Hatem M’rad: Les trois grands sens de la démocratie
La démocratie est le miroir politique de la multiplicité et de la conflictualité des choix et des valeurs dans une société. Un pluralisme de valeurs, somme toute, naturel et nécessaire. Les sociétés sont à la fois antagoniques et consensuelles (M.Weber, R. Aron, Ch. Mouffe). La démocratie est alors un modèle, non pas idéal, une ingénierie réaliste, pouvant faire vivre ensemble le présupposé invivable. Sa mission est de faire cohabiter valeurs et opinions politiques sous le même toit sur la base d’un fonds commun de valeurs morales et humaines et de principes fondamentaux. Valeurs difficilement récusables par quelques hommes ou quelques groupes que ce soit. La démocratie est un régime de tolérance des philosophies antagoniques, et donc de reconnaissance de l’adversité politique. Mais aussi, souvent, dans la vie contemporaine, les types de démocratie sont acculés à fusionner pour donner plus d’efficience à l’idéal démocratique.
Il faut savoir que la démocratie n’est pas un système scientifique univoque, ni dans sa philosophie, ni dans ses modalités. Si la démocratie était une institution totale, complète, achevée, non évolutive, se suffisant à elle-même, on ne parlerait pas de différents types de démocratie. Il y a, en effet, et heureusement pour les citoyens, plusieurs types de démocratie. A notre avis, il y a trois sens de la notion de démocratie correspondant à trois grandes conceptions de démocratie apparues ou théorisées à diverses époques.
Il y a d’abord un sens maximaliste en vertu duquel la démocratie est entendue comme l’ensemble des droits politiques, économiques et sociaux. Un sens, on l’a bien observé, qui a rendu difficile la perception et l’effectuation de la démocratie en Tunisie depuis la révolution, réduite au volet politique. Un sens qui a montré aussi la quasi-évidente nécessité des prérequis. Cette démocratie-là suppose une homogénéité sociale relative pour raffermir les valeurs communes du régime politique, comme l’a montré Hermann Heller. Une conscience d’homogénéité qui fait défaut en Tunisie dans la configuration politique, sociologique, économique, écologique, culturelle, éducative d’une Tunisie plurielle, sur-partisane, peu consensuelle, déchirée au niveau des régions et classes sociales, peu cimentée par la raison commune ou par une classe moyenne extensive, par la sécurité ou par la transparence. C’est cette homogénéité qui a des chances de créer une culture ou un comportement démocratique, au-delà des institutions.
Il y a ensuite un sens minimaliste qui se rapporte à l’opération électorale proprement dite, à la désignation des élus par des électeurs dans une élection plurielle, disputée et sincère. Sens qui fait présumer la démocratie comme étant essentiellement représentative. Pour Joseph Schumpeter, la démocratie est «le système institutionnel aboutissant à des décisions politiques dans lequel les individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple» (Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942). Ce sens minimaliste, facile à étudier, est limité et formel. L’élection ne garantit pas, à l’évidence, l’existence d’une démocratie. Il y avait des élections dans les dictatures, comme sous le parti unique de Bourguiba, puis sous le parti hégémonique de Ben Ali, comme il y a des élections en Russie, en Egypte, en Algérie ou ailleurs. L’élection est une condition nécessaire, mais pas suffisante de la démocratie.
Et il y a enfin un sens intermédiaire lié aux différents mécanismes de débat public, comme la démocratie d’opinion, la démocratie de participation ou la démocratie de délibération. C’est ce dernier sens, plus extensif, qui tente de réhabiliter l’idéal de démocratie directe qu’a connu la cité antique (grecque et romaine) en tentant de rapprocher gouvernants et gouvernés en période non électorale. La démocratie participative, de l’aveu de Pierre Rosanvallon, est une «forme de correction de la démocratie représentative par la mise en œuvre de processus de démocratie directe» (référendum, projets d’initiative populaire, pétitions). Elle est elle-même issue de la crise de la participation démocratique, de la crise de la délibération publique et de la crise de l’autorité politique et scientifique (Loïc Blondiaux, La démocratie participative, sous conditions et malgré tout, Mouvements, 2007/2, n°50). La démocratie délibérative, elle, est le produit des conceptions politiques apparues à partir des années 1980 en Europe et en Amérique du Nord. Le paradigme de la délibération doit beaucoup au philosophe allemand Jürgen Habermas de l’Ecole de Francfort (L’espace public, 1962 ; Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard,1981). La démocratie délibérative est souvent perçue comme une sorte de variante contemporaine de la démocratie participative. Il n’en est pourtant rien. Elle se différencie bien de la démocratie participative qui, souvent associée au populisme, insiste sur l’aspect communautaire dans la formation des décisions politiques et sur l’accroissement de l’implication des citoyens dans la vie politique. Si dans la démocratie de participation, ce qui compte, c’est le nombre de personnes associées, dans la démocratie délibérative, ce qui prévaut, c’est la qualité du débat et la tentative de créer des consensus sur différentes questions problématiques dans la société. Enfin, la démocratie d’opinion consiste à lier l’opinion à un public élargi et aux sondages. Cette forme de démocratie est liée à l’apparition de la presse à grands tirages, puis de la radio et de la télévision, puis des réseaux sociaux. Il s’agit de rapports non institutionnalisés entre gouvernants et gouvernés, fondés sur les tendances de l’opinion publique, la publicité et la discussion publique dans un espace élargi. Elle est un processus d’animation de la vie politique par l’opinion exposé par la presse et les médias et mesurée par les sondages d’opinion. (H. M’rad, La démocratie d’opinion: le dépassement de la démocratie représentative, in La démocratie représentative : le défi historique (dir. S. Milacic, R. Ben Achour, J. Gicquel, Bruxelles, Bruylant, 2005).
