Le Musée du Leader Habib Bourguiba à Skanès-Monastir: des interventions qui urgent tardent à venir
Par Houcine Jaïdi - L’ancien Palais présidentiel de Skanès, appelé aussi le ’’Palais du marbre’’ a été transformé en ’’Musée du Leader Habib Bourguiba’’ qui a ouvert ses portes aux visiteurs le 6 avril 2013, soit 13 ans après le décès du premier Président de la République tunisienne. Inauguré il y a dix ans après une longue période de restauration, le musée a bénéficié tout récemment d’une opération de nettoyage, précédée et suivie de nombreuses déclarations officielles remplies de promesses. Mais certaines de ses composantes qui sont dans un état aussi affligeant qu’inquiétant pour l’établissement et pour ses nombreux visiteurs nécessitent des interventions qui ne sauraient attendre encore longtemps.
I) Des déclarations officielles suivies…. d’un dépoussiérage et d’un peu de bricolage
Il y a quatre mois, le ministère des Affaires culturelles a manifesté un intérêt bienvenu pour le musée dont l’état ne cessait de se dégrader depuis des années. Une première réunion tenue le 24 janvier dernier a pris acte de la situation et a conclu à la nécessité de présenter un rapport détaillé, une évaluation du budget prévisionnel et des propositions pour assurer le financement des interventions. L’information officielle n’a pas manqué de rappeler l’importance du Palais en matière de ’’mémoire nationale’’ et de ‘’patrimoine architectural’’.
Une seconde réunion tenue le 6 avril dernier qui correspondait au 23è anniversaire du décès de Habib Bourguiba a débouché sur la prise de ’’solutions rapides’’, la ’’proposition de démarches concrètes’’ en vue de l’élaboration d’un ’’projet global’’ à même de préserver un monument précieux et emblématique de la mémoire du Leader tunisien ’’Bâtisseur de l’État civil’’.
Le résultat de ce branle-bas manifestement occasionnel a été une campagne de nettoyage intérieur et extérieur du Palais entreprise au mois d’avril dernier et relayée par la presse avec moult détails. Dans la foulée du nettoyage, quelques lampes ont retrouvé leur lumière et les cartels déposés, en différents endroits du musée, ont été réimprimés tout en préservant leur facture très rudimentaire. Même si les déchets sont réapparus dans les espaces extérieurs du Palais, ceux qui ont visité le musée avant le mois d’avril et qui y sont revenus après l’opération de nettoyage ont constaté l’effet de la bonne action tant attendue. Mais cette opération, qui aurait dû être routinière et avoir lieu sans tapage publicitaire, laisse de côté certains problèmes majeurs reconnus dans les communiqués officiels mais sans présentation d’aucun calendrier pour leur solution. Pour cette question, on est bien loin de la rigueur qui caractérise la programmation des festivals. Ainsi, par exemple, la prochaine session des JCC qui se tiendra au mois d’octobre prochain, a déjà fait l’objet de nombreuses décisions importantes, annoncées dans des communiqués officiels.
II) Le Palais, classé au patrimoine national, est sérieusement endommagé et menacé
Peu importe, aujourd’hui, la question de l’opportunité de la construction d’un luxueux Palais présidentiel d’été à Skanès, au début des années 1960, alors que la construction du fastueux Palais présidentiel de Carthage était en cours et que le pays connaissait des difficultés de toutes sortes. Le Palais de Skanès est là depuis 61 ans et il fait incontestablement partie du patrimoine architectural palatial de la Tunisie indépendante. En témoigne son classement, en 2002, en tant que monument historique, ce qui était censé lui assurer la protection conférée par la loi. L’idée de l’aménager en musée dédié à Bourguiba était assurément judicieuse. Elle était même méritoire et quelque peu miraculeuse compte tenu du contexte dans lequel elle s’inscrivait et au cours duquel Bourguiba et tout ce qui s’y rapportait n’était pas en odeur de sainteté auprès d’une partie agissante de la classe politique.
