Habib Mellakh: Hommage au docteur Farhat Mellakh, médecin des pauvres et véritable disciple d’Hippocrate
Une année s’est écoulée depuis ton décès soudain. Les tiens, tes amis et tes patients à Bordj El Amri et dans sa campagne, au Bardo, à Ras Jebel et même dans le Grand Tunis ne se sont pas encore remis du terrible choc de ta disparition. Les tiens demeurent effondrés et continuent à te pleurer. Le temps n’a pas pu effacer notre incommensurable douleur et nous ne réalisons pas encore que tu es parti sans retour. Comment l’admettre alors que nous te pensions immortel ? Comment se rendre à la triste évidence que tu as été ravi à notre affection alors que nous croyions dur comme fer que tu étais invulnérable ? Comment croire que le médecin, à l’énergie débordante qui était par monts et par vaux, à Bordj El Amri, au Bardo, à la Manouba, dans les établissements de santé du Grand Tunis, pendant presqu’un demi-siècle, de jour comme de nuit et à des heures impossibles, pour prodiguer ses soins à ses malades, les rassurer, les emmener à l’hôpital, en cas d’urgence, pour leur sauver la vie, soit parti aussi soudainement ? Comment imaginer que le docteur qui était l’incarnation du dévouement, dont la disponibilité était légendaire, qui n'avait jamais pris de congé, qui était rarement parti en vacances durant toute sa carrière, ait tiré sa révérence aussi subitement ?
L’une de tes amies et patientes, Zeineb Ben Hassine, ancienne du Lycée Khaznadar au Bardo et ancienne maire du Bardo, dont tu étais le médecin de famille sur trois générations, a rendu compte à merveille, dans une poignante et brève oraison funèbre publiée sur sa page Facebook, du profond chagrin dans lequel ta mort inopinée l’a plongée et a plongé ceux qui t’ont aimé et connu:
خوي الغالي و صديقي و عزيز كل من عـــــرفه وأحـــبّه..”
خوي الغالي طــــــبيب الــــــفقراء والمستضعفين...ببرج العامري وباردو وكل ربوع تونس..
خوي الغــــــــــــــالي غادرتنا فجأة تاركا لوعة وأَسًــــى...
ستظل دوما العزيز على قلوبنا..
وستظل القامة العلمية والطبية والأدبية والجمعياتية والوطنية النادرة
(Mon cher frère et ami, cher au cœur de tous ceux qui l’ont connu et aimé, mon cher frère, le médecin des pauvres et des vulnérables à Bordj El Amri, au Bardo et dans toute la Tunisie, tu nous as quittés soudainement nous plongeant dans la douleur et le chagrin. Tu demeureras toujours cher à nos cœurs et tu seras toujours considéré comme une sommité scientifique, médicale et littéraire, une éminente personnalité du monde associatif et une éminente personnalité nationale).
Le chagrin perdure et nous mesurons, à l’occasion du premier anniversaire de la commémoration de ton décès, le vide abyssal que tu laisses chez ta famille (au sens strict du terme ainsi que dans son sens large) et de ta patientèle.
Mari et père soucieux du bonheur de ta famille, frère très aimant et aimé, lâchant rarement la bride à ses sentiments en raison de sa grande discrétion et de sa pudeur, tu étais omniprésent dans la vie de la famille et tu veillais à la santé de tes frères et sœurs, de tes oncles, tantes, cousins et cousines qui te sollicitaient très fréquemment. Tu étais pour tes neveux que tu gâtais parce que tu les adorais et qui te le rendaient bien, un second père, un ami et souvent un confident et le médecin dont “ la présence et les soins leur procuraient une sorte de bouclier divin contre le mal” pour reprendre la très belle formule de l’un de tes neveux.