Dans les trois grands types de démocratie—, maximaliste, minimaliste et intermédiaire - il s’agit toujours de la quête d’une meilleure identification entre peuples et élus, entre gouvernants et gouvernés, entre représentants et représentés, tantôt par une voie multidimensionnelle, tantôt par une voie procédurale, tantôt par le débat. La première voie n’est sans doute réalisable qu’à plus ou moins long terme, en homogénéisant le politique, le social et l’économique ; la deuxième voie, électorale, est facilement réalisable dans l’immédiat, pour peu qu’on opte pour le pluralisme et la liberté ; la troisième voie, autour du débat, est continue et permanente. Il faut savoir qu’une identification absolue entre gouvernants et gouvernés est quelque chose d’aussi difficile qu’irréalisable, même dans les démocraties enracinées, ou dans les démocraties directes du passé antique. Une identification absolue est plutôt le propre ou des conceptions populaires absolutistes ou unanimitaires de type rousseauiste, ou des dictatures qui tentent d’établir des démocraties d’acclamation, comme celle qu’appelait de ses vœux Carl Schmitt, en considérant le peuple comme une entité abstraite, comme un bloc, et non comme un ensemble d’individus bénéficiant de droits et de libertés irrépressibles.
Liaison des différents types de démocratie
Puisque l’identification entre gouvernants et gouvernés est difficile à réaliser, et puisqu’aucun type de démocratie ne se suffit à lui-même, on a souvent cherché par des moyens et procédés divers à les relier les uns les autres, dans la mesure du possible. On a essayé de lier la démocratie représentative à la démocratie directe; la démocratie électorale à la démocratie participative, d’opinion ou de délibération. Même si, comme on l’a dit, c’est toujours difficile de parvenir à une identification absolue. Premier exemple, le recours interminable aux sondages d’opinion, à la cote de popularité des hommes politiques et aux intentions de vote dans les médias illustre ce besoin d’évaluer en permanence la légitimité électorale des élus, qui ne peuvent trouver dans leur élection, même démocratique, une couverture permanente et définitive à leurs politiques ou abus éventuels. Mais les sondages posent beaucoup de problèmes opératoires. Ce sont des artefacts fabriqués par les sondeurs, maîtres des questions et des enjeux, qui imposent des consensus souvent étrangers aux populations. Les procédés de délibération tentent encore, dans la mesure du possible, de pousser les citoyens, les élites et les acteurs politiques à délibérer constamment sur la chose publique, en dehors des périodes électorales.
Deuxième exemple : le mode de scrutin. Le scrutin proportionnel est censé être le système le plus démocratique, parce que le plus ouvert, le plus participatif, le plus juste, donnant la possibilité à tous les partis d’être représentés et à tous les électeurs (en théorie) de trouver des représentants incarnant leurs multiples volontés et intérêts. Ce scrutin favorise donc la participation. Par ailleurs, il existe des compromis procéduraux dans les modes de scrutin eux-mêmes, synthétisant différents types de démocratie. Ainsi, pour être élu député en France, le candidat doit obtenir au premier tour la majorité absolue des suffrages exprimés, outre- fait capital - un nombre égal au quart du nombre des électeurs inscrits. Pourquoi la majorité électorale absolue ne suffit pas au premier tour, malgré son caractère « absolu » ? Parce que si un candidat l’emporte dans une circonscription à la majorité absolue avec un nombre dérisoire d’électeurs par rapport aux inscrits, c’est-à-dire sans participation notable des citoyens, il n’aura aucune légitimité. Marine Le Pen a ainsi obtenu au premier tour des législatives du 12 juin dernier 52% des suffrages. Elle aurait pu être directement élue, mais le nombre d’électeurs qui l’a élue est dérisoire, en dessous du 1/4 des électeurs inscrits dans la circonscription. Alors, elle doit passer au second tour, malgré la majorité absolue. Cela veut dire que la démocratie n’est pas seulement une opération comptable, de type majoritaire, mais aussi une quête de légitimité par le volume de la participation.
La légitimité de la proportion est un signe d’adhésion des citoyens. On tente ici de relier la démocratie électorale à la démocratie de participation.
Hatem M’rad