Liberté académique et succès des mouvements étudiants pour la Palestine
Par Mohamed Larbi Bouguerra - A l’heure où l’Espagne, l’Irlande et la Norvège reconnaissent simultanément ce 28 mai 2024 l’Etat de Palestine, les retombées de la guerre à Gaza se manifestent aux quatre coins de la planète sur les campus américains de Harvard, de Brown, de Columbia à New York…. de Sydney à Montréal, de Vancouver à Dublin et à Trinity Collège à Londres à Buenos Aires. Plus près de nous, en France, il y a les courageuses actions estudiantines à Science Po, à la Sorbonne… sans oublier Saint Etienne, Marseille et Lyon. Les milieux académiques sont mis à rude épreuve sur tous les campus – à Milan mais aussi en Inde, à Cuba, au Brésil, en Argentine; ces manifestations de soutien, ce mouvement international à la cause palestinienne donnent beaucoup d’espoir mais suscitent aussi des réactions violentes, certains chercheurs parmi lesquels des spécialistes reconnus du Proche-Orient subissent des avanies (on leur colle des étiquettes: wokisme, décolonialisme, pro-Hamas, accusation gratuite d’antisémitisme, islamo-gauchisme…) sur les réseaux sociaux et les médias et donnent lieu parfois à des garde-à-vue, voire à des poursuites disciplinaires notamment en France. Aux Etats Unis, elles ont conduit à des démissions des présidents de Harvard, du MIT.
Nombre d’événements académiques sur le conflit israélo-palestinien sont interdits. Certains chercheurs choisissent de se taire et n’expriment pas publiquement une pensée critique et se censurent. Comment oublier la parole ignoble de Manuel Valls, l’ancien Premier Ministre français quand il éructe: «Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser»?
C’est ainsi que l’IREMMO (Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen Orient) a réuni, à Paris, le 22 mai, un panel pour discuter de la liberté académique en France. Est-elle menacée? Quid alors de la coopération académique avec les universités israéliennes? Comment penser la solidarité avec les universitaires palestiniens ?
Parmi les intervenants, on comptait Ivar Ekeland, mathématicien et économiste, président de l’Association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine (AURDIP), ancien président de l’Université Paris-Dauphine et Ludmila Leveque, étudiante en master de sociologie à Sciences Po Paris et qui fait partie du Comité Palestine de l’institution de la rue Saint Guillaume.
Le Pr Ivar Ekeland affirme d’emblée qu’appeler la police sur un campus est très grave pour un responsable universitaire. «Je ne l’ai jamais fait» confie l’ancien président d’université qui rappelle que l’Université, en France, est l’œuvre de Napoléon et que les recteurs sont nommés par le pouvoir (tout comme les préfets). En outre, il y a le devoir de réserve. On ne peut tout dire, on n’enseigne pas ce qu’on veut car il y a des programmes assignés. Le débat est bordé insiste Ekeland. La liberté d’expression ne se comprend pas de la même façon en France et dans les pays anglo-saxons s’agissant de l’holocauste, d’interdire ou pas la télévision russe (RT et Sputnik)… par exemple.
Succès étudiants
En plus de réclamer la fin du conflit à Gaza, les étudiants américains appellent les universités à rompre leurs relations avec Israël et à se désengager de leurs investissements en lien avec ce pays. Ils dénoncent aussi l’appui quasi inconditionnel des États-Unis à leur allié Israël.
