Opinions - 04.10.2024

Habib Batis: Pourquoi l’acte d’enseigner est-il si difficile aujourd’hui ?

Pourquoi l’acte d’enseigner est-il si difficile aujourd’hui ?

L’acte d’enseigner est de la responsabilité de l’enseignant au sens où ce qu’il fait est lié à sa capacité d’agir. Et cela pour la bonne et simple raison que l’enseignement, à la différence de l’instruction, vise non seulement la transmission des savoirs mais requiert des moyens à mettre en œuvre pour atteindre cet objectif. Et ne serait-ce que pour cette raison que l’exercice de la fonction est semé d’embuches et de pièges. Le plus redoutable est celui du «je veux donc je peux» comme s’il suffisait de vouloir pour pouvoir. Bien sûr, l’enseignant doit croire en lui. Mais ceci requiert plus fondamentalement l’appui et l’estime de l’autre (élève, étudiant, parent…) qui, en comptant sur l’enseignant le constitue responsable de ses actes. De ce fait, cette estime est donc une longue et difficile conquête qui menace la capacité d’agir de l’enseignant. Une conquête qui renvoie à l’examen de ce qu’implique l’acte d’enseigner comme vertus mais aussi comme épreuves. Mais auparavant il serait éclairant de tenter de déceler certaines «pathologies» à l’origine des difficultés d’enseigner, aujourd’hui.

De la difficulté d’enseigner aujourd’hui

L’activité de l’enseignement est insérée dans une structure qui s’articule autour de trois «pôles»: l’enseignant, le sujet apprenant et le savoir objet d’apprentissage. Cette structure à trois corps, pose un problème qui n’a pas en toute rigueur une solution claire permettant de comprendre son fonctionnement. Mais pour simplifier, une approche considérant les relations binaires enseignant-sujet apprenant, sujet apprenant-savoir et enseignant-savoir peut être utile pour comprendre les origines des difficultés de l’acte d’enseigner. En ce sens, ces difficultés se déclinent en «pathologies» dont deux sont particulièrement importantes à appréhender dans le contexte du système éducatif tunisien.

La première «pathologie» est celle des rapports d’altérité enseignant-enseigné de plus en plus faiblement marqués. Toute forme d’enseignement est un mode d’intervention qui est marqué par la dissymétrie entre l’enseignant et l’enseigné. Car il n’y a pas d’équivalence de statut au moment où l’enseignant agit. Dès lors que cette dissymétrie entre les deux statuts s’estompe, un affaissement résulte de l’effacement progressif des rapports d’altérité. Il s’en suit l’instauration d’un régime de similitude qui tend à gommer la distance symbolique requise par l’acte d’enseigner. Historiquement, ces rapports de dissymétrie étaient adossés à des rapports d’altérité fortement marqués. Aujourd’hui, cette «pathologie» serait le reflet d’un délitement des liens sociaux. La perte de fiabilité des étayages sociaux secoue suffisamment les représentations de soi et de l’autre pour remettre en cause la question de l’altérité et la possibilité même de la constitution du lien. Certaines pratiques seraient aussi à l’origine de l’aggravation de cette « pathologie ». En ce sens, il est, entre autres, fortement tentant d’incriminer la pratique lucrative des cours particuliers hors de l’institution. Elle ébranle fortement la vertu de l’équité (voir plus loin), elle met à mal l’objectivité dans l’évaluation et elle écorche profondément la crédibilité de l’enseignant auprès des sujets apprenants.

