Samir Allal: Faire bouger les lignes face au défi climatique
La transition énergétique une utopie technologique, instrumentalisée politiquement risque de nous détourner des véritables solutions à la catastrophe climatique.
Les ruptures dans le monde semblent s’accélérer: crises d’approvisionnement, fortes tensions sur les prix, renversement de rapports de force.
L’abondance des biens est à l’origine de risques systémiques: trop de charbon, trop de pétrole, trop de gaz conduisent à une accumulation de CO2 dans l’atmosphère déréglant le climat. La finalité de l’économie est la résilience.
Le réchauffement climatique est induit par le cumul des émissions de gaz à effet de serre (GES) et la dégradation des puits naturels de carbone (réchauffement des océans, déforestation), avec des conséquences déjà visibles: l'instabilité climatique accrue, la montée des eaux, les sécheresses, les crises alimentaires, etc.
Pour atteindre la neutralité climat permettant d’enrayer ce réchauffement planétaire, nos sociétés doivent opérer deux transformations majeures: rationner drastiquement les biens dont la production repose sur l’usage des énergies fossiles ; protéger le vivant en réinvestissant dans sa diversité.
La question de la perte de la biodiversité se pose : elle risque notamment de nuire aux rendements agricoles. De même, l'épuisement des minerais rares pourrait venir freiner la transition écologique.
Le climat et la biodiversité nous conduisent à repenser la notion de croissance, d’équité et d’abondance. Avec l’émergence du concept de «transition juste», il ne s’agit plus de répartir correctement l’abondance des biens produits mais de trouver des règles justes pour réduire drastiquement l’usage de ceux qui détruisent la planète.
La difficulté de s’accorder sur de telles règles est une constante de la négociation climatique internationale. Plus largement, l’équité est la question fondamentale soulevée par la «sobriété» sans laquelle il ne sera pas possible de stabiliser le réchauffement global.
Éviter la catastrophe écologique est la grande affaire de l'humanité aujourd'hui et dans les décennies à venir. Elle oblige les états et les entreprises à développer des stratégies pour y répondre:
1. Ces stratégies seront-elles suffisantes pour faire collectivement face au défi de la transition écologique et énergétique?
2. Quelle (s)transition (s) et pour qui? Commet la compléter et la coordonner pour faire «bouger les lignes»?
3. Quelle place pour les technologies bas carbone dans le futur équilibre industriel, et comment les États, les entreprises, (les particuliers) intègrent ou pas la sobriété dans leur modèle économique?
Cet article ne prétend pas répondre à toutes ces questions. D'ailleurs, serait-il raisonnable de demander à un économiste une réponse à tout?
Notre objectif est avant tout de proposer une piste de réflexion pour déplier les enjeux et les problèmes que le changement climatique, les catastrophes écologiques en cours posent à la théorie et à l’action politique.
En matière énergétique, on a pris l’habitude d’évaluer le coût de la transition en agrégeant les milliards investis dans le bas carbone. «C’est une erreur de méthode». Christian De Perthus (Carbone fossile, carbone vivant, vers une nouvelle économie du climat, septembre 2023)
L’impact de la transition bas carbone sur le régime de croissance est incertain.
Le véritable coût de la transition est celui du désinvestissement. Plus nos sociétés prennent du retard sur les trajectoires de décarbonation, plus ce coût s’élève. Pour assurer une transition juste, il faut massivement redistribuer son produit vers les plus vulnérables. «Ce qui fait baisser les émissions, ce n’est pas d’ajouter du capital décarboné, mais d’enlever celui qui à l’origine des émissions de carbone fossile». Christian De Perthus (Carbone fossile, carbone vivant, vers une nouvelle économie du climat, septembre 2023)
Pour faire bouger les lignes, notre article s’adresse aux chercheurs mais aussi aux politiques et au-delà à un large public. Notre analyse s’appuie sur une expérience professionnelle de consulting auprès de plusieurs institutions et sur le développement de travaux collectifs récents.
