L’économie tunisienne à l’épreuve de la démocratie: Acteurs, Institutions et Politiques
Les tiraillements politiques qui ont profondément secoué la Tunisie durant la décennie de l’après-14 janvier 2011 ont occulté, non sans lourdes conséquences, les questions économiques, financières et sociales. Se succédant rapidement, les crises n’ont fait que se compliquer et s’aggraver. Essayer de comprendre les problèmes structurels des différents facteurs déterminants est nécessaire pour envisager des solutions appropriées. Deux économistes, Abderrazak Zouari et Hamadi Fehri, s’y sont attelés dans un ouvrage intitulé L’économie tunisienne face à l’épreuve de la démocratie. Acteurs, Institutions et Politiques (Editions Leaders).
Plus qu’un livre d’économie, il met en débat, à travers une analyse horizontale des différentes interactions, «le modèle de développement» qui reste à concevoir.
L’économie tunisienne face à l’épreuve de la démocratie
Acteurs, Institutions et Politiques
de Abderrazak Zouari et Hamadi Fehri
Editions Leaders, 2024, 308 pages, 50 DT
Bonnes feuilles
Le constat économique, depuis l’engouement démocratique de 2011, est implacable. Les indicateurs clés se sont détériorés : essoufflement de la croissance économique, montée du chômage, creusement des déficits interne et externe. La transformation structurelle de l’économie, en réponse aux aspirations de la population, n’a pas eu lieu. Le dialogue social de 2014, couronné par un prix Nobel de la paix, n’a pas non plus ouvert la voie à une stabilité politique nécessaire à la mise en œuvre des réformes. Dans ce contexte, des voix se sont élevées pour renier la démocratie, exhibant même une nostalgie pour les bienfaits économiques de l’autoritarisme de l’ancien régime.
Un bref retour à l’histoire économique de la Tunisie des soixante dernières années montre cependant que le pays a connu des périodes de crises politiques, matées dans le sang (1978, 1984, 2008(1), des périodes de ralentissement économique et qu’il s’est enfermé, bien avant 2011, dans la trappe des pays à revenu intermédiaire. Précisons.
Depuis la fin de l’expérience collectiviste en 1969, et dans un premier temps, la Tunisie a expérimenté (1970-1986) une séquence de réformes axées sur le marché en réduisant l’intervention de l’Etat et en renforçant, par des mesures incitatives, le secteur privé.
A partir de juillet 1986, et c’est le deuxième temps, sous l’égide des institutions de Bretton Woods, la Tunisie a opté pour un programme d’ajustement structurel (PAS) inspiré du Consensus de Washington qui consacre un modèle d’économie extravertie. La période sous ajustement (1986-1992) a permis de rétablir la stabilité macroéconomique mais n’a pas, en revanche, totalement libéré l’économie du joug de l’Etat et de la tutelle du Politique.
Le troisième temps fort est celui de l’adhésion de la Tunisie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à la suite de la signature des accords du GATT en 1995 et l’adoption, la même année, du Programme de mise à niveau (PMN). Ce programme devait renforcer la compétitivité des entreprises tunisiennes, confrontées à la concurrence internationale, pour retrouver le chemin d’une croissance tirée par les exportations et le secteur privé. Dans la foulée, un accord d’association avec l’Union européenne (UE) a été signé en 1996. Il convient cependant de se rendre à l’évidence : le pari sur la demande externe et un secteur privé dynamique n’a pas toujours été couronné de succès.
La question qui se pose alors est de savoir pour quelles raisons, au cours de cette longue période (1970-2010), l’économie nationale n’a pas réussi à décoller ou à rattraper ou encore à converger vers les pays asiatiques hautement performants ainsi que vers les pays à revenu intermédiaire (tranche supérieure). La réponse, à notre sens, réside fondamentalement mais non exclusivement dans la nature “extractive” et “non inclusive” des institutions économiques et politiques. Formulé autrement, le modèle de développement a profité à une minorité (chasseurs de rente, groupement d’intérêt, bureaucrates...) évoluant dans le giron du pouvoir. C’est la qualité de la gouvernance politico-économique, régie par la corruption, le népotisme et le clientélisme qui, conjuguée aux multiples distorsions, a rendu la révolution possible.
L’après-2011 est riche en débats souvent houleux au sein de l’Assemblée nationale constituante ou ANC (2011-2014), en alliances, tiraillements et rebondissements politiques (2014-2019) pour aboutir à la paralysie de l’Exécutif et du Législatif (2019-2021). Peu de réformes décisives en mesure de répondre aux causes de la révolution ont vu le jour. Il y a une véritable incapacité à transformer la réalité du pays. Les partis politiques sont alors décrédibilisés. La déclaration de l’état d’exception, pour «danger imminent» à partir du 25 juillet 2021 par Kaïs Saïed, élu Président par 72% des suffrages, met fin à la paralysie et signe la chute de la IIe République. Le vote référendaire du 25 juillet 2022 brosse les contours de la IIIe République. Le pays, désormais gouverné par décrets, présage, selon les opposants, une dérive autoritaire menaçant les libertés civiles et publiques retrouvées depuis 2011.
Le développement économique est une combinaison de ruptures technologiques et d’arrangements institutionnels basés sur le triptyque Etat/marché/société civile. Le modèle de développement ne peut être pensé en termes strictement techniques (d’accumulation de facteurs de production).
Une nouvelle stratégie fondée sur le savoir et les progrès de productivité- par l’innovation, les transferts technologiques, la qualification de la main d’œuvre…en bref, par la complexité économique- est la seule issue possible pour accéder à un nouveau palier de croissance et relancer le processus de convergence vers la catégorie des pays à haut revenu. C’est évidemment une vision de long terme.
