Les consortiums de recherche en Tunisie : Une opportunité pilote à saisir et à développer
Par Najoua Essoukri Ben Amara - Dans le cadre de la mise en œuvre de la stratégie nationale pour la recherche scientifique, le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique a récemment lancé un appel à propositions pour la création de consortiums de recherche-CDR. Cette initiative très importante qui relève de la stratégie du système national de recherche, vise à renforcer l'impact du secteur de la recherche sur l'économie, la société et le développement durable en créant une valeur ajoutée significative.
Selon l’article 36 du décret n°2009-644 du 2 mars 2009, un CDR est un «rassemblement d’un nombre de laboratoires de recherche et, le cas échéant, des laboratoires et des unités de recherche dans le cadre des consortiums de recherche sous forme de réseaux d’excellence de recherche spécialisés et ce, en vue de l’emploi des ressources humaines, financières et matérielles en vue d’atteindre des résultats scientifiques dans des domaines ayant un rapport avec les priorités nationales. Outre les chercheurs des laboratoires de recherche ou des unités de recherche, les consortiums de recherche peuvent comprendre des représentants des entreprises économiques».
Ce premier appel aux CDRs cible spécifiquement les domaines de recherche prioritaires suivants:
• Sécurité énergétiques et hydrique: Energies renouvelables, maîtrise de l’énergie, Eau et sources alternatives.
• Développement intégré et durable de la mer et des zones côtières: écosystème marin et côtier, biodiversité marine, pêche et aquaculture, biotechnologie marine, énergie renouvelable marine, énergie éolienne offshore, dessalement.
• Environnement et transition écologique: Changement climatique, biodiversité, empreinte carbone, éco-conception.
• Transition numérique et industrielle: Intelligence artificielle, sciences des données, internet des objets, cyber sécurité, robotique, nanotechnologie.
Cet appel revêt une importance capitale pour notre pays. Rassembler des structures de recherche autour de thématiques alignées sur les priorités nationales et ayant un impact sur l'économie, représente une décision stratégique majeure. La valorisation des solutions issues de la recherche peut contribuer de manière significative à la croissance industrielle et au progrès économique du pays.
La Tunisie se place à la tête des pays arabes et africains en termes de nombre de productions scientifiques par rapport au PIB. Cependant, son classement en termes d’innovations et de brevets reste faible, limitant l’exploitation des résultats de recherche par les entreprises.
L’appel aux CDRs représente une opportunité majeure pour renforcer la recherche et le développement au niveau national ainsi que pour stimuler l'innovation, contribuant ainsi à l'économie nationale. Cette initiative offre également une chance de créer des réseaux d’excellence pour candidater dans des appels à projets d’envergure tels que «Horizon Europe».
Le Ministère s'est engagé à allouer des budgets conséquents aux CDRs retenus, leur donnant la possibilité d’acquérir des équipements et de recruter des docteurs/postdocs, ce qui est très important et incitatif. Cependant cette première expérience pilote nécessite une attention particulière; plusieurs points méritent d'être soulignés:
• Gouvernance du CDR: La désignation du coordinateur parmi les directeurs des laboratoires membres du consortium n'est pas optimale. Le CDR exige un mode de gouvernance spécifique et un coordinateur disponible, capable de gérer la diversité et ayant de l’expérience dans le management et la gestion de projets de recherche. Des engagements en cours de gestion d’autres projets entraveraient à la bonne gestion du CDR.
Par ailleurs, il serait important de prévoir une formation pour les coordinateurs des CDRs retenus.
• Rattachement du CDR à l'établissement du coordinateur: L’établissement de rattachement devrait avoir le statut d'Établissement Public à caractère Scientifique et Technologique-EPS pour garantir une gestion financière optimale. Les difficultés de gestion financière dans les établissements universitaires ayant un statut EPA-Établissement Public à Caractère Administratif, pourraient compromettre la gestion des CDRs en particulier dans le cas de structures membres localisées dans différents établissements. Une alternative pourrait être d'adopter le modèle des PRFs-Projets de Recherche Fédérée avec un centre de recherche comme structure porteuse, tout en tenant compte des expériences précédentes des PRFs.
• Appartenance d’un laboratoire à un seul CDR: Cette condition, ne figurant pas dans le Décret n° 2009-644, est limitative et pourrait se répercuter négativement sur les équipes de recherche des laboratoires membres du CDR qui n’y sont pas impliquées. Même s’il s’agit d’une expérience pilote et que le nombre de CDR retenu serait limité, il serait judicieux de donner la possibilité au moins à chacune des deux principales équipes de recherche d’un laboratoire (Art.15 Décret n° 2009-644) d’intégrer un CDR, si elle le souhaite.
• Participation des partenaires socio-économiques: Des journées d'information devraient être organisées afin de les sensibiliser à leur rôle crucial dans la mise en place des CDRs et pour les impliquer dans leur élaboration
• Evaluation et suivi des CDRs: Etant donné la nature stratégique du projet, il est très important de mettre en place un système d'évaluation spécialisé, accompagné d'un budget dédié, afin d'assurer un suivi efficace de la réalisation des objectifs des CDRs.
• Période de lancement de l'appel: La période des élections en cours des structures universitaires pourrait influencer les alliances. Les projets de grande envergure tels que les CDRs devraient être lancés en dehors de ces périodes pour éviter toute interférence. Il serait judicieux de proroger les délais.
Par ailleurs, même si les partenaires internationaux peuvent participer aux CDRs sans accès direct aux fonds du consortium, les CDRs Tuniso-Tunisiens, grâce aux budgets substantiels, prévus, ont l'opportunité de démontrer leurs compétences en collaborant avec nos partenaires socio-économiques pour créer des solutions nationales à fort impact économique tout en favorisant le transfert technologique.
À moyen et long terme, les CDRs vont reconfigurer le paysage de la recherche scientifique en Tunisie. Nous verrons des structures fusionner et des réseaux d’excellence thématiques émerger. C'est une opportunité majeure pour les universités de reconsidérer leurs priorités de recherche en alignement avec leurs plans d'orientation stratégique.
Il est crucial que nos universités s'impliquent activement dans la réflexion sur les CDRs et encouragent la création de ceux qui correspondent à leurs axes de recherche, en impliquant tous les acteurs : enseignants-chercheurs, diplômés, partenaires nationaux et internationaux, ainsi que les partenaires socio-économiques.
Grâce à la création de CDRs, nous capitaliserons de manière structurée sur la valorisation des résultats de la recherche et le transfert technologique en ouvrant la voie à une économie tunisienne plus compétitive et prospère pour notre pays.
Najoua Essoukri Ben Amara
Professeur Ecole Nationale d'Ingénieurs de Sousse
Directrice école doctorale "Sciences & Ingénierie"