Tu étais constamment au chevet de tes patients qui appréciaient ton excellente prise en charge, ton humanisme, ton écoute, ton empathie, ta générosité, ton humilité et ta disponibilité à nulle autre pareille. Tu semblais avoir pour devise: “ je soigne, donc je suis”, dans un grand mépris de l’argent et beaucoup de considération pour tous les trésors qu’on peut acquérir sans lui. Ceux parmi tes patients qui se sont exprimés sur les réseaux sociaux ou qui se sont confiés à ta famille disent unanimement qu’ils t’appréciaient non seulement pour ta grande compétence mais aussi pour tes qualités humaines et ton respect scrupuleux de l'éthique. Joignable de jour comme de nuit et pendant les week-ends, tu devenais très rapidement non seulement le médecin fétiche de leur famille mais aussi et très souvent un membre de la famille qui jouissait d’une confiance totale, à qui l’on demandait d’arbitrer les conflits familiaux, à qui l’on n’hésitait pas à confier ses secrets parce qu’on avait la certitude qu’ils allaient être bien gardés. Tu étais également le psychothérapeute qui prenait en charge la souffrance psychique de ses patients et les aidait à vaincre leurs troubles et à retrouver leur équilibre.
Consciencieux et altruiste à souhait, tu te dépensais sans compter pour soigner tes malades. Quelques jours avant ton départ pour un monde meilleur, tu répondais au téléphone à des malades qui ne juraient que par toi et qui avaient une confiance absolue en tes qualités exceptionnelles de médecin et d’homme, pour leur prescrire le traitement qui leur convenait.
La médecine générale est orpheline d’un grand clinicien et d’un médecin qui pratiquait son art dans le strict respect du serment d’Hippocrate. Les démunis ainsi que les moins démunis que tu soignais gratuitement et auxquels tu payais souvent les médicaments que tu leur prescrivais, les voisins dont tu refusais les honoraires qu’ils te proposaient, sont orphelins d’un médecin très disponible, baptisé “ médecin des pauvres et des vulnérables”, dans des faire-part de décès similaires à celui publié par Zeineb Ben Hassine.
Tu te faisais un point d’honneur de ne jamais divulguer un secret médical même aux proches de tes patients. Tu étais d’ailleurs la discrétion personnifiée et ce n’est qu’après ton décès que nous avons eu connaissance de tes bonnes actions. L’exercice de la médecine revêtait pour toi un caractère quasi-religieux par le dévouement et le sens moral qu’il exige. Cette conception sacerdotale de ton métier s’explique par ton respect de l’éthique dans toute entreprise humaine et ton attachement indéfectible aux valeurs inculqués dès notre jeune âge par nos parents et un entourage soucieux de nous transmettre les valeurs humaines de bienveillance, d’amour du prochain, de fraternité, d’empathie de dévouement et d’amour du travail et de la patrie léguées par nos aïeux.
Tu faisais partie de ces médecins qui, dédaignant l’argent, ont pris conscience de la responsabilité sociale du médecin dans une société où nous avons une médecine à deux vitesses, où les soins ne sont pas équitablement accessibles à tous et qui n’offre pas des soins de qualité aux pauvres et aux laissés pour compte que tu soignais gratuitement.Notre livre de chevet, dans les années 80, était un best- seller de Ted Allan et de Sidney Gordon sur la vie et l’œuvre du docteur Norman Béthune, ce médecin canadien connu pour sa compassion pour les gens défavorisés. En raison du coût exorbitant des soins médicaux et, choqué par le fait que les médecins “vendent le pain au prix du diamant,” il a mis sur pied à Montréal une clinique privée gratuite, conformément à sa conception humaniste de la médecine sociale, pour que les pauvres pussent recevoir les soins dont ils avaient besoin.
A cette époque, ton choix pour l’installation de ton cabinet, s’est donc naturellement porté sur la localité rurale de Bordj El Amri. C’est ce sentiment de responsabilité sociale qui est également à l’origine de ton engagement dans la vie associative de la localité et de la région de la Manouba ainsi que ton adhésion au Croissant-Rouge tunisien dont tu as été pendant une longue période un membre actif au sein du bureau régional de la Manouba et du bureau national et, pendant deux décennies au moins, le président de son comité local de Bordj El Amri. La mission du Croissant-Rouge, qui consiste à “ prévenir et à alléger les souffrances, à protéger la vie et la santé, à faire respecter la personne humaine, à œuvrer pour la prévention des maladies et pour le développement de la santé et du bien-être social” n’est-elle pas en symbiose totale avec tes idéaux et l’idée que tu te faisais de la responsabilité sociale du médecin ?
