Les tragédies vécues par le Dr Rami Morjane, professeur de chimie a Gaza
Par Mohamed Larbi Bouguerra - C’est «Chemical and engineering News» (C&EN), l’organe de la Société Chimique Américaine (ACS) du 17 juin 2024 qui nous narre la courageuse et triste épopée d’un chimiste gazaoui qui, contre vent et marée, enseigne la chimie et fait de la recherche à Gaza.
L’ACS est probablement la plus ancienne association de chimistes au monde. Elle a obtenu ses lettres patentes du Congrès américain en 1876. Elle compte aujourd’hui 200 000 membres répartis sur 140 pays.
Le mois dernier, alors que 1,2 million de réfugiés se préparait à quitter Rafah, le Dr Rami Morjane échafaudait des plans pour s’y rendre. En avril, l’armée d’occupation annonçait des plans pour y entrer. Danger partout. Mais Morjane avait de la famille qui ne pouvait pas partir: sa sœur et sa famille, y compris une nièce et son nouveau-né.
Le texte qui suit s’inspire des conversations de ce chimiste gazaoui avec le célèbre périodique de l’ACS.
Survivre d’abord
Le Dr Morjane, chimiste organicien à l'Université Islamique de Gaza (UIG)- la plus ancienne du territoire- est habitué à affronter l'adversité. Il a mis en place un programme de recherche en chimie malgré l'absence de moyens d'analyse chimique ad hoc, puis l'a repris après le bombardement par Israël de son laboratoire il y a dix ans. En mai, même après avoir enduré sept mois de guerre, il est apparu dans ses conversations avec C&EN comme un esprit vif, émaillant ses chats de l'emoji "visage avec des larmes de joie". Son objectif est de reconstruire la communauté universitaire de Gaza, en particulier la communauté des chimistes gazaoui après la guerre. Mais, pour l’heure, il doit d'abord survivre à la guerre. Rappelons que la BBC a rapporté en janvier qu'au moins la moitié des bâtiments de Gaza avaient été endommagés ou détruits à cette date. La recherche et l'enseignement ont été interrompus, bien sûr, par la guerre lancée contre Gaza par Israël, de même que la plupart des autres fonctions de la société civile. Les services de téléphonie mobile ne sont pas fiables, tout comme l'approvisionnement en nourriture, en eau et en électricité. Des collègues chimistes qui vivent en Cisjordanie affirment que lorsqu'on perd le contact avec un habitant de Gaza, il est impossible de savoir s'il est vivant ou s'il a été tué. Certains chimistes contactés par C&EN n'ont pas souhaité s'exprimer en raison de craintes pour leur sécurité.
C&EN a interrogé Morjane sur une période de quatre semaines, en utilisant WhatsApp. À l'époque, Morjane se trouvait à Deir al-Balah. Il s'y trouvait depuis le mois d'octobre et partageait une seule chambre avec sa femme et ses quatre enfants. Il n'avait retrouvé un accès fiable à l'internet que récemment, écrivait-il le 2 mai. «Pour être honnête, alors que j'ai (nous avons) tout perdu depuis le 7 octobre et que le génocide se poursuit, nous étions tous préoccupés par une seule chose: allons-nous survivre ?»
Alors que la question du génocide était débattue à la CIJ de la Haye, à la demande de l’Afrique du Sud, Morjane s'est concentré sur des préoccupations plus immédiates. «C'est notre vie quotidienne, juste pour assurer les besoins en nourriture et eau», a-t-il écrit. «Comme nous ne nous sentons en sécurité nulle part» a-t-il ajouté, «nous passons la plupart de notre temps chez nous à espérer survivre.»
Avant la guerre
Morjane était habitué à relever les défis de la recherche chimique à Gaza."Il a fait un travail remarquable chez nous", témoigne John Gardiner, l'ancien directeur de thèse de Morjane et collaborateur de longue date. Morjane est arrivé dans son laboratoire à l'université de Manchester, en Grande Bretagne, en 2000, avec une expérience limitée mais déterminé à apprendre. Il était travailleur et productif, selon Gardiner. Après avoir obtenu son diplôme et être retourné dans la bande de Gaza, Morjane s'est heurté à d'autres obstacles sur le chemin de la recherche. Il a accédé au poste de professeur à l'université en 2006.
"L'éducation a toujours été au cœur de la vie à Gaza", explique Sultan Barakat, professeur de politique publique à l'université Hamad Bin Khalifa au Qatar, spécialisé dans les conflits et la reconstruction, qui étudie la bande de Gaza depuis des dizaines d'années. Il ajoute que les Palestiniens estiment que l'éducation est l'un des rares atouts qui ne peut être détruit par les bombardements.
Pour Erik Skare chercheur postdoctoral à l'université d'Oslo qui étudie les mouvements politiques dans l'histoire palestinienne, «l'UIG représente la diversité de la société palestinienne, tout comme l'université de Toronto au Canada représente la diversité de cette ville».