I- La transition énergétique projette «un passé qui n’existe pas» sur «un futur qui reste problématique»
La transition énergétique est aujourd'hui un horizon partagé, consensuel, qu'on retrouve partout, notamment dans le dernier accord issu de la COP 28. Malheureusement cette belle histoire de la transition n’est qu’une légende.
Loin des récits classiques, bois, charbon, pétrole, gaz, se succédant au fil du temps, les énergies, interdépendantes, ont crue de concert depuis l’aube de la révolution industrielle. Il n’y a jamais eu de substitutions d’une énergie à une autre et on consomme de plus en plus chacune de ses différentes formes.
S’y ajoute le fait que l’économie devient aussi de plus en plus matérielle, dépendant d’une quantité croissante de ressources naturelles, demandant de plus en plus d’énergie pour être disponibles.
L 'apparence plausibilité d'une «transition énergétique» hors des fossiles en 25 ou 30 ans repose en partie sur «une culture historique fausse» et «phasiste» de l'énergie: les énergies ne se remplacent pas mais s'accumulent et elles sont complètement intriquées les unes dans les autres.
Le changement climatique avec toutes ses conséquences environnementales est loin d’être infléchie et en même temps, le revenu net de l’industrie des fossiles a explosé. Il a été de 4000 milliards de dollars en 2022. (Gilles Rotillon)
Notre argument n'est évidemment pas de dire que la transition est impossible car elle n'a pas eu lieu par le passé. Il s'agit plutôt de jeter un regard nouveau sur l'histoire pour identifier les facteurs qui conduisent à l'accumulation énergétique, «des processus de symbioses» qui sont toujours avec nous et qui ne sont pas près de disparaître.
Dans un livre récent, «sans transition: une nouvelle histoire de l’énergie», Jean-Batiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement, proche de David Edgerton (connu par son livre Shock of the Old, un ouvrage capital qui redéfinit le champ de l'histoire des techniques), raconte une histoire radicalement nouvelle de l'énergie et montre l'étrangeté fondamentale cette notion de transition.
Il explique, comment «un futur sans passé» est devenu, à partir des années 1970, celui des gouvernements, des entreprises et des experts, «le futur des gens raisonnables». Pour Jean-Batiste Fressoz «matières et énergies sont reliées entre elles, croissent ensemble, s'accumulent et s'empilent les unes sur les autres».
L'enjeu est fondamental car les liens entre énergies expliquent à la fois «leur permanence sur le très long terme», ainsi que «les obstacles titanesques qui se dressent sur le chemin de la décarbonation».
Pire pour Jean-Batiste Fressoz, cette utopie de transition technologique, est «instrumentalisée politiquement depuis les années 1970», elle risque de «nous détourner des véritables solutions à la catastrophe climatique en cours».
Toutes les études actuelles de prospective (AIE, Banque Mondiale, PNUE,), montrent qu’il n'y a pas de transition prévue avant 2050. En gros, l'usage du charbon dans le monde va stagner ou bien diminuer un peu. Les consommations de pétrole et de gaz vont augmenter légèrement. Donc, nous ne sommes vraiment pas dans des trajectoires de basculement d'une énergie à une autre.
Les énergies ne sont pas simplement en superposition, elles sont complètement liées les unes aux autres. Plutôt qu'une succession de phases, l'histoire de l'énergie est un embrouillamini de plus en compliqué de matières, de techniques et d’énergies.
La transition énergétique n'a donc rien d'une description réaliste de notre passé technique. Elle est née d’une utopie technologique dans les années 1950, au sein d'un groupe que Jean Batiste Fressoz appelle les «malthusiens atomiques».
Après, Hiroshima et Nagasaki, deux imaginaires se rencontrent: d'une part, l'imaginaire technophile de l'atome et, d'autre part, l'imaginaire néo-malthusien de l'épuisement des fossiles. C'est à l'intersection des deux que naît la transition énergétique.
