Mohamed-El Aziz Ben Achour: Les Normands en Ifriqiya
Au XIIe siècle (VIe s. de l’hégire), l’Ifriqiya —c’est-à-dire, à peu près, la Tunisie actuelle, la Tripolitaine et le Constantinois—, gouvernée depuis 972 par la dynastie ziride, traverse une période particulièrement troublée. L’émir El-Moez Ibn Badîs (1016-1062) avait décidé de rompre avec son suzerain, le calife fatimide du Caire. Pour le punir, celui-ci autorisa les Banû Hilâl (ou Hilaliens), puissantes tribus bédouines de Haute-Egypte, à migrer au Maghreb oriental.
Le bouleversement des équilibres socioéconomiques consécutif à la pénétration de ces populations nomades et les sévères défaites subies face à leur cavalerie par les armées zirides ne manquèrent pas d’entraîner l’affaiblissement du pouvoir central et une instabilité chronique. Le petit-fils d’El-Moez, l’émir Yahia b. Tamîm (1108-1116), eut beau renouveler l’allégeance aux Fatimides, le mal était fait. Les intrigues de palais, alimentées par une famille régnante pléthorique (les chroniques parlent de 300 fils et petits-fils d’El- Moez !) et des courtisans ambitieux reprirent de plus belle. En 1057, Kairouan, la capitale, située au cœur de la steppe, est évacuée par la cour qui s’installe à Mahdia, mieux protégée contre les attaques des nomades bédouins. Dans les circonstances délétères de cet épisode hilalien qu’Ibn Khaldoun n’hésite pas, dans son Kitâb Al ‘Ibar, à qualifier de «Fitnat al ‘Arab» (l’anarchie -ou la subversion- arabe) des villes se rebellent, s’érigent en principautés autonomes ; les Banû Khourassan à Tunis, les Banû al Rand à Gafsa, ou encore les Banû Jâmi’ al Hilaliyyin à Gabès. Les Banû Hammâd (ou Hammadides) du Maghreb central, cousins des Zirides de Kairouan-Mahdia, convoitent la Tunisie actuelle et contribuent à la gabegie.
Au plan extérieur, la situation de la Sicile, qui fut musulmane durant 260 ans, était, à l’époque qui nous intéresse ici, un royaume chrétien gouverné depuis 1091 par la dynastie normande des Hauteville. Les relations avec les Zirides étaient bonnes (un traité de commerce avait été signé en 1076 entre l’émir Tamîm b. El Moez et Roger comte de Sicile) et l’Ifriqiya autant que la Grande île tiraient de substantiels profits des échanges commerciaux (produits agricoles, de l’artisanat et du commerce caravanier transsaharien, principalement l’or). Toutefois, sous le règne de Yahia ben Tamîm (1108-1116) — sans doute pour compenser les pertes financières que les désordres intérieurs avaient engendrées —, on assista à un renforcement considérable de la marine de guerre ziride et une politique offensive contre les chrétiens par les moyens classiques de la piraterie et des raids contre différentes villes et régions telles que Gênes et la Sardaigne. Or, au même moment, Roger II de Sicile avait pour ambition d’étendre son royaume au détriment de l’Empire byzantin et de l’Afrique. A cette volonté d’expansion territoriale, s’ajoutait, selon l’historien britannique David Abulafia, le projet d’une «croisade» dans une région musulmane plutôt négligée par l’Eglise, et, plus pragmatiquement, de garantir la sécurité du commerce maritime.
Peinture naïve contemporaine représentant un épisode de la célèbre Geste hilalienne
L’affaiblissement du pouvoir ziride et les dissidences locales encouragèrent Roger II (1130-1154) puis son fils et successeur Guillaume 1er (1154-1166) à monter des expéditions en direction de la rive africaine afin de contrôler sinon tout le territoire, du moins le littoral et ses ports et mettre fin aux opérations maritimes menées par les Zirides. De sorte qu’entre l’Ifriqiya et la Sicile, la tension ne cessait de croître. En 1117, un gouverneur de Gabès du nom de Râfi’ conteste le monopole du commerce maritime exercé par son maître, l’émir ziride Ali b. Yahia (1116-1121). Le rebelle sollicite l’aide de Roger II, tente une attaque à Mahdia qui est repoussée par les troupes loyalistes appuyées par les Arabes hilaliens ralliés à prix d’or par l’émir. Ce dernier poursuit Râfi’, le chasse de Kairouan dont il s’était emparé mais ne réussit pas à lui enlever Gabès. Dans un des derniers sursauts d’un pouvoir central à son crépuscule, Ali réussit à soumettre Djerba, Tunis, le djebel Ouesslat et les Maghrâwa du Djérid.