Les hostilités menées par l’occupant israélien à Gaza ont débouché sur un conflit armé à plusieurs reprises entre 2006 et octobre 2023. Israël a bombardé le campus de l’ISG en 2008, 2014 et 2021. Après le bombardement de 2014, qui a détruit le bâtiment des sciences, M. Gardiner explique que M. Morjane a aidé à collecter des fonds pour le reconstruire. "Ce n'est qu'au cours des deux dernières années que ces bâtiments ont retrouvé leur niveau d'antan", explique M. Gardiner.
Pourtant, certains types de recherche étaient hors de portée d’autant que l'électricité n'était généralement disponible que 8 à 12 heures par jour; le matériel et les équipements manquaient. Les blocus imposés par Israël empêchaient les habitants de Gaza d'importer légalement des produits chimiques des équipements et des outils d'analyse physique et chimique. Les scientifiques ont donc dû adapter les protocoles aux matériels et aux équipements disponibles. Morjane s'est concentré sur la synthèse chimique d’hétérocycles*, en s'intéressant à leurs propriétés biologiques. Lorsque ses étudiants terminaient une synthèse, ils pouvaient déterminer le point de fusion (PF) du produit ou effectuer une chromatographie sur couche mince (CCM). Pas plus ! Pour des analyses plus sophistiquées (RMN, MS, IR, CPG…), ils devaient envoyer un échantillon du produit synthétisé à un laboratoire ou un collègue chimiste à l'étranger. Les collaborations internationales ont permis ainsi à M. Morjane et à ses étudiants de cosigner 17 articles de recherche au cours de la dernière décennie. Une belle performance assurément. Mais, une perte de temps fantastique était ainsi infligée aux chercheurs gazaouis. Amani Ahmed, administrateur à l'UIG, explique qu'à Gaza, "chaque personne ou chaque institution devait doubler ou tripler les efforts que toute personne ordinaire fait normalement dans le monde entier".
En dépit du siège impitoyable imposé par l’occupant israélien, le bureau des affaires internationales d'Amani Ahmed à l’UIG a mis en relation des chercheurs comme le Dr Morjane avec des partenaires universitaires internationaux et des ONG. Au fil des ans, elle et son équipe ont mis en place 300 projets, dit-elle, y compris des programmes d'échange d'étudiants et de professeurs, des activités de recherche conjointes et la refonte des programmes d'études.
En 2018, le Professeur Morjane a été promu président du département de chimie et s'est attelé à une série de projets. Il a organisé une conférence sur la chimie pour l'Académie palestinienne des Sciences et de la Technologie, à laquelle des collègues ont assisté à distance, car les déplacements entre Gaza et la Cisjordanie étaient interdits par Israël. Il a également mené des actions de sensibilisation auprès des lycéens intéressés par les matières scientifiques. Afin d'augmenter les inscriptions en chimie, il a créé une usine de détergents, utilisant les recettes des ventes de savon pour offrir des bourses d'études. L'une de ses étudiantes, Jannat Azzara, qui avait travaillé avec Morjane en tant qu'étudiante en licence et en master, s'est portée volontaire pour l'aider. Au fil du temps, ils ont élargi le projet, offrant gratuitement du désinfectant pour les mains lors de la pandémie de Covid-19 et des kits scientifiques pour les écoles locales.
En juin 2023, l'UIG a décerné à Azzara le prix du meilleur diplômé de maîtrise en chimie. Dans un message publié sur Facebook ce mois-là, elle remercie Morjane pour son soutien et ses encouragements aux étudiants. Mais à la fin de l'année, elle était tuée dans une attaque israélienne. Morjane, désespéré, écrit: "Mon université a été démolie et mon bras droit, mon élève a été assassiné et tout a disparu."
Détruire le système éducatif a gaza
Jannat Azzara est morte lors du bombardement de la ville de Gaza en octobre, dit Morjane. On a trouvé son nom de femme mariée, Jannat Harbawi, sur une liste de 30 personnes décédées lors d'une frappe aérienne sur la maison familiale de son mari le 13 octobre. Le même mois, une frappe aérienne a détruit l'université de Morjane. Un porte-parole de l’armée israélienne a affirmé, par courriel au C&EN, sans fournir la moindre preuve, que le Hamas utilisait les locaux universitaires pour des activités militaires** et pour former des cadres pour le renseignement. M. Skare, chercheur norvégien sur les mouvements politiques, écrit que bien qu'Israël ait affirmé à plusieurs reprises que le Hamas avait utilisé le campus de l'UIG, "ces allégations n'ont jamais été étayées et des enquêtes indépendantes doivent être menées". De plus, ajoute-t-il, «ce n'est pas seulement l'UIG qui a été pris pour cible. L'armée israélienne a endommagé toutes les universités de Gaza; la plupart sont complètement détruites. En avril, un groupe d'experts des Nations unies s'est inquiété du fait qu'Israël pourrait viser délibérément les établissements d'enseignement supérieur.» De fait, les 14 établissements d’enseignement supérieur ont été rasés par l’aviation sioniste.