Le problème est qu'on a transféré ce modèle de transition, pensé comme une réponse à la raréfaction à long terme des fossiles, sur la question du changement climatique, qui n'a absolument rien à voir.
Avec beaucoup de capitaux et d'innovation, on se rend compte que les limites des ressources fossiles peuvent encore être repoussées. C'est bien ça le problème. Sortir des fossiles en trente ans, c'est une vue de l'esprit.
II- La transition énergétique une forme de climato-rassurisme, justifiant l'inaction climatique, elle laisse dans l'ombre d'autres solutions
Le discours sur la transition énergétique, occulte les questions de la sobriété, de la décroissance et de la répartition. Dire «on va trouver de nouvelles technologies pour tous les secteurs et les diffuser à l'échelle globale, y compris dans les pays pauvres, et tout ça en trente ans», est une aberration.
Dans certains domaines, la transition est envisageable. Mais il y’a plein de technologies qu’on ne sait pas décarboner. Pour l'électricité, qui représente 40% des émissions mondiales, on doit pouvoir passer aux renouvelables. Même s'il ne faut pas croire qu'il va être si facile de décarboner la production électrique à l'échelle mondiale.
En revanche, imaginer qu'on va entièrement sortir des fossiles en trente ans, c'est une vue de l'esprit. L'aviation est la plus connue, mais il y en a d'autres. Pour le ciment, ça va être très compliqué, tout comme pour l'acier, le plastique, les engrais...
Le problème est que pendant qu'on fait miroiter des avions à hydrogène et une économie décarbonée grâce à une troisième révolution industrielle, on ne parle pas du niveau de production et on ne parle pas de la répartition des émissions.
Quand on parle de transition, on parle d'innovation, d'investissements. Autrement dit : c'est le capital qui va sauver le climat. On voit bien le rôle politique que joue cette histoire de transition. Ça évite de poser des questions qui fâchent, par exemple celle de la régulation de la consommation des plus riches et de justice climatique.
Si la transition est une forme de «climato-rassurisme», justifiant l'inaction climatique, le véritable agenda des États et des milieux économiques, c'est l’adaptation. Les pays riches et les plus gros pollueurs ont une très forte confiance en leur capacité à vivre et prospérer dans un monde à +3°C.
Les gros pollueurs et les plus riches estiment préférable et moins cher pour eux, de vivre dans un monde à +3°C, plutôt que de se serrer la ceinture pour éviter la catastrophe climatique. (William Nordhaus).
L'agenda qui domine maintenant et qui a toujours dominé, en fait, c'est une forme de résignation et une confiance dans la capacité des pays riches à s'adapter.
III- Le capitalisme néolibéral n'est pas en mesure d'assurer le tournant nécessaire de la sobriété, de l'égalité
Un peu plus de cinquante ans après le rapport des Meadows - Limits to Growth -, il est urgent de rappeler que la croissance n'est plus la réponse appropriée aux dysfonctionnements majeurs que traverse le monde.
Le capitalisme néo-libéral n'est pas en mesure d'assurer le tournant nécessaire de sobriété, d'égalité et de réorientation radicale des consommations et des productions. Il est grand temps de changer de paradigme.
Pour Eloi Laurent, «le capitalisme dérègle le climat, détruit le vivant, creuse les inégalités et mène l'humanité sur une voie rapide à destination dangereuse». («Coopérer et se faire confiance», Février 2024)
Sa force apparente masque de nombreux problèmes, tant sociaux qu'écologiques et sa dynamique de l'accumulation sans limites s'appuie sur l'exploitation des pays du sud. Elle pousse à la surexploitation des ressources de la planète et engendre des destructions environnementales majeures. Joel Kovel et Michael Löwy (septembre 2001).
