Hommage à ... - 08.11.2024

Amor Chadli et la lutte contre la rage en Tunisie

Dr Molka Chadli: Amor Chadli et la lutte contre la rage en Tunisie

Par Dr Molka Chadli - Amor Chadli nous a quittés il y a 5 ans, le 8 novembre 2019. Premier Directeur tunisien de l’Institut Pasteur de Tunis (IPT), il avait, dès sa prise de fonction en 1958, fait de la lutte contre la rage humaine et animale, l’un de ses principaux axes stratégiques.

En ce jour commémoratif, alors que la recrudescence de la rage humaine et animale en Tunisie a largement investi l’espace médiatique, cet article se propose de relater l’évolution de la maladie en Tunisie et le rôle de l’IPT dans son traitement et sa prévention.

La rage, zoonose grave, mortelle chez l’homme, sévit en Tunisie sur le mode endémique.

1965 - Vaccination contre la rage à l’Institut Pasteur de Tunis

Depuis sa création au début des années 1900, le laboratoire de la rage de l’IPT est resté le laboratoire national de référence qui centralise toutes les données sur la rage. Il vaccine et traite les personnes ayant été en contact, par léchage, griffure ou morsure, avec des animaux suspects. Il établit le diagnostic de la rage chez l’homme, sur la base de tests virologiques de référence et chez l’animal ayant causé une contamination humaine, à partir de prélèvements cérébraux, en post-mortem. Des unités de prévention et de lutte contre la rage, existent aussi dans plusieurs gouvernorats du pays.

Le parcours du Dr Amor Chadli à l’IPT s’étend de 1957 à 1988, dont une année en tant que chef de laboratoire, quatre années en tant que sous-directeur et 25 années en tant que directeur.

L’IPT est ainsi décrit par le Dr Amor Chadli dans La Revue Française: «Pièce maîtresse du Secrétariat d’État à la Santé Publique et aux Affaires sociales, l’Institut Pasteur de Tunis joue en même temps le rôle de laboratoire central et de laboratoire d’hygiène»(1). En effet, à côté de son activité de diagnostic et de traitement, l’IPT mène de front, la production de vaccins, sérums, ferments et autres produits et une activité de recherche à la fois dans le domaine épidémiologique et de la médecine expérimentale.

À l'aube de l'Indépendance, alors que le pays est dépourvu de laboratoires et que le personnel scientifique et technique est réduit, l’IPT maintient la surveillance épidémiologique de maladies endémiques, notamment de la rage. Dès 1958, Amor Chadli s’insurge contre la recrudescence de la rage en Tunisie(2). Il suit de près l’évolution de l’endémie rabique et publie, en 1971, les «Particularités épidémiologiques de la rage en Tunisie»(3). Tout au long de son mandat à la Direction de l’IPT, le laboratoire de la rage a mis au point de nouvelles techniques de diagnostic et d’identification du virus dans les tissus et sécrétions potentiellement contaminantes et a poursuivi ses activités de production de vaccin antirabique humain et animal ainsi que le traitement et la prophylaxie des cas de rage humaine. En 1982, Amor Chadli publie une étude comparative lui permettant de mieux identifier les caractéristiques épidémiologiques de l’endémie(4). Cette étude déplore la persistance de décès chez des malades traités, malgré l’augmentation du nombre total de personnes traitées et la décentralisation de la vaccination en dehors de Tunis, dès le début des années 1970.

Pourcentage de mortalité de sujets régulièrement traités au cours des 20 dernières années par rapport au nombre total de traitements(5)

Tranches d’années Nombre total de traitements   Décès chez les personnes régulièrement traitées Pourcentage
 Institut Pasteur  Services d’hygiène Total
 1961-1965  19 448  -  19 448  04  0,020
 1966-1970  20 281  -  20 281  16  0,078
 1971-1975  20 220  20 941  41 161  16  0,038
 1976-1980  23 568  46 298  69 866  04  0,0057

Jusqu’en 1977, le vaccin antirabique produit par l’IPT était préparé sur du tissu nerveux (cerveaux de jeunes agneaux). Son efficacité était vérifiée régulièrement et des améliorations techniques successives lui ont été apportées en 1972 puis en 1977.

En 1980, l’IPT exporte le vaccin antirabique aux pays voisins, notamment à l’Algérie. Cependant ce vaccin présente des inconvénients : de nombreuses réactions locales au point d’injection et un nombre élevé d’injections (déterminé selon l’emplacement et la gravité de la morsure et pouvant atteindre jusqu’à 40 injections quotidiennes), source d’arrêts du traitement.

En 1981, le laboratoire de virologie de l’IPT entreprend les premiers essais de vaccin sur culture cellulaire, en collaboration avec l’Institut Pasteur de Paris, l’Institut Mérieux et le Rijks Instituut de Bilthoven en Hollande(6)...

3-6 octobre 1983 – Tunis -Cérémonie d’ouverture du Congrès international sur la rage dans les pays tropicaux, sous l’égide de l’Institut Pasteur de Tunis et de la Direction des Services vétérinaires de Tunisie. De gauche à droite : Dr. Ch. Merieux, Dr. F. Assaad, Prof. A. Chadli, M. L. Ben