En prévision d’un affrontement de plus en plus probable entre les Zirides et les Normands, on chercha des alliances. C’est ainsi, selon Ibn Khaldûn, que l’émir Ali, dans une lettre au ton véhément, menaça le roi Roger II de faire appel aux émirs almoravides, puissants maîtres du Maghreb extrême et d’une partie de l’Andalousie. De fait, quelque temps plus tard, en mai 1122, la flotte marocaine écuma la Calabre et s’empara de Nicotera, emmenant toute sa population en captivité. Roger II, persuadé que cette opération sanglante avait été montée à la demande du prince ziride, entreprit d’attaquer les côtes africaines et de courir sus aux navires tunisiens. «Les rapports siculo-zirides, écrit l’historien Hédi-Roger Idriss, s’étaient envenimés à un tel point que la mort surprend [l’émir Ali] en pleins préparatifs contre les Normands». Son successeur, le jeune Hassan, dernier prince ziride (1121-1148), réussit, malgré les difficultés internes, à faire échouer une attaque des Normands commandés par l’amiral Christodulus (alias Abd el Rahman) dont les troupes, encerclées à peine débarquées, ne purent s’échapper et furent massacrées près de Mahdia en août 1123. Plus tard, d’autres raids visèrent le littoral nord-africain tandis que les marins zirides pillaient Syracuse et Patti.
Roger II de Sicile (mosaïque «Roger couronné roi par le Christ», église de la Martorana de Palerme)
Un malheur n’arrivant jamais seul et la solidarité religieuse étant souvent battue en brèche au cours de l’histoire tumultueuse des relations islamo-chrétiennes, les Banû Hammâd du Maghreb central, profitant des difficultés de leurs cousins, prennent Tunis en 1128 et attaquent même Mahdia en 1135. Dans de telles conditions, la stratégie offensive normande ne pouvait que gagner en efficacité. Elle se concrétisa par une série de succès. Djerba, en dissidence depuis la mort de l’émir El-Moez, est conquise en 1135 et Mahdia est encore attaquée ; ce qui contraint l’émir Hassan à signer une paix défavorable en 1140-41.
Le traité livre de fait tout le littoral aux opérations militaires des Normands. Tripoli est prise en 1146. Une année plus tard, les Zirides réussissent, certes, à reprendre Gabès et à en chasser son gouverneur fidèle à Roger II de Sicile mais c’est un succès sans lendemain car, le 22 juin 1148, une flotte sicilienne de 300 navires s’empare de Mahdia, abandonnée par Hassan, puis c’est au tour de Sfax, Sousse et Tunis de passer sous la domination normande. Georges d’Antioche (le «Jirjî b. Mikhaïl al Antâkî» de nos historiographes), l’amiral qui commandait ces expéditions, haut personnage polyglotte et doté d’une vaste culture, était une figure emblématique de la Méditerranée d’époque médiévale. Grec orthodoxe né en Syrie vers 1080, il se retrouva, sans doute dans des circonstances rocambolesques, en Ifriqiya.
Intelligent, excellent financier et habile politique, il acquiert la confiance de l’émir ziride Tamîm. A la mort de son maître et protecteur, il fait défection et gagne Palerme où il offre ses services au roi Roger II. Il réussit tant et si bien qu’il finit par accéder rapidement à de hautes et diverses responsabilités administratives, financières, politiques et militaires et obtint le titre illustre d’ammiratus ammiratorum (dérivé de l’arabe Amîr al Umarâ). C’est lui qui, en 1146, conquiert Tripoli et en fait une base sicilienne permanente. En 1147, il conduit une expédition au Péloponnèse contre les Byzantins pour le compte de Roger. Le voyageur et chroniqueur médiéval Al Tijânî, cité par l’historien algérien Abdelkader Haddouch, le définissait, à juste titre, comme « l’homme de la conquête normande en Afrique». Il meurt à Palerme, dont il fut un des grands bienfaiteurs, en 1151.
Les Normands de Sicile, désormais maîtres des principales villes de la côte de Tripoli au Cap Bon se trouvèrent toutefois face à de sérieux problèmes de gouvernement. La déliquescence du pouvoir ziride et la dissidence des cités, la présence en nombre considérable des tribus hilaliennes rendaient impossible la mise en place d’une administration directe et centralisée, à telle enseigne que l’appellation de Royaume d’Afrique, rencontrée dans certains documents, n’eut jamais un caractère officiel. De toutes les façons, l’acquis majeur de l’occupation de l’Ifriqiya fut d’ordre économique puisque désormais le Royaume de Sicile contrôlait toutes les routes maritimes entre l’est et l’ouest de la Méditerranée et tirait profit du trafic caravanier dont une part importante des marchandises arrivait justement dans les villes côtières conquises.
Georges d’Antioche aux pieds de la Vierge Marie (mosaïque de la Martorana dont il fut le bâtisseur)
Les Normands – probablement sur recommandation de Georges d’Antioche, excellent connaisseur de l’Afrique - optèrent pour la mise en place d’une sorte de protectorat exercé sur une constellation de villes et régions toutes situées sur le littoral qui furent administrées par des gouverneurs et des notables locaux désignés par les conquérants. Les autorités occupantes, appuyées sur des garnisons, veillant à assurer la sécurité de tous et de protéger les populations chrétiennes. La tolérance était généralement de règle envers les autochtones musulmans et juifs, mais on leur appliqua les lois – en quelque sorte inversées au regard au droit musulman - de la « dhimma» (communautés religieuses protégées) sur cette majorité et donc le paiement de la jizya (impôt par tête).