Il faut rendre à César ce qui lui revient: Par les mouvements de protestation, les organisations propalestiniennes étudiantes se rendent un précieux service sur le plan de la transparence en dévoilant le pot aux roses et en dénonçant les liens plus ou moins dans le brouillard qui lient les directions d’universités américaines et autres à de gros donateurs comme le fabricant d’armement Lockheed Martin ou à des milliardaires. C’est sur ces liens que la présidente de l’Université Columbia, Nemat Shafik (née à Alexandrie), a cherché à faire l’impasse en faisant intervenir précipitamment la police new-yorkaise sur le campus, le 18 avril dernier, pour démanteler le campement des militants propalestiniens. À compromettre ainsi la liberté intellectuelle et la liberté de parole - ce qui lui est vivement reproché -, elle n’a fait qu’envenimer la situation et mit de l’huile sur le feu. Par contre, l’Université Brown, dans le Rhode Island, s’est montrée autrement ouverte et réfléchie en acceptant d’ouvrir des discussions avec les leaders étudiants sur le désinvestissement de fonds provenant d’entreprises impliquées dans la campagne militaire israélienne.
Ludmila Levesque a mis en exergue les courageuses luttes de ses collègues et a parfaitement compilé les succès de la lutte des étudiants et: «Aux Etats-Unis, Evergreen State College, l'alma mater du martyr Rachel Corrie*, a accepté de se désinvestir de toute action liée à Israël. The University of California Riverside a désinvesti 1 million de dollars d'Israël. De nombreuses autres universités, notamment Brown et Northwestern, ont déclaré qu'elles rendraient publics leurs investissements liés à Israël.
En Norvege, Olso Met, Université du sud-est de la Norvège, École d'architecture de Bergen et l'Université du Nord ont décidé de rompre leurs partenariats avec les universités Israéliennes.
En Espagne, la Conférence des recteurs d'université a décidé de «suspendre les accords de collaboration avec les universités et les centres de recherche israéliens qui n'ont pas exprimé un engagement ferme en faveur de la paix et du respect du droit humanitaire international». Aucune université israélienne ne remplit ces conditions, comme l'ont démontré de nombreux chercheurs, dont l'anthropologue israélienne Maya Wind, dans son livre récemment publié, Towers of Ivory and Steel (Tours d'ivoire et d'acier). Cette décision concerne 50 universités publiques et 26 universités privées en Espagne.
En Irlande, les étudiants du Trinity Collège ont organisé un campement de solidarité et ont réussi à négocier un accord avec l'université pour qu'elle se désinvestisse des entreprises israéliennes. Cela n'a pris que quatre jours et la police n'est pas intervenue une seule fois.
Aux Pays Bas, la Royal Academy of Art (KABK) a accepté de rompre ses liens avec l'institution israélienne Bezalel Academy of Arts and Design après des mois de mobilisations étudiantes.
En Italie, l'université de Milan suspend son accord avec l'université d'Ariel, implantée dans une colonie israélienne illégale, et s'engage à ne pas le renouveler à la suite de mobilisations étudiantes…
Et la militante étudiante de Science Pode se pencher sur le cas de la France: A Sciences Po Paris, l'exemple que je connais le mieux, nous avons dressé une liste de demandes alternatives lorsqu'il est devenu évident que le fait même de soumettre la question d'un boycott académique au vote du Conseil de l'Institut et du Conseil de l'Administration n'était, je cite, «même pas du domaine du possible». Bien que cela ne suffise pas à nous dissuader, nous négocions actuellement avec l'administration sur ces nouvelles demandes que j'appelle affectueusement notre prix de consolation pour le moment.
Ce mouvement étudiant international nous donne, à moi et à beaucoup de mes camarades, beaucoup d'espoir, mais je serais en train de mentir si je disais que nous n'avons pas été déçus par ce que nous avons pu réaliser ce semestre. Cela s'explique certainement en partie par le fait que ces choses prennent du temps. Il est ridicule d'espérer obtenir un boycott universitaire après un semestre de mobilisation étudiante. Mais surtout, en France, nous partons d'extrêmement loin** Le mouvement étudiant de solidarité avec la Palestine en France fait face à une répression discursive considérable. Cette répression discursive fait écho au mouvement de solidarité avec la Palestine de manière plus générale, et il est important de comprendre d'où elle vient. Pourquoi sommes-nous accusés de recevoir des financements des frères musulmans dans la presse sans la moindre hésitation? Pourquoi nous demande-t-on de désavouer le soutien du régime iranien quand nous sommes invités sur des plateaux télé alors que nous expliquons que nous ne pouvons tout simplement pas rester sans rien faire face à un génocide? Pourquoi ne remet-on même pas en question le fait que les commentateurs, les politiciens et les experts se sentent beaucoup trop à l'aise pour traiter des étudiants entre l'âge de 18-23 ans comme des « agents cagoulés du Hamas»?.... 86 étudiants à Paris 1 ont été mis en garde à vue après avoir occupé un amphithéâtre vide au sein de leur université. Cette arrestation massive a donné lieu à plusieurs incidents de violence policière et vices de procédures... Même des lycéens se font réprimer violemment par les forces de l'ordre quand ils tentent de bloquer leurs lycées.»