Les espaces qui accueillent le musée sont certes préservés, pour l’essentiel, depuis les nombreux travaux de restauration qui y ont été menés entre 2002 et 2013. Mais de nombreuses composantes du Palais sont délabrées et/ou exposées aux agressions.
Une première grande agression a été subie par le Palais présidentiel avant son classement, quand il a été amputé de son parc qui lui procurait un environnement avenant et valorisant. De cette agression sont nés, à proximité immédiate du Palais, des immeubles hideux dont certains sont encore inachevés. Un cafetier n’est-il pas allé jusqu’à installer une vaste véranda vitrée sur le toit d’une dépendance de la piscine du Palais ?
Le plan d’eau qui occupe le cœur de l’esplanade sur laquelle s’ouvre l’entrée principale du Palais et qui était jadis équipé d’une célèbre fontaine musicale est désormais propre mais inanimé; le drapeau de la Tunisie n’y flotte plus. A l’arrière du Palais, d’autres bassins d’agrément, situés dans un espace qui sépare le périmètre du Palais de l’espace vert qui donne sur la mer sont carrément ravagés. Des publications sérieuses, parues en 2013, à l’occasion de l’inauguration du musée, avaient annoncé que toutes les fontaines allaient être réparées l’année suivante.
A l’arrière du Palais, un escalier qui mène à la terrasse aménagée sur le toit du premier étage est condamné avec des moyens de fortune peu avenants ; certaines marches présentent des débris qui tiennent à peine. Derrière l’escalier un mur de fond qui, aménagé en angle droit, est décoré de deux superbes fresques composées en céramique par Abdelaziz Gorgi, en 1962, l’année de l’inauguration du Palais. Dans le prolongement de cette œuvre et parallèlement à un long bassin d’eau s’offrent au regard huit panneaux de pierre reconstituée, finement sculptés dans le style ’’Dar Chabane’’ et intercalés avec sept panneaux de céramique d’art exécutés, elles aussi en l’année 1962, par Moïse alias Mouche Chamla qui était le dernier représentant, en Tunisie, de la deuxième génération d’une famille qui avait dès le début du XXè siècle revitalisé la céramique d’art en Tunisie. En exécutant des œuvres très originales, inspirées des miniatures perses, pour le Palais de Skanès, Mouche Chamla, qui travaillait aussi pour le Palais de Carthage était au sommet de son art. Il avait été ’’Meilleur ouvrier de Tunisie’’ en 1936 et ’’Meilleur ouvrier de France’’ en 1955. Ses travaux dans les deux Palais présidentiels font figure de ’’testament artistique’’ signé avant qu’il ne s’installe définitivement en France, en 1966. A Skanès comme ailleurs, son travail comme celui de Gorgi rappelle que Bourguiba était un esthète qui, conscient de l’étroitesse extrême du marché de l’art, a initié les commandes d’État quelques années seulement après l’indépendance du pays. Accessibles de l’extérieur du Palais, les panneaux de céramique du Palais de Skanès sont exposées aux dégradations et aux incivilités comme en témoignent les carreaux décrochés et les épaufrures qu’on peut y relever. Un coloriage bleu a été infligé à l’un des panneaux de pierre sculptée.
Non loin de là, dans ce qui fut jadis un grand espace vert complètement dégagé, un gigantesque compresseur de système de climatisation trône comme une affreuse verrue métallique rongée par la rouille. A sa droite, un peu plus loin, sur le côté du Palais, les abords de la piscine de plein air sont dégradés. De ce côté-là, le pire qui s’offre au regard se situe au niveau de l’espace de rafraîchissement, aménagé en sous-sol à proximité de la piscine : faux-plafond effondré, reste de meubles en ruine, amas de détritus. Près de ce spectacle affligeant, à gauche de l’entrée principale du Palais, l’entrée du sous-sol qui abritait plusieurs espaces de services est obstrué avec des moyens de fortune d’un effet particulièrement repoussant.