Tu avais pris l’habitude, dans le cadre de tes activités au sein du Croissant-Rouge de soigner les orphelins et les nécessiteux, d’assurer leur suivi médical, de leur apporter des médicaments et de former les formateurs en secourisme qui ont formé, à leur tour, des jeunes secouristes. Tu prenais aussi en charge la santé des enfants vulnérables qui fréquentaient le Centre intégré de la jeunesse et de l’enfance au Bardo ou qui y étaient hébergés. Tu avais pris le pli, à l’occasion de la Nuit du Destin, de pratiquer la circoncision de nombreux garçons appartenant à des familles démunies, faisant ainsi leur bonheur et celui de leurs familles. Tu rentrais épuiser mais heureux d'avoir contribué à leur joie.
Respectueux des principes du mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et particulièrement celui de l’indépendance, tu faisais preuve d’un désintéressement absolu, refusais toute adhésion à un parti politique et te comportais en expert dont le seul souci était de servir la santé publique et la patrie.
Tu étais perfectionniste sans aucune connotation péjorative, rigoureux et talentueux. Tu éprouvais un grand plaisir à parfaire ton travail, ce que les membres de ton jury de thèse intitulée “A propos de lupus et grossesse “, dirigée par le professeur A. Koubaa et soutenue en mai 1986, n’ont pas manqué de remarquer. Ils n’ont pas tari d’éloges concernant la qualité d’un travail sur un sujet très difficile, auquel tu as consacré deux années de ta vie et auquel ils ont attribué la mention ’’Très honorable” avec les félicitations du jury’’. Cette thèse a montré que ton grand souci, dès le début de ta carrière et durant tes études de médecine, était d’acquérir une vaste culture enrichie par une documentation continuelle. A la différence de plusieurs de tes condisciples qui se contentaient souvent d’apprendre par cœur, tu cherchais à comprendre avant de mémoriser. C’est ce qui explique ton brillant parcours scolaire.
Tu es parti comme tu as vécu, très discrètement, sans déranger personne. Digne et stoïque, tu es resté debout jusqu’à la fin. Nous avons tous admiré “ le haut degré de stoïque fierté” avec lequel tu as affronté la maladie sans gémir et qui te permettait de dissimuler ton mal. Tu t’es acquitté jusqu’au bout de ta lourde et difficile tâche. Féru de littérature française et mondiale et dévorant les livres de la bibliothèque paternelle, tu as fait tienne la réflexion morale d’Alfred de Vigny qui clôt La Mort du loup:
“Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse (...).
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.”
Cher frère, mon autre moi-même, mon “ jumeau” comme tu aimais le répéter pour marquer notre forte ressemblance à tous les niveaux, tu n'aimais ni les feux de la rampe, ni les honneurs. Mais ton aîné ne pense pas avoir froissé ta pudeur en te rendant cet hommage qui n’est que l’expression de la gratitude de tous ceux qui t’ont connu et aimé pour tes bienfaits et les grands services que tu as rendus à la cité. Lorsque nous nous sommes rendus à ton cabinet pour récupérer tes affaires après ton décès, de nombreux citoyens de Bordj El Amri, reconnaissants, ont émis le vœu de voir ton nom attribué à l’une des rues de leur ville. Notre ami commun Houcine Jaïdi estime pour sa part, dans l’émouvant et exhaustif hommage qu'il t’a rendu, ’’que si le ministère de la Santé ou le Conseil de l’ordre des médecins, s’avisaient un jour de créer un prix ou une médaille du ’’Meilleur médecin de famille”, une évaluation impartiale des mérites [te] donnerait des chances réelles de voir [ton] nom attribué à la distinction et à tout le moins de [te] décerner cette marque de reconnaissance à titre posthume’’].
Si ces souhaits étaient exaucés, tu auras bien mérité de la patrie !
Repose en paix ! Nous resterons fidèles à ta mémoire. Nos enfants, dont tu as illuminé l’univers d’enfance et de jeunesse en contribuant à le rendre féérique, raconteront ta légende à leurs enfants.
Habib Mellakh