Les Arabes, qui sont-ce? (II): l’essor et la chute
Par Abdelaziz Kacem
I
Au commencement était la Jahilya, terme péjoratif utilisé, quatre fois, dans le Coran, pour désigner et fustiger les sociétés arabes antéislamiques. Le concept dérive de jahl, ignorance crasse mêlée de barbarie. Mais les Arabes d’avant l’islam méritaient-ils une telle insulte ? Que non ! Il faut être soi-même un ignare pour oublier ou méconnaître que, des siècles avant l’islam, ladite Jahilya eut ses poètes, ses rhapsodes, ses devins, ses tribuns accomplis, et que la langue arabe, bien antérieurement à l’islam, avait atteint un haut degré de perfection. Alors, l’exégèse dut nuancer : le vocable jahl fait référence à la «méconnaissance de la Révélation». Au reste, les orientalistes ne s’y sont pas trompés, qui traduisent Jahilya par paganisme ou gentilité.
II
Certes, bien des tribus étaient idolâtres et l’islam s’était donné pour mission de les amener vers la voie d’Allah. Cependant, la Révélation était déjà parvenue à des contrées entières de la vaste arabité : judaïsme et christianisme nestorien s’y répandaient. La terre arabe n’était pas constamment le théâtre des turbulences qu’on lui avait toujours attribuées. Les tribus avaient leur code, leurs lois et les femmes y bénéficient d’un statut plus avantageux que celui que les sociétés patriarcales leur imposent aujourd’hui encore.
III
Sur le plan politique, dès les premiers siècles de l’ère commune, les Arabes avaient leurs royaumes bien constitués. J’en citerai deux, l’un, celui des Lakhmides, dans le sud de l’Irak, avec Al-Hira, pour capitale. Il est fédéré à l’empire perse : l’autre, celui des Ghassanides, au sud de la Syrie, est inféodé à l’empire byzantin. Leur vassalisation répondait aux exigences de la realpolitik, mais ils étaient très jaloux de leur autonomie interne. Et puis le jour où les deux empires, épuisés par tant de querelles et de rivalités, s’écroulèrent, les Arabes se montrèrent prêts à assurer la relève. À la faveur de ces bouleversements, l’islam vint à son tour réclamer sa part de l’héritage et tenter de rafler la mise.
IV
Les Arabes résistèrent pendant un quart de siècle au Verbe d’Allah, non pas parce qu’ils avaient la tête dure, mais parce qu’ils avaient leur foi et leur propre dire et ils connaissaient parfaitement «les fables des Anciens». Faisant office d’intellectuels de leur temps, les poètes étaient les porte-étendards de la contestation. Pour les contrer, le Coran leur consacre quelques versets cinglants dans une sourate intitulée «Les Poètes». Le charisme de Mohammad finit par vaincre et convaincre, et, à défaut d’unir les Arabes autour d’une même spiritualité, l’islam les a assemblés sur le projet d’une expansion hors norme. De la Péninsule arabique à la Péninsule ibérique, l’islam a donné à la culture arabe une chance inouïe de se développer et de donner la mesure de son génie. En Espagne musulmane, les Arabes ont donné le meilleur d’eux-mêmes.
V
En récupérant le legs des empires déchus, les Arabes s’approprient, entre autres, les acquis de la Grèce antique : Galien, Hippocrate, Platon, Euclide, Archimède, Ptolémée. On eût aimé qu’ils traduisissent aussi Homère et les grands tragiques grecs, mais l’islam, virant déjà à l’islamisme, s’opposa à ce qu’on associât à Allah les dieux de l’Olympe, fussent-ils de simples fables. Dans la foulée, ils redécouvrent, traduisent, commentent Aristote qu’ils restituent à l’Europe, la langue arabe s’enrichit et enrichit les langues d’Orient et d’Occident.
VI
Sans disparaître, le syriaque, l’araméen, le copte, le grec et le berbère cèdent à l’arabe. Dans l’Al-Andalus du XIe siècle, quand les «Roitelets des Taïfa», majoritairement berbères, accèdent au pouvoir, loin d’imposer l’amazîghya, soutiennent la langue d’al-Jâhidh et leurs palais continuèrent à abriter les plus belles joutes poétiques, qui ont fait le faste des cours califales.
VII
Oui, répétons-le, c’est sous un règne berbère que les troubadours du Midi sont venus puiser leur nouvelle inspiration dans les muwachchahs et les zajals, en plein épanouissement. À propos de l’arabe, dans son ouvrage L’essor du christianisme occidental, l’historien britannique Peter Brown notait : «La seule langue proche-orientale où l’on croyait que toute pensée humaine et tout sentiment humain de l’amour, de la guerre et des chasses du désert, aux plus hautes abstractions métaphysiques, pouvaient s’exprimer. Vers l’an 800, c’était la séduction de toute cette culture profane d’expression arabe, et non de l’islam lui-même, qui menaçait de couper de leur passé les chrétiens de l’empire islamique.»
VIII
L’arabe peine aujourd’hui à suivre l’étourdissante évolution scientifique dans le monde occidental, à qui la faute ? A son génie propre ou à ses locuteurs qui projettent sur elle leurs tares irrémédiables et se permettent de la dénigrer ? Un peu de pudeur, Messieurs les demi-instruits ! Cette langue injustement déchue, c’est en chercheur d’or que je me replonge dans ses richissimes bibliothèques, voire en archéologue du verbe ou simplement en touriste de l’intellect que je revisite ses apports considérables aux idiomes du monde méditerranéen. Les langues romanes, essentiellement, lui ont emprunté des milliers de mots tirés de ses trésors dont regorgent ses divers lexiques scientifiques touchant à tous les domaines du savoir. En définitive, «Effacez les Arabes de l'histoire, et la renaissance des lettres sera retardée de plusieurs siècles en Europe.»
IX
En matière d’essor et de chute des civilisations, les dates sont souvent arbitraires. Nous persistons, néanmoins, à penser que les Arabes sont sortis de l’histoire le 2 janvier 1492, jour fatidique de la prise de Grenade, quand le rideau tomba sur huit siècles de splendeur. Nous n’avons pas su, à ce jour, analyser correctement les raisons et les conséquences de cette Première Nakba.
X
Nous laissons la conclusion à Gustave Le Bon, grand connaisseur de la civilisation des Arabes : «Au point de vue de la civilisation, bien peu de peuples ont dépassé les Arabes et l'on n'en citerait pas qui ait réalisé des progrès si grands dans un temps si court. Au point de vue religieux, ils ont fondé une des plus puissantes religions qui aient régné sur le monde, une de celles dont l'influence est la plus vivante encore. Au point de vue politique, ils ont créé un des plus gigantesques empires qu'ait connus l'histoire. Au point de vue intellectuel et moral, ils ont civilisé l'Europe. Peu de races se sont élevées plus haut, mais peu de races sont descendues plus bas. Aucune ne présente d'exemple plus frappant de l'influence des facteurs qui président à la naissance des empires, à leur grandeur et à leur décadence.» Avant d’en arriver à cette sentence, il avait déjà mis en évidence l’irrémédiable infériorité des Arabes au chapitre des institutions politiques. Ce propos remonte à environ un siècle et demi. Il est toujours d’actualité.
Abdelaziz Kacem