Et la militante étudiante de conclure: «Le soutien à la Palestine est souvent le canari dans la mine de charbon pour les droits civils dans une prétendue démocratie. Les institutions académiques et leurs mobilisations étudiantes n'en sont pas épargnées.».
La question des manifestations étudiantes pourrait plomber la course de M. Biden à la Maison-Blanche. «Cela pourrait être le Vietnam de Biden», a averti sur CNN le sénateur démocrate Bernie Sanders. «Je crains vraiment que le président Biden ne se mette dans une position où il s’aliène non seulement les jeunes, mais une grande partie de la base démocrate», a-t-il ajouté.
A l’Université Morehouse où le pasteur Martin Luther King a fait ses études, Biden a déclaré: «Je sais que cela met en colère et frustre beaucoup d’entre vous, y compris dans ma famille, mais surtout je sais que cela vous brise le cœur. Cela brise le mien aussi», a-t-il assuré, dans une apparente allusion à son épouse Jill, qui selon les médias américains lui a fait part de ses inquiétudes face au bilan de victimes de plus en plus élevé dans la population civile à Gaza.
In fine, le journal Le Devoir (Montréal) du 2 mai 2024 tire la leçon des manifestations estudiantines propalestiniennes à l’intention de l’exécutif américain: «Les succès électoraux des démocrates passent par le vote des jeunes. Ils ne peuvent guère se permettre d’en perdre en chemin. Aussi, le président Biden se trouve piégé entre ses intérêts électoraux et les intérêts géostratégiques des États-Unis. À faire des pieds et des mains pour parvenir à une nouvelle trêve à Gaza, le secrétaire d’État, Antony Blinken, tente de sortir les États-Unis de ce piège. Or, si l’enjeu est politico-électoral, il est également - font valoir haut et fort les campus américains - moral, une dimension qui fait sensiblement défaut à la politique étrangère américaine.»
Mohamed Larbi Bouguerra
* Rachel Corrie, militante américaine propalestinienne, tuée le 16 mars 2003, à l’âge de 24 ans, à Rafah (Gaza), ensevelie sous les décombres par un bulldozer israélien lors d’une manifestation contre les démolitions de maisons palestiniennes.
**Serge Halimi et Pierre Rimbert illustrent parfaitement le propos de Ludmila Levesque quand ils écrivent dans le Monde Diplomatique (Juin 2024, p. 13) : «…Interdiction de manifester, annulation de conférences publiques, déprogrammation d’artistes et d’intellectuels, sanctions contre les humoristes, proscriptions de slogans scandés depuis des décennies, suspension de subventions publiques à des établissements universitaires jugés trop indulgents envers des étudiants solidaires des Palestiniens rythment l’actualité. A cela s’ajoute l’intimidation judiciaire. En avril dernier, plusieurs personnalités politiques d’opposition ont été convoquées par la police dans le cadre d’une enquête pour apologie du terrorisme, et un responsable syndical condamné à un an de prison avec sursis pour le même motif. Bernard-Henri Lévy, lui, virevolte de studio en en plateau pour justifier l’écrasement de Gaza et réclamer l’invasion de Rafah sans encourir l’incrimination d’apologie de crime de guerre passible de cinq ans de prison et de 45 000 € d’amende.»