Habib Touhami: Où allons-nous ?
C'est la question que chacun se pose en Tunisie, favorable ou non au régime politique, riche ou pauvre, jeune ou vieux, malade ou bien portant. C’est aussi la question que se posent nos voisins, nos partenaires, la presse internationale, les institutions économiques et financières internationales. Mais c’est surtout la question que me posent tous ceux que je rencontre au hasard de la vie et que je me pose chaque fois que je passe devant les vide-ordures collectifs. Le fait même de poser et de se poser la question dénote l’ampleur de l’incertitude qui nous étreint tous. Certains vont même jusqu’à exprimer ouvertement une nostalgie qui ne nous fait pas honneur.
En vérité, la question préalable à la question «où allons-nous» aurait dû être «que faisons-nous, individuellement et collectivement, pour ne plus voir grand nombre de nos compatriotes s’agglutiner autour de vide-ordures collectifs pour y chercher de quoi subsister». C’est en effet la réponse à cette question qui déterminera le chemin que nous prendrions. Trois quarts de siècle après l’Indépendance, le retour brutal dans l’espace public de la misère crue et de la mendicité hargneuse remet tout en cause, à commencer par les fondements mêmes de l’Etat-Nation. Il est vrai que la Tunisie connaît depuis des années une régression généralisée, mais il y a régression et régression. Que l’on s’accommode de la misère absolue d’une partie des siens est la preuve qu’une régression affective et morale nous gangrène dont les dangers imminents ne sont pas suffisamment mesurés.
Ce qui se passe actuellement en Tunisie résulte en grande partie de l’inflation non maîtrisée, du développement du chômage et du ralentissement de l’activité économique, mais il résulte aussi de la répartition inégalitaire des richesses et des effets pernicieux des outils de la redistribution (impôts, transferts sociaux, compensation, etc.) sur les revenus, les revenus salariaux notamment. Pendant que la majorité s’appauvrit, une minorité s’enrichit. C’est la loi du genre en temps de crise. Conçus pour amortir le choc sur le plan social en pareil cas, les outils de la redistribution n’ont pas joué leur rôle. Rien d’étonnant puisqu’aucun gouvernement n’a consenti à faire les efforts nécessaires pour corriger les défauts avérés et notoires d’une redistribution devenue inversée et contre-productive.
Il serait obscène de contester l’accroissement de la pauvreté en Tunisie depuis la révolution tant la pauvreté est devenue criarde. Après la querelle qui a éclaté au lendemain du 14 janvier 2011 entre le ministère des Affaires sociales et l’INS à propos du nombre de personnes situées en dessous du seuil de pauvreté, l’appréciation de la pauvreté s’est transposée d’un débat de définition à un débat sur la primauté du vécu. Quoi qu’il en soit, la mesure de la pauvreté ne peut plus s’effectuer aux moyens de l’enquête nationale sur la consommation seule, encore que celle de 2021 confirme l’augmentation du taux de pauvreté et ce après des décennies de baisse. Et comme pour tout phénomène social et démographique de long terme, c’est la tendance générale qui compte. Or celle de la pauvreté s’annonce comme irréversible si rien n’est fait entre-temps pour la retourner.
Habib Touhami