Tout en partant du même constat (la crise écologique), les décroissants n'arrivent pas au même diagnostic. Pour eux, le problème viendrait moins du capitalisme que de la croissance ou même, plus fondamentalement, du développement. Timothée Parrique, (Ralentir ou périr. L'économie de la décroissance, 2023).
Pour Serge Latouche, l'un des pionniers des théories de la décroissance, l'idéologie de la croissance est constitutive du concept de développement. La décroissance est une «réduction de la production et de la consommation pour alléger l'empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être».
C'est une transition indispensable pour toute économie en situation de dépassement écologique et prendra des formes et des vitesses variées en fonction des différents degrés de surchauffe environnementale.
L'objectif ultime est la post-croissance: «une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance». (Herman Daly)
Dans les sociétés d'abondance, «la recherche obsessionnelle de la croissance est contre-productive», nous explique de manière très pédagogique dans son livre Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur les droits humains et l’extrême pauvreté: «La croissance ne vaincra pas la pauvreté, (mars 2024)». La transition énergétique ne questionne pas la croissance économique, ni le consumérisme, ni les inégalités.
Pour Dominique Méda, la croissance est une mystique dont nous avons du mal à nous débarrasser, (La Mystique de la croissance: comment s’en libérer? Flammarion, 2014)). Cette mystique s'inscrit dans un héritage plus vaste de la Modernité. La Nature apparaît désormais comme un vaste champ à exploiter.
Nous ne parviendrons pas à rompre avec la croissance, ni à mettre en œuvre les pratiques de sobriété nécessaires à la «permanence de conditions de vie authentiquement humaines sur terre (Hans Jonas), si nous ne changeons pas radicalement notre système de valeurs, nos cadres cognitifs.»
C'est la raison pour laquelle on parle de «reconversion écologique» de nos sociétés. Dans reconversion, il y a bien sûr conversion: la rupture exigée suppose une conversion de nos mentalités, de nos visions du monde et notre rapport avec la nature.
Rompre avec l'idée que le progrès se mesure à la quantité de biens et services produits (et aux revenus qui en sont retirés) et donc inventer d'autres indicateurs susceptibles de braquer le projecteur sur les réalités qui nous importent.
Mais cela ne suffira évidemment pas. Il nous faut adopter un autre système de valeurs, une éthique de la terre comme le suggéraient Aldo Leopold et Hans Jonas, mais aussi un ensemble de politiques coordonnées au niveau international et national.
Ces politiques devraient être guidées par le nécessaire respect des objectifs fixés en matière physique et sociale: une baisse drastique, échelonnée dans le temps des émissions de gaz à effet de serre (GES) et une réduction forte des inégalités, avec au centre la nécessité absolue non plus d'augmenter les taux de croissance mais de satisfaire les besoins essentiels de tous.
La condition essentielle, est d'opérer une vaste redistribution des richesses et des accès. C'est évidemment ce qui sera le plus difficile. Car il s'agit de mettre un terme à la logique d'accumulation infinie qui est valorisé dans la plupart des sociétés capitalistes et qui rend impossible le déploiement d'une logique de sobriété et la survie de l'humanité.
VI- Les économistes ont laissé dans un état de friche intellectuelle les questions de sobriété et décroissance
Au nom de la croissance, on a franchi les limites de la Terre, flexibilisé le marché du travail et fait émerger un précariat mondial. Comment faire pour que des politiques économiques et sociales basés sur la sobriété et la décroissance des flux matériels fassent l'objet d'une expertise sérieuse.?
La bataille oppose les tenants de la soutenabilité forte aux promoteurs de la soutenabilité faible, c'est à-dire ceux qui pensent que les différents «capitaux» sont substituables et qu'une augmentation du capital humain peut compenser la dégradation du capital naturel pendant que les autres s’y opposent radicalement.
Une forte redistribution entre les pays mais aussi au sein de ceux-ci apparaît comme la condition indispensable à toute sortie de crise vertueuse.
Ralentir la croissance dans les pays riches, et permettre aux pays les plus pauvres d'accéder, grâce à une croissance sélective non fondée sur les énergies fossiles, à de meilleures conditions de vie.