La deuxième «pathologie» est celle du rapport au savoir du sujet apprenant. Celle-ci nous renvoie à la perte de désir de ces derniers pour le monde du savoir. Ce sujet sur lequel le regard est porté, s’inscrit dans un contexte: un moment historique particulier fait de mutations, de crises et de transformations. Des termes convoqués pour ce qu’ils véhiculent dans leur différence l’idée de changement radical vécu comme une fin de cycle. En effet, depuis que les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont envahi tous les domaines sociaux et le domaine scolaire et universitaire en particulier, le savoir n’habite plus les livres ou quasiment. Il est devenu désormais possible de sous-traiter l’acte même de penser. Cette externalisation à outrance vers les outils technologiques serait un facteur perturbateur de certaines fonctions cognitives. Elle provoque une posture passive qui ne requiert qu’une construction minimale. Elle revient à une dévolution à la machine non seulement de la solution mais à la limite de la formulation du problème. En conséquence, certaines pratiques scolaires sont de plus en plus visibles: phénomène du «copié-collé de l’internet», demande d’assistance passive avec Chat GPT, accroissement des fraudes ou tentative de fraudes dans les examens et concours nationaux…

Chez une partie de plus en plus importante d’apprenants, se manifeste alors une résistance à l’apprentissage. Le savoir dispensé à l’école, à l’université est de plus en plus perçu comme un savoir externe, un corps étranger. Et il va de soi que cette réticence à assimiler ce savoir a pour corollaire une tendance inverse à déléguer à l’extérieur un certain nombre d’opérations mentales. Une situation qui rappelle, pour les générations plus âgées, les effets « calculatrice, GPS… ». Un recours à la machine, moyennant quelques clics, a fortement impacté voire paralysé des compétences telles que le calcul mental ou la lecture d’une carte géographique. Cette lecture de la technologie dans l’enseignement, sans se vouloir une lecture anti-technologie ou technophobe, cherche à montrer les changements dans la relation au savoir et notamment à l’apprendre: les sujets apprenants veulent «savoir sans apprendre» selon Meirieu, une situation qui vise non pas l’individuation au sens de la formation de l’individu mais l’individualisation.

Ceux qui enseignent ou veulent aider à apprendre ne peuvent rester indifférents à ces situations « pathologiques » contraintes. Car, ne pas vouloir entendre ou se désespérer de ces mouvements ne donne pas de clé pour aplanir au moins en partie les difficultés qui se dressent de plus en plus devant l’acte d’enseigner.

L’acte d’enseigner et la vertu de la justice

La justice est la vertu éthique la plus importante d’un éducateur. Du fait que l’enseignant se rapporte différemment au sujet apprenant, la justice se décline en deux versants. Il se rapporte d’abord à l’apprenant parce qu’il est un sujet de droit. Et ce n’est pas un formalisme que de dire que le formateur est appelé à respecter les textes et les règles. C’est l’affirmation que tous les enseignés sont traités de la même manière dans le respect de leur prérogative. Donc être juste, c’est déjà et d’abord pour un enseignant, respecter la légalité.

Ce rapport est aussi en tant que sujet qui est là pour apprendre. Sous cet angle, les élèves, les étudiants se présentent avec des capacités différentes: ils n’ont pas les mêmes motivations, les mêmes chances, les mêmes étayages dans leur famille… Et c’est parce que l’enseignant s’adresse à des sujets singuliers qu’il doit faire vivre la dialectique de l’égalité et de l’inégalité: égalité dans les attentes et dans les visées; inégalité dans les moyens, les solutions, les appuis, les accompagnements. Ceci doit se faire au nom de l’action d’apprentissage, certes contingente mais réelle.

Donc la justice ne se manifeste pas seulement dans les moments d’évaluation, mais elle s’inscrit plus fondamentalement dans l’organisation même de l’acte d’enseigner. Elle mérite d’être questionnée, par tous les acteurs de notre système éducatif, à travers l’analyse de certaines pratiques auxquelles sont confrontés aussi bien les sujets apprenants que leur parent. Cette vertu de justice dont nul ne conteste l’importance, a besoin d’être accompagnée par d’autres vertus.