Tripoli fut le théâtre de la première expérience de cette administration indirecte sous tutelle normande : une amnistie générale avait permis le retour des habitants de la ville qui s’étaient réfugiés au sein des communautés berbères et hilaliennes. Un membre de la grande famille des Banû Matrûh fut nommé gouverneur de la cité. Selon un scénario appelé à se reproduire ailleurs, l’occupant, afin de garantir la loyauté de ce haut personnage rallié, emmena certains membres de sa famille en otage en Sicile. Les autres cités du littoral furent organisées selon ce modèle.
Si les Normands de Sicile réussirent à mettre fin à la dynastie ziride et à dominer les régions côtières, ils eurent au milieu du XIIe siècle à faire face à une menace de grande ampleur venue de l’ouest, l’invasion des Berbères almohades. Fondé en 1121 dans le Haut Atlas par le mahdi Ibn Tûmart, le nouvel Etat, installé à Marrakech en 1147, fut l’œuvre de son successeur Abd el Mu’min (1130- 1163). L’Empire almohade, tombeur des Almoravides, connut une expansion qui lui assura le contrôle de l’Afrique du Nord jusqu’à Tripoli, et de l’Andalousie dont Séville et Cordoue. Dès 1151-52, il domine le Maghreb central et met fin à la dynastie des Banû Hammâd de la Qal’a. En 1153, près de Sétif, il bat une puissante coalition des tribus arabes hilaliennes, dont le soulèvement avait été encouragé par Roger II, conscient de la menace que constituait l’avancée almohade en direction de l’Ifriqiya. Pour tenter de conjurer le péril, sa marine et ses troupes commandées par un autre aventurier habile, tour à tour au service de l’émirat ziride et du royaume de Sicile et connu sous le nom de Philippe de Mahdia, prennent Annaba (Bône) et les îles Kerkenna en 1153.
La consolidation de la puissance de ce nouvel Empire musulman et un durcissement, inévitable dans de telles circonstances, de la politique des Normands envers la population ifriqiyenne, constituèrent des facteurs favorables à une rébellion. En février 1156, à Sfax, Omar ibn Abû el-Hassan, gouverneur (âmil) pour le compte des Normands, que son père, retenu en otage en Sicile, encourageait secrètement à se soulever contre l’occupation, entre en dissidence et devient le chef inflexible d’une révolte à la fois fiscale et religieuse. Il semble que la nouvelle de l’exécution à Palerme du père du gouverneur Omar ait porté la colère des musulmans de la ville à son paroxysme. Toujours est-il que les chrétiens de la ville furent massacrés par la foule. A l’exemple de Sfax, les îles Kerkenna et les villes du littoral entrent en dissidence comme, 1158-59, à Gabès et Tripoli où Abou Yahya b. Matrûh, lui aussi officiellement gouverneur de Roger II, réunit les notables et poussa la population à l’émeute antinormande et antichrétienne. Seules Mahdia, Zaouila et Sousse restent sous contrôle normand. Tunis, libérée en 1159 de l’occupation hammâdide, connut un parcours plus sinueux. En effet, des princes de la défunte dynastie almoravide dont certains membres – les Banû Ghâniya - gouvernaient alors les Baléares, tentèrent l’aventure de reconquérir l’Ifriqiya et réussirent à prendre Tunis dont ils ne seront délogés définitivement par les Almohades qu’en 1207. Moment décisif, le 11 janvier 1160, après plusieurs mois de siège, Mahdia tombe définitivement aux mains des armées du calife de Marrakech. Après un grand soulèvement des tribus arabes hilaliennes, noyé dans le sang au Djebel el Garn, l’ensemble de l’Ifriqiya appartenait désormais aux grands conquérants berbères.
Ainsi s’acheva la présence normande en Afrique. Elle n’aura duré que douze années de 1148 à 1160. A la relative tolérance des Normands—marqués par la culture arabo—musulmane si prégnante en Sicile - succéda l’intransigeance doctrinale almohade hostile au sunnisme malékite dominant et, à plus forte raison, aux communautés chrétiennes. Les juifs et les chrétiens furent sommés de se convertir ou de mourir. Il faudra attendre l’avènement en 1228 de la brillante dynastie hafside (XIIIe-XVIe siècle), fondée par l’arrière-petit-fils d’Abû Hafs, un proche compagnon de Abd- el- Mu’min, pour que l’Ifriqiya renoue avec ses traditions de modération religieuse, de cohabitation communautaire et d’une diversité propre à la culture méditerranéenne.
Mohamed-El Aziz Ben Achour