Enseigner la chimie coûte que coûte
Le PR Morjane est toutefois déterminé à continuer à enseigner, même sans amphithéâtre ni laboratoire. Lorsqu'il a récupéré l'accès à l'internet au début du mois de mai, il a commencé à diffuser en direct des cours de chimie, se joignant ainsi aux efforts déployés par les universités de Cisjordanie pour offrir un enseignement provisoire aux étudiants de Gaza. Chargeant son téléphone à l'aide d'une unité d'énergie solaire, il se tenait au milieu de la rue pour obtenir un signal suffisamment puissant. Pour ses étudiants, a-t-il dit, "c'est une petite chose qui pourrait être mieux que rien".
Début mai, les troupes israéliennes sont entrées dans Rafah, où se trouvaient la sœur de Morjane et sa famille. Un désordre indescriptible s’est installé dans la ville.
Des centaines de milliers de personnes déplacées ont fui ce qui était la ville la plus sûre de la bande de Gaza pour se réfugier dans des camps de tentes sans infrastructures, Israël interdisant toute aide humanitaire. De nombreux étudiants ont cessé d'assister aux conférences virtuelles du Pr Morjane. Il pense que la grande majorité d'entre eux étaient à Rafah et se préoccupaient de survivre plutôt que d'assister au cours de chimie. Morjane explique: «Je ne suis pas convaincu par l'apprentissage en ligne! Je compte les jours pour que la guerre s'arrête afin que nous puissions enseigner physiquement.» Pendant ce temps, alors que d'autres fuyaient la région, Morjane a fait le voyage de Deir al-Balah à Rafah, dans l'espoir d'apporter à la famille de sa sœur de l'aide. Au moins, le bébé était arrivé sain et sauf, a-t-il écrit. Mais la situation était mauvaise. «Je n'ai pas pu trouver de nourriture saine pour elle - pas de viande, pas de poulet, la barquette d'œufs coûte environ 50 dollars», écrit-il. «C'est vraiment une période difficile.»
La situation était plus calme lorsque Morjane est retourné à Deir al-Balah, où se trouvaient sa femme et ses enfants. «En général, c'est calme, si l'on fait abstraction des quelques attaques qui ont eu lieu quelque part», a-t-il déclaré le 14 mai. Mais la ville était très surpeuplée et ne disposait pas des infrastructures nécessaires pour venir en aide à la population déplacée. Fin mai, après qu'une frappe israélienne sur un camp à Rafah a déclenché un incendie qui a fait au moins 45 victimes, Morjane a quitté Deir al-Balah à nouveau et est retourné aider sa famille à évacuer.
Le 14 mai, M. Morjane est revenu sur son choix de ne pas émigrer au début de la guerre, alors que l'occasion se présentait. «Vous savez, tous mes frères, deux de mes sœurs et ma mère ont quitté Gaza et j'ai décidé de ne pas partir dans l'espoir de reconstruire si je survis", écrit-il. "J'ai eu la possibilité de partir, mais je l'ai rejetée.»
Lorsque la paix sera établie, Morjane espère lancer un projet de crowdfunding massif et apolitique appelé «Chemists for Gaza» (Chimistes pour Gaza) afin de reconstruire les laboratoires détruits. Il espère reconstruire son département de chimie et recommencer à enseigner aux étudiants en présentiel. Il a déclaré à propos de ces étudiants: «Ces personnes éduquées contribueront à diffuser les principes d'amour, de paix, de progrès et de prospérité, favorisant ainsi un monde plus humain.»
Bien que tout son travail et son labeur aient été annihilés et que ce qu'il avait construit ait été détruit, M. Morjane écrivait à C&EN à la mi-mai: «J'espère toujours que cette guerre folle s'arrêtera et que je pourrai repartir de zéro». Mais le 30 mai, il semblait beaucoup moins optimiste. En repensant aux recherches menées dans son laboratoire avant le début de la guerre, il a fondu en larmes. «Je suis triste parce qu'elles ne reviendront pas. Il semble que Gaza ne soit plus un endroit où vivre».
Merci à C&EN, à Laurel Oldach et à Rasha Faek pour ce poignant témoignage.
Mohamed Larbi Bouguerra
* Les hétérocycles contiennent outre le carbone, de l’azote, du soufre, du phosphore…Un très grand nombre de substances naturelles et de médicaments comportent des hétérocycles, dont les alcaloïdes comme la nicotine, les bases azotées composants de l'ADN et des ARN.
** Maya Wind, anthropologue israélienne à l’Université de Colombie Britannique (Canada), démontre, dans un livre de 277 pages, comment les universités israéliennes sont les piliers de la colonisation et de l’occupation des terres palestiniennes. (Lire « Towers of ivory and steel. How Israeli universities deny Palestinian freedom » Tours d’ivoire et d’acier. Comment les universités israéliennes privent de liberté les Palestiniens », Verso Edition, Londres, 2024)