L’acte d’enseigner et la vertu de la présence

L’acte d’enseigner requiert un lieu garanti par une institution (école, université) et une présence de l’enseignant qui se déploie dans une relation vivante de face à face. Il n’y a tout simplement pas d’enseignement possible sans un lieu en retrait du tumulte de l’espace public. Car l’enseignant tient son pouvoir de cette institution qui lui a donné mandat pour enseigner et former. N’en déplaise aux marchands du savoir qui prétendent vendre leur talent dans les caves des immeubles et dans les salons, l’enseignement a besoin d’une institution capable d’exclure du lieu de l’étude les critères qui n’ont aucune légitimité (la race, la force, le pouvoir, la richesse…). Les rapports basés sur ces attributs n’y ont aucune valeur. N’en déplaise aussi aux adeptes de «l’enseignement à distance» qui nous ont vendu ce formidable «mieux et moins cher» outil qui allait autoriser la transmission par l’image des enseignants. Cruelle désillusion car la magie s’évapore à distance. L’enseignement en son cœur est coprésence des acteurs.

Il ne s’agit pas de balayer, sans préambule, d’un revers de mains ce que la technologie peut apporter à l’accomplissement de la tâche enseignante. Au contraire, elle peut être un précieux auxiliaire dans certaines situations. Mais elle ne saurait occuper toute la place car l’acte d’enseigner est d’abord une relation interpersonnelle. Une relation où l’enseignant, par sa présence, manifeste ce rapport intime et passionné qu’il entretient avec le savoir qu’il a la charge de transmettre.   

L’acte d’enseigner et l’épreuve de vulnérabilité

Dire que la présence est une vertu c’est dire qu’elle n’est surtout pas une prise de pouvoir mais c’est une prise de risque. Une prise de risque car l’enseignant se trouve nécessairement confronté à plusieurs épreuves pour l’exercice de sa fonction. Une des épreuves et de loin la plus redoutable est celle de la vulnérabilité.

Celle-ci se manifeste lorsque l’enseignant se confronte, non sans difficulté, à la vulnérabilité de l’autre, à savoir l’élève, l’étudiant, mais aussi le parent. Il lui importe alors de faire preuve de bienveillance pour protéger cet autrui. Et pour le faire, il doit lui-même s’exposer en tant que sujet vulnérable, pour que l’autre en retour puisse se sentir protégé. Ce n’est qu’en s’impliquant, en prenant des risques, que l’enseignant peut assumer sa responsabilité vis-à-vis des plus faibles que sont individuellement, les sujets apprenants. Et ce n’est pas de la complaisance dont il s’agit. Il ne s’agit pas de plaire dans la bienveillance pour camoufler des faiblesses voire l’absence de compétences dans tel ou tel domaine. Il s’agit de comprendre que cette vulnérabilité partagée fait partie de l’équipement éthique de l’enseignant. Elle se concrétise de manière criante lorsque l’enseignant fait face à des élèves en difficulté. Elle l’incite à percer le nuage qui enveloppe les difficultés auxquelles l’autre se confronte. Car, un élève mis en difficulté à l’école est l’autrui incompréhensible. Malheureusement, la tentation est grande pour beaucoup d’enseignants pour considérer que le remède à une telle situation est principalement d’ordre technique. L’enseignant se réfugie alors dans une pensée magique qui consiste à apporter à l’élève ce qui est supposé lui manquer comme savoir (sous forme de cours particulier), pour venir à bout de cette incompréhension. En fait, ce qui n’est pas compréhensible dans l’élève ou l’étudiant, en difficulté, ce n’est pas sa difficulté mais plutôt sa propre incompréhension de ce qui semble à l’enseignant transparent. Il va de soi que l’enseignant est conduit à une modification radicale du projet éthique : aider l’apprenant à ce qu’il aide l’enseignant à le comprendre. Ce projet éthique s’oriente donc vers l’installation, dans la pratique de classe, d’un inter-monde de traduction, de dialogue où chacun tente de devenir un peu plus compréhensible à l’autre.

Habib Batis
    

 

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