Un nouveau livre de Karim Ghorbal: Josiah Tucker, ou Dieu contre l’Empire
Karim Ghorbal, historien et maître de conférences à l’université de Rennes 2 en France, vient de publier en janvier 2024 un ouvrage crucial pour comprendre l’histoire politique et intellectuelle de l’Angleterre et de l’Europe au XVIIIe siècle. Intitulé «Josiah Tucker, ou Dieu contre l’Empire», elle cherche à comprendre les origines et l’impact de la pensée d’un dignitaire de l’Église anglicane atypique, Josiah Tucker (1713-1799).
Atypique, car son discours a de quoi surprendre de prime abord. Tucker croyait en l’égalité entre les femmes et les hommes, les riches et les pauvres, les Anglais et les étrangers; mais il haïssait la démocratie, le suffrage universel et les «droits de l’homme». Il fut, dès les années 1760, le premier partisan de l’indépendance des colonies nord-américaines; mais c’est parce qu’il pensait que les colons américains étaient toxiques pour la Grande-Bretagne, y propageant fanatisme religieux et doctrines esclavagistes. Il fustigeait le despotisme français et le dogmatisme catholique et considérait que le système politique anglais issu de la Glorieuse Révolution était le meilleur au monde, voire le meilleur de l’histoire; mais il se réjouissait ouvertement des défaites militaires de son pays et espérait que les princes indiens seraient un jour assez forts pour s’unir et chasser les Britanniques de leurs terres. Il ne croyait pas au mythe du «bon sauvage» et considérait que les tribus indiennes d’Amérique du Nord étaient cruelles et non-civilisées; mais il les considérait également comme les vrais et légitimes propriétaires de l’Amérique du Nord. C’était un chrétien fervent qui se désolait du manque de foi du peuple et des élites; mais à ses yeux, la plus grande menace à laquelle était confronté le christianisme en Angleterre était la diffusion de l’«enthousiasme religieux» (on parlerait aujourd’hui de fondamentalisme ou d’intégrisme). Il trouvait les riches décadents et les pauvres paresseux. Il considérait que le peuple était dépravé, mais il était en faveur de salaires élevés. Il n’aimait ni la démocratie athénienne, ni l’oligarchie spartiate, ni la république ou l’empire romains; mais il aimait encore moins le Moyen Âge anglais, les «libertés saxonnes» ou la Réforme d’Henry VIII (qui pourtant avait créé l’Église dont il était membre).
Le lecteur tunisien s’intéressera tout particulièrement à la manière dont Tucker s’est opposé de toute ses forces à la conquête impérialiste de l’Amérique du Nord, des Indes et de l’Afrique par le Royaume-Uni. Persuadé que la conquête affaiblit et appauvrit encore plus le conquérant que le conquis, il a tenté autant qu’il l’a pu d’imaginer un système économique mondial basé sur le respect absolu de la souveraineté des États, le libre-échange et la coopération. Le fait qu’il ait échoué à se faire entendre (malgré une certaine popularité acquise notamment après l’Indépendance des États-Unis), ne doit pas nous faire perdre de vue que dès le XVIIIe siècle, des penseurs et hommes d’États importants se sont rendu compte de l’impasse dans laquelle la politique de domination mondiale suivie par leur gouvernement les menait. Il a toujours existé une alternative à la destruction des États faibles ou affaiblis, ce qui invalide l’idée que la conquête est un désir naturel et inévitable, qui suit la puissance de manière nécessaire. L’impérialisme est toujours un choix politique, au XVIIIe siècle comme de nos jours, et comme tout choix politique, il peut être défait.
Plus globalement, la publication de cet ouvrage nous prouve également que les penseurs tunisiens peuvent et doivent s’intéresser à l’histoire de l’Europe et de l’Occident, sans se cantonner ou se spécialiser uniquement dans l’étude du monde arabe ou du monde musulman.
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