A droite du Palais subsistent les restes de cinq élégantes villas élevées sur des piliers et qui servaient pour l’accueil des proches du Président de la République et de certains invités de marque. Complètement défoncées et dépouillées de ce tout ce qui n’est pas construit en dur, elles offrent un spectacle de désolation qui rappelle les ruines de guerre.
Un monument classé qui héberge un musée est doublement important. De par la loi, des égards lui sont dus jusqu’à ses dépendances, ses composantes extérieures et son environnement immédiat. En attendant les grands travaux évoqués dans les déclarations officielles de ces derniers mois, le ministère en charge du patrimoine ne peut-il pas prendre des mesures urgentes de sauvegarde ? Clôturer (provisoirement, en attendant une solution définitive) tout le périmètre qui relève du musée y compris les villas qui lui sont rattachées en veillant à préserver la vue sur mer, récupérer la terrasse du local annexé à la piscine, aménager au niveau de la grille du Parc une entrée réservée au musée, doter le musée d’un parking propre à lui, ne nécessitera pas des années de réflexion et ne coutera pas ne coûtera pas une fortune.
Quand notre patrimoine culturel connaîtra des jours meilleurs, l’autorité de tutelle reprendra le projet du Centre de documentation sur Habib Bourguiba qui devait être installé dans les anciennes cuisines du Palais. Une fois restaurées, les cinq villas pourront servir de résidences pour les chercheurs qui fréquenteront le Centre. Une fondation pourrait prendre en charge les frais de séjour. Les recherches en matière de documentation nourriront l’inspiration des conservateurs et des muséographes et on sera en droit d’espérer l’élaboration d’une riche documentation qui sera mis à la disposition des visiteurs (livres, plaquettes, dépliants, bornes interactives, enregistrements audio-visuels…). Ainsi par exemple, la demi-douzaine de postes de radio disséminés dans différents espaces de la partie habitée du Palais pourrait inspirer l’élaboration d’une notice qui serait documentée par l’excellent livre consacré récemment par le Professeur Abdelaziz Kacem aux rapports très particuliers qu’avait le Leader avec la radio et ’’la famille de la radio’’ (Bourguiba, l’auditeur suprême. Entre l’oreille de la satisfaction et l’oreille du mécontentement, Tunis, Cérès Éditions, 2022). Dans un souci de rationalité, les effets personnels de Bourguiba conservés dans son Mausolée gagneraient à rejoindre le gros de la collection qui existe au musée de Skanès et qui comprend, entre autres, des photos offertes par la Présidence de la Républiques en 2013 après avoir été offertes au Mausolée l’année précédente. Afficher, en bon endroit, la pancarte qui informe le visiteur sur le classement du Palais en tant que monument historique, en date du 29 juillet 2002, serait conforme aux usages déjà bien anciens.
III) La sécurité des visiteurs des composantes extérieures du Palais n’est pas assurée
Le visiteur qui aurait l’idée d’admirer le Palais de l’extérieur peut risquer gros. A gauche du musée, une animation particulièrement gênante pour les visiteurs est assurée continûment par les trottinettes électriques et les bicyclettes louées par un club installé juste à côté du musée. Certains loueurs n’hésitent pas à approcher les visiteurs à toute vitesse au risque de les renverser. Celui qui s’avance vers la limite droite de la façade de l’édifice afin de contourner le monument et admirer ses composantes tournées vers la mer bute contre des dépôts de toutes sortes: des restes de matériaux de construction, des gravats et… la carcasse d’un tracteur. A l’arrière du Palais, le faux-plafond du préau décoré pour partie en panneaux de plâtre et pour partie en caissons de bois peint, offre de grandes surfaces décapées, défoncées avec des morceaux pendants et particulièrement menaçants pour les passants. Entre les fresques de Gorgi et celle de Chamla, le visiteur qui oublierait de regarder où il met les pieds pourrait trébucher facilement contre de grosses dalles servant de couvercles de fortune pour des regards de canalisations ou des crevasses. Des voitures circulent, à toute vitesse, sur une piste qu’elles se sont frayée au bout de l’espace vert qui ouvre sur la mer, pour se rendre rapidement de la zone des villas à un café situé non loin de la piscine du Palais. En ce domaine aussi, la sécurité des amoureux du patrimoine n’est pas assurée. Fermer des espaces non sûrs et isoler des points noirs avec des barrières et déblayer tout ce qui peut l’être relève des urgences absolues.