Dans cette vision, la préparation des conditions d’émergence économique incombe, en premier lieu, à l’Etat et à ses institutions afin d’assurer la transformation économique(1). Il lui revient, pour les besoins actuels et futurs de l’économie, de créer l’environnement économique et politique solide propice à l’absorption et la valorisation de la recherche par le secteur privé; en bref, en enclenchant un processus de «destruction créatrice». Pour cela, l’Etat lui-même devra se moderniser, faire des choix en termes de spécialisations sectorielles et de coopération internationale en vue d’une progression sur la chaîne des valeurs mondiales.
L’Etat doit jouer dans ce contexte le rôle de régulateur afin d’assurer l’équilibre entre les effets potentiels, néfastes à court terme, de l’innovation sur l’emploi, sur les secteurs victimes de nouvelles vagues technologiques et encourager l’innovation en octroyant des avantages aux innovateurs.
L’Etat n’est pas nécessairement exempt de défauts. Il est capable de faire des collusions et de défendre des rentes bien établies. C’est là qu’intervient la société civile, nous disent Aghion et al. Par ses choix de consommation ou par des manifestations, la société civile oblige l’Etat à aller dans le sens de l’intérêt général. Aghion et ses coauteurs se réfèrent à Acemoglu et Robinson (2000) selon lesquels l’existence de contrepouvoirs peut prévenir des émeutes et des révolutions. Aghion et al. rappellent à partir du mouvement des Gilets jaunes en France «ce qu’il en coûte d’ignorer la société civile» (p. 381). Pour ne pas avoir pris en compte la menace de révolte, le pouvoir exécutif a été contraint d’augmenter les dépenses publiques et de perdre un an dans le processus de réforme(2).
(1) Cf annexe A 3 pour un exposé de l’expérience de la Corée du Sud en la matière.
(2) Selon les auteurs: «Le mouvement des Gilets jaunes aura eu un effet positif, celui de faire évoluer le système politique français vers davantage de décentralisation et de déconcentration. En particulier le mouvement conduit à la mise en place en octobre 2019 de la Convention citoyenne pour le climat».
La nouvelle constitution adoptée par voie référendaire le 25 Juillet 2022, est caractérisée par le passage d’un régime parlementaire à un régime ultra-présidentialiste ainsi qu’un parlement bicaméral: l’Assemblée des représentants du peuple élue au suffrage universel et un Conseil national des régions et des districts élu au suffrage indirect par les conseils régionaux. Les élections législatives organisées en décembre 2022 et janvier 2023 ont été marquées par une faible participation (11,4%), signe d’un désintérêt pour la politique de la part d’une population préoccupée par les mauvaises conditions économiques et sociales.
L’après-2011 est également une décennie de bouillonnement, d’apprentissage de la démocratie et de la liberté d’expression… Les experts de tout bord fusent dans ce contexte. Le champ de l’Economique est infesté. Les discussions médiatisées font rage autour de quelques questions : où va l’économie tunisienne? Quel nouveau modèle de développement? Faut-il plus ou moins d’Etat? La Banque centrale de Tunisie (BCT) doit-elle être indépendante? Faut-il renier la dette «odieuse» ? Faut-il revoir les accords internationaux ? Et la liste est longue.
La vérité est qu’en rédigeant cet ouvrage, nous n’avons pas la prétention de participer de façon passionnée à ces polémiques et encore moins de les trancher, une fois pour toutes, mais plutôt de nous exprimer sur des thématiques économiques majeures, de court et de long terme, à la lumière de grilles de lecture théoriques et d’expériences de réussite et d’échec d’autres pays.
Notre ouvrage n’est évidemment pas le premier à s’intéresser à l’économie tunisienne ni à s’inscrire dans cette logique. Des ouvrages de qualité, des articles et des études sérieuses existent. Nous ne pouvons ici rendre justice à toute la richesse de ces contributions.
Notre ambition est de fournir un ouvrage accessible, autant que possible à un large public, susceptible de «remettre les pendules à l’heure» en dépassionnant les débats économiques et en utilisant la «boîte à outils» de l’économiste.
L’ouvrage est structuré en thèmes indépendants, sous forme de questions organisées en chapitres (chapitres 2 à 10), qui peuvent se lire selon les préférences (ou les préoccupations) du lecteur. L’introduction (chapitre 1) familiarise ce dernier avec l’économie tunisienne et ses problèmes qui ressurgissent de façon récurrente ainsi qu’avec la nécessité de «repenser» le développement. Ce chapitre identifie les facteurs sociaux économiques du «développement mécontent» antérieur à la révolution. La conclusion (chapitre 11) est une réflexion autour de ce qu’il est convenu d’appeler le «nouveau modèle de développement» ou le Graal, cet idéal mythique associé à l’idée d’une quête semée d’embuches mais jamais abandonnée. L’innovation (technologique) est au centre de notre réflexion.
L’approche se veut pédagogique. Nous avons privilégié les encadrés comme «aides de lecture» et évité au maximum, au risque parfois de perdre en rigueur, tout en restant intelligibles, les développements mathématiques qui peuvent rebuter le lecteur non initié.
Abderrazak Zouari et Hamadi Fehri
(1) Trois crises politiques majeures ont secoué la Tunisie entre 1969 et 2010. Le soulèvement de 1978 est mené par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). L’émeute du pain marque l’année 1984. Elle force le régime de l’époque en place à revenir sur sa décision de lever les subventions sur le prix des produits de première nécessité (pain et semoule). Plus proche de nous (en 2008, soit trois années avant la révolution), le mouvement des ouvriers du bassin minier.
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