Les femmes de la Maison houssaynîte: Voyage au cœur de Al Harîm al Maçoun
On est bien loin d’un roman à l’eau de rose, nourri d’un imaginaire fertile, aux odeurs d’encens et aux évocations érotiques. Leila Temime Blili bat en brèche dans son livre Les femmes de la Maison houssaynîte - Al Harîm al Maçoun (Éditions Script), tant de mythes pour rétablir des vérités peu connues. En spécialiste d’histoire sociale et d’histoire de la famille, auteure d’une thèse de doctorat d’Etat intitulée « Parenté et pouvoir dans la Tunisie houssaynite », soutenue en 2006, elle n’a cessé d’explorer le cœur même de ce haut lieu de pouvoir qu’est Al Harîm. S’appuyant sur une riche bibliographie, elle nous introduit dans «ce monde clos et protégé, complexe, ordonné et hiérarchisé, loin de l’image lascive vulgarisée par l’orientalisme pictural». «Je ne suis pas romancière, nous confie Leila Temime Blili. Pas d’imagination, aucun écart par rapport aux faits dûment recoupés».
C'est le troisième tome de sa trilogie Sous le toit de l’Empire, initiée en 2012, avec la parution du tome 1 intitulé La Régence de Tunis 1535-1666. Il a été traduit en anglais par Margaux Fitoussi et Anna Boots, et publié par The American University in Cairo Press, New York, 2021. Le tome 2, sous le titre de Deys et Beys de Tunis 1666-1922, est paru en 2017, aux Éditions Script.
Une institution complexe
«Instrument de pouvoir», «clé de voûte de la construction identitaire de la dynastie», les harems, au-delà de l’aspect ludique, assurent par la procréation une fonction essentielle de renouvellement des générations destinées à perpétuer le règne de la famille houssaynîte. Véritable institution avec ses propres codes, règles de fonctionnement, intrigues et influence, elle est complexe à décrypter, surtout avec la succession des beys et de leurs descendants, la multiplication des mariages, répudiations et veuvages et les dissensions et exclusions.
«Ce livre, écrit Leila Temime Blili en préface, essaye de reconstituer les harems des beys à travers les mariages, les concubinages et les alliances et de comprendre en quoi les femmes ont pu peser sur la légitimation de la Maison houssaynîte qui gouverne, rappelons-le, au nom de l’empire ottoman et qui est tenue, de ce fait, d’en respecter les normes sociales.» Tout au long de 273 pages, d’un récit captivant, adossé aux faits historiques, et d’une écriture raffinée, elle démontre comment les femmes des beys ont été «une source de légitimation» de leurs pouvoirs.
Une galerie de portraits exceptionnelle
L’ouvrage s’articule autour de deux grandes parties. La première, intitulée «Les harems bien protégé», passe en revue les mariages et alliances au temps de la fondation (1705-1740), présente La Maison de ‘Ali Bâcha (1735-1756), décrit comment le harem s’ottomanise avec le temps des Géorgiennes (1756-1814), explique les stratégies successorales, et évoque le concubinage légal et les Mamlouks.
La seconde partie, intitulée «Le temps des femmes libres 1814 -1827, est également bien fournie. Leila Temime Blili brosse une galerie de portraits de femmes éminentes, remontant à leurs interférences avec l’exercice du pouvoir, racontant l’ostentation des cérémonies de mariage, détaillant la hiérarchie au sein des harems, leurs ordres et leurs désordres, et analyse l’impact du retour en force des femmes circassiennes, favorisé par Kmar bayya Sahibat al dawla. Évoquant la pente glissante de la Maison beylicale, elle traite des mutations continues vers le repli sur soi, jusqu’au règne du dernier souverain houssaynîte, Lamine Bey.
De l’austérité et de la charité à l’opulence et les intrigues
Dans ce récit passionnant, le lecteur découvre tout un univers, et une sociographie édifiante. Houssayn bin ‘Ali, le fondateur de la dynastie, tenait à la modestie, voire l’austérité. En 1710, son harem ne comptait que onze femmes, entre épouses première et deuxième, fille aînée, ses deux concubines légales et celles qui sont à leur compagnie. Sa résidence était sans faste, modestement meublée, aménagée en lieu rustique et pieux, où cohabite sa famille. Respectueux du peuple, et très pieux, il était très économe et encourageait les siens à faire preuve de charité et d’exemplarité, instituant des habous en fondation d’utilité au profit des démunis. Cette austérité sera bientôt oubliée.
Le palais du Bardo s’agrandira rapidement, tout comme celui de la Kasbah. Le harem comptera, selon certaines sources, 40 femmes et leurs servantes, donnant un total de mille deux cents femmes, rapporte l’auteure, mentionnant qu’une autre source évoque 93 femmes du bey, bien que toutes ne lui soient pas destinées.
A l’époque, tous les membres de la famille beylicale devaient résider au sein même du palais. Le harem était composé des épouses, concubines légales, mères, sœurs, brus, filles, petites-filles et nièces…
Ce n’est que plus tard que des princes et des gendres étaient autorisés à disposer de leurs propres résidences en dehors du palais. On découvrira alors la multiplication de petits palais au Bardo, à la Manouba, puis en banlieue nord de Tunis.
Le complot des femmes
Des scènes pittoresques sont évoquées, comme celle du mariage d’un enfant bey, Mohamed Bey, à l’âge de … 8 ans, en janvier 1717, avec la fille du dey Gâra Mustafa, ou encore les fastueuses autres cérémonies de mariage. On découvre aussi les détails du «complot des femmes», attribué à quatre femmes qui ont suscité et financé le rétablissement de la légitimité dynastique, après le décès de Hammouda Pacha, le 15 septembre 1814. C’est ainsi que ‘Othman bey, son successeur, a été assassiné ainsi que ses deux fils, le 20 décembre 1814, et que Mahmoud bey fut intronisé le lendemain même. Ou encore des idylles, comme celui de Kabboura, fille de Houssayïn II, mariée à l’âge de 16 ans au ministre Houssayïn bâcha Mamlouk en 1821, avec un jeune mamlouk Marie-Édouard Vantini, alias Youssef.
Sans verser dans des détails croustillants et des secrets d’alcôve, l’auteur décrit avec précision le rôle des eunuques, le statut des mamlouks, les mariages établis longtemps exclusivement entre descendants de beys et de mamlouks. Elle évoque les rares mariages avec des filles d’oulémas et de grands notables de Tunis, et décrit l’impact de l’esclavage, son abolition et sa restauration exclusive pour le bey. Une analyse soutenue, à partir de faits établis et de récits avérés, et une évocation intime de la vie du harem, si complexe, si compliquée, avec ses moments de bonheur et bien d’autres.
Tout n’est guère luxe et volupté comme on pourrait le croire. Le harem, délaissé par Sadok Bey, connaîtra la misère, voire la famine. Puis, au lendemain de la Première Guerre mondiale, les restrictions imposées en 1918 par le Protectorat réduiront considérablement les effectifs et les allocations budgétaires. La fin du harem s’accentuera rapidement, pour s’éteindre avec l’abolition de la monarchie, le 25 juillet 1957, et l’instauration de la République.
Les femmes de la Maison houssaynîte Al Harîm al Maçoun
Par Leila Temime Blili
Éditions Script, avril 2021, 300 pages
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