Le Conseil International des Musées (ICOM), l’organisation qui, depuis plusieurs décennies, organise, le 18 mai de chaque année, la Journée Internationale des Musées a choisi pour l’année 2023, le thème ’’Musée, durabilité et bien-être’’. A cette occasion, il invite ses partenaires (dont l’ICOM-Tunisie) à œuvrer pour la promotion de la durabilité et du bien-être en mettant en place ’’des initiatives qui encouragent la responsabilité environnementale, la santé et le bien-être des visiteurs et des personnels’’. Si l’on admet que le bien-être commence par la sécurité et la quiétude, à cette aune, les visiteurs des composantes extérieures du Musée du Leader Habib Bourguiba sont loin d’être bien servis.
Le traitement réservé au Palais présidentiel de Skanès depuis son classement en tant que monument historique, il y a vingt-et-un an et sa gestion en tant que musée depuis dix ans illustrent tragiquement deux défaillances majeures de la gouvernance du patrimoine culturel du pays. Faut-il croire que ce secteur est un sujet trop sérieux pour le ministère des Affaires culturelles qui le gère à la petite semaine sans aucune politique déclarée publiquement ?
Houcine Jaïdi
Ancien Professeur à l’Université de Tunis
Post-scriptum
1) Le Mausolée Habib Bourguiba dont la construction est pratiquement contemporaine de celle du Palais de Skanès, est, à Monastir, l’un des hauts lieux de la mémoire du Leader. Classé monument historique en 2021, il est bien tenu. Cependant, sa superbe esplanade avec ses deux carrés réservés, l’un à la présentation des condoléances et l’autre aux martyrs tombés pour l’indépendance du pays, subit des nuisances qui ne devraient pas être tolérées. Le jeu de ballon, les bicyclettes, les trottinettes et autre voitures électriques pour enfants n’ont aucun respect pour la quiétude des morts et pour les nombreux touristes de tout âge qui sont en droit de visiter les lieux en toute sérénité. Le classement en tant que monument historique devrait être affiché en bon endroit et l’agression visuelle que pourrait constituer la construction autorisée d’un immeuble, dénoncée, le 12 courant, par onze associations de Monastir devrait être gérée selon les dispositions du Code du Patrimoine.
2) Le Musée Ali Bourguiba des Arts Islamiques porte le nom du père de Habib Bourguiba. Aménagé dans une aile du premier étage du Ribat de Monastir et consacré à l’archéologie et aux arts islamiques, il présente aux visiteurs de précieux objets provenant pour l’essentiel de l’extérieur de la ville et de sa région. Son inauguration en 1958en a fait le doyen des musées archéologiques de la Tunisie indépendante, toutes catégories confondues et le plus ancien des musées du pays, dédiés exclusivement à l’archéologie et aux arts islamiques. Mais la vétusté de ses équipements et de nombreuses négligences l’ont fâcheusement déclassé (vitrines abimées et ne répondant pas aux normes requises pour la conservation d’objet très fragiles tels que les tissus et les bois médiévaux, objets sans cartels, cartels non traduits dans aucune langue étrangère, notices déposées à même le sol…).Le Ribat qui l’héberge - un joyau de l’architecture militaire islamique - présente, en certains endroits ouverts à ses nombreux visiteurs, des fissures inquiétantes. Certains garde-corps sont en un très mauvais état qui ne garantit pas la sécurité des personnes ; des passages dangereux sont dépourvus de toute protection. Plusieurs recoins encombrés par des équipements de maintenance ou de spectacles devraient être cachés des regards convenablement.
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