sociale que l’expression d’une volonté du prince. Aussi, et plutôt qu’une tolérance assumée, les populations manifestaient-elles, en réalité, un «tolérantisme dédaigneux» (selon l’expression de l’islamologue français Louis Massignon). Il arrivait que cette pseudo-tolérance suscitât jalousies et rancœur face à la réussite d’un dhimmî. Elle s’accompagnait aussi chez le petit peuple de jugements sommaires, d’expressions et d’actes humiliants ou vexatoires – principalement à l’égard des juifs – dont le folklore de tous les pays musulmans entretient aujourd’hui encore le peu reluisant témoignage. A Tunis, en 1857, nous dit le chroniqueur Ahmed Ben Dhiaf, lorsque Mhammad Pacha Bey accorda aux juifs le droit d’accéder à la propriété, quelques citadins musulmans maugréèrent : «voilà bien un signe de la fin du monde». Ils ne pouvaient réaliser que c’était, en fait, la fin d’un monde et que moins d’un quart de siècle plus tard, leur pays serait dominé par une puissance non musulmane.
Plus dangereux aux yeux du pouvoir était l’attitude des sujets musulmans lors des protestations populaires et des révoltes urbaines. Presque toujours celles-ci prenaient une coloration religieuse, et l’intolérance sous-jacente apparaissait alors au grand jour avec ses formes habituelles de pillages et de massacres comme à Marrakech en 1232. Plus près de nous, en juillet 1860, les émeutiers de Damas, d’autres villes de Syrie et du Mont-Liban tuèrent des centaines de chrétiens et certains de leurs coreligionnaires ne durent leur salut qu’à l’intervention de l’émir Abdelkader. Le gouvernement ottoman ordonna l’exécution immédiate des responsables des massacres afin de renforcer sa mainmise directe sur cette province et de couper court à toute intervention européenne. En revanche, le pouvoir, lorsqu’il était affaibli ou menacé par un péril extérieur, ne dédaignait pas d’exciter le fanatisme de la foule auquel, en temps ordinaire, il aurait répugné. Dans les situations de crise, les tendances de la société, opportunément récupérées par le prince, affleuraient. Au XIIe siècle, l’intransigeance brutale de l’Empire maghrébin des Almohades (1121- 1269) à l’égard de la communauté juive et des dernières communautés chrétiennes encore présentes en Ifriqiya était certes commandée par le radicalisme doctrinal de ce pouvoir mais aussi par une sorte de réaction contre les succès de la reconquête chrétienne en Espagne. On peut citer également les accès d’intolérance religieuse de l’Etat mamelouk au Proche-Orient en relation avec les Croisades et la menace mongole. Plus tard dans un empire ottoman menacé de toutes parts, on allait assister, dans une situation de guerre, à des manifestations d’intolérance, inhabituelles dans cet Etat qui, durant des siècles, sut protéger une myriade d’ethnies et des religions. Certains sujets non musulmans furent accusés de faire le jeu des puissances ennemies. Ce fut le cas tragique des Arméniens, jadis parfaitement intégrés, puis accusés en 1915-1916 d’intelligence avec la Russie, ils furent victimes de déportations et de massacres de masse. Ce phénomène récurrent dans l’histoire des relations entre l’Etat musulman et les communautés non musulmanes, les spécialistes Youssef Courbage et Philippe Fargues le résument ainsi : «Chaque confrontation [avec l’Europe] se prolongea par un regain de fondamentalisme musulman. Puritanisme almohade et premières victoires de la Reconquista, intransigeance mamelouk [Egypte-Syrie] et aventure des Croisades, panislamisme du sultan Abdul-Hamid et humiliations maghrébines et balkaniques de l’Empire, montée présente d’un néo-fondamentalisme musulman et création de l’Etat d’Israël. (…)»
Consacrée par l’islam, la tolérance, longtemps tributaire d’un pouvoir despotique généralement favorable à cette valeur jugée utile à sa stabilité, suscita toujours une certaine réserve au sein de la société. Le pouvoir, ayant la haute main sur cette valeur morale, c’est lui qui donnait le tempo; large tolérance à un moment, incitation de la foule au fanatisme à un autre. La société, toujours subjuguée en pays d’Orient, suivait avec plus ou moins de conviction, et cela jusqu’à l’orée des temps modernes. Du XIXe siècle à nos jours, les bouleversements et traumatismes consécutifs à l’impérialisme européen et aux défaites arabes furent un obstacle à l’épanouissement de cette valeur historiquement imposée d’en haut et au cheminement sinueux. Aujourd’hui, les perturbations du monde entravent son évolution et contribuent à freiner l’émergence, dans nos pays, d’un véritable esprit civique, c’est-à-dire respectueux de la différence; moyen indispensable pour accéder enfin à une pleine modernité sociale, culturelle et politique.
Mohamed-El Aziz Ben Achour