Dans le dernier rapport du groupe Ill du GIEC, le thème de la sobriété (sufficiency) apparait timidement pour la première fois, la décroissance est à peine évoquée. Alors que la «transition» est martelée 4 000 fois.
Dans ce rapport, il est écrit noir sur blanc «qu'aucun des 3 000 scénarios n'explore, ne serait-ce qu'à titre d'hypothèse, la question de la décroissance». Beaucoup en revanche incluent des quantités scandaleusement élevées d'émissions négatives. Pour ne pas dépasser les +2°C, ces scénarios prévoient de stocker entre 170 et 900 gigatonnes de CO2 d'ici 2100.
Or, pour donner un ordre de grandeur, l'ensemble de la production mondiale de bois représente quatre gigatonnes. Il faudrait stocker plusieurs fois la production mondiale de bois sous terre chaque année. C'est un peu n'importe quoi, alors que les défis sont immenses.
La croissance a non seulement érodé le capital naturel dont nous disposons, mais aussi le capital social et humain. Au nom de la croissance, on a flexibilisé le marché du travail et fait émerger un précariat mondial.
Depuis quarante ans, la quête de croissance a ainsi créé de l'exclusion, et elle a entraîné une augmentation massive des inégalités.
Nous sommes arrivés à un moment de l’histoire où nous devons d’urgence redéfinir le sens de notre civilisation et imaginer une prospérité sans croissance. C'est à cette condition qu'on pourra réconcilier la population, y compris les plus précarisés, avec la transformation écologique: faire en sorte que celle-ci soit vue comme une opportunité plutôt que comme un fardeau.
Dans son livre (Post-croissance: vivre après le capitalisme, Actes sud, avril 2024), Tim Jackson nous invite à réfléchir à ce qui pourra advenir lorsque nous en aurons terminé avec notre obsession de la croissance et d'explorer de nouvelles frontières pour le progrès social.
Post-Croissance est «une invitation à nous libérer des errements du passé» et «à guider notre regard loin du sol pollué du dogme économique actuel», afin de nous permettre d'envisager ce à quoi le progrès humain pourrait ressembler.
Son livre révèle des territoires inexplorés où «l'abondance n'est pas mesurée en dollars» et où «l'accomplissement n'est pas le produit d'une incessante accumulation de richesses matérielles».
Aller vers une société bas carbone qui renverse la tendance à l'érosion de la biodiversité et favorise l'agro biodiversité, ce n'est pas aller vers une société de sacrifice et de renoncement. C'est l'inverse
Les pays à faibles revenus doivent encore croître, afin de permettre à leurs populations une amélioration de leur niveau de vie, pour la satisfaction de leurs besoins essentiels. Mais dans les pays riches, il nous faut autre chose : non plus une croissance économique qui prétend créer de la richesse, et dont on doit, après coup, compenser les effets destructeurs sur l'environnement et sur les populations, mais une économie véritablement inclusive.
Dans le choix des mesures permettant de réaliser cette transformation écologique, on peut mettre l'accent sur des mesures «à triple dividende» - des mesures qui tout à la fois créent des emplois et mettent de biens et services à la portée de chacun, même des ménages les plus précarisés, tout en réduisant l'impact environnemental de nos manières de produire et de consommer.
Investir dans les transports en commun, dans l'isolation des bâtiments, dans l'agroécologie, ou dans d'autres mesures qui créent de l'emploi, favorisent l'accès aux biens et services essentiels à un prix abordable, et mettent fin à la dégradation environnementale.
Le capitalisme tiré par la mondialisation du commerce et la finance est prédateur. Il néglige les contraintes écologiques et fait régresser les droits sociaux. Cette nécessaire rupture écologique pose cependant, une série de questions:
• Comment concilier le niveau de vie de la population, en particulier des couches populaires, avec les contraintes écologiques et la mise en cause du productivisme?
• Jusqu'où peut-on miser sur des progrès scientifiques et technologiques?
• Puisqu'on ne peut confier au capitalisme, a fortiori dans sa forme néolibérale, le soin de répondre aux défis écologiques et aux besoins sociaux du plus grand nombre, comment penser son dépassement?
La question politique du dépassement capitalisme est posée. Mais, les divergences d'intérêts sont grandes, tant à l'intérieur des nations qu'entre les nations. Les gagnants de la mondialisation et les dominants s'opposeront de toutes leurs forces aux changements.
Deux points de vue sont souvent opposés. Pour tenants du capitalisme vert, les innovations techniques peuvent permettre la poursuite d'une forte croissance, sans mettre en cause le mode de production.
Les hausses de prix (de l'énergie ou des matières premières) résultant de l'équilibre offre et demande vont inciter aux innovations et à la réorientation des productions; les marchés de permis de droits à polluer vont décourager les activités nocives à l'environnement et encourager les activités vertueuses; l'agriculture industrielle parviendra à compenser les effets de pertes de diversité dans l'agriculture, etc.
Cette stratégie repose sur une confiance sans limites dans les capacités d'adaptation des entreprises capitalistes dont le fonctionnement n'est pas remis en cause.
Pour les partisans de la décroissance, le niveau de vie des pays industrialisés n'est ni soutenable, ni généralisable. La croissance ne doit plus être l'objectif de l'économie. Il faut passer par une phase de décroissance de nos consommations matérielles (même si les services pourront augmenter) pour atteindre un plateau d'activité soutenable.
Les partisans de la décroissance n'indiquent pas le niveau de consommation matérielle qui serait compatible avec une activité soutenable et acceptable par les pauvres des pays riches et par la quasi-totalité des pays émergents.
Ce n'est pas dans un choix abrupt entre ces deux stratégies que se trouve la solution. La transition écologique a besoin d'innovations qui permettent d'éviter les dégâts écologiques. De même, faire décroître certaines productions et certaines consommations est indispensable. Les consommations ostentatoires, les innovations coûteuses et à l'utilité sociale douteuse doivent être découragées, sinon interdites.
L'accumulation de toujours plus de biens matériels ne doit être le but ni de la société, ni des individus. Mais reste ensuite l'essentiel, répondre précisément aux questions déterminantes: comment rendre acceptable socialement la rupture écologique? Comment réorienter radicalement les productions et les consommations? Comment financer les investissements massifs que cela suppose?
L'organisation de la transition écologique ne peut être laissée aux seuls marchés. Elle ne peut pas non plus reposer sur les seules initiatives locales, même si celles-ci sont précieuses. Ce sont les États, en tant que garants de l'intérêt général, qui, après de larges débats démocratiques et sociaux, ont la responsabilité de faire entrer les sociétés dans un processus de profonde transformation économique et sociale.
Dans cette optique, la planification écologique et démocratique est impérative, le rétablissement de la souveraineté nationale une nécessité. Planification et souveraineté supposent de remettre en cause le capitalisme tel qu'il fonctionne. La question mérite d'être posée, compte tenu des contraintes écologiques.
Ce mur écologique ne nous laisse pas le choix: il nous faut changer. Mais cette obligation qui nous est faite est l'opportunité pour chacun d'un examen de conscience, d'un gain de réflexivité, nous permettant de déterminer ce que nous voulons vraiment.
Et à l'échelle de la société, elle est une invitation à élargir l'imagination politique, à inventer des nouvelles manières de réaliser la promesse d'une société des égaux et de combattre la précarité et l'exclusion sociale.
Pour nourrir l'envie d'un autre monde, c'est d'utopies concrètes que nous avons besoin, pas de rêveries. Et les élaborer implique d'abord de bien prendre conscience du casse-tête auquel nous sommes confrontés.
Pr Samir Allal
Université Versailles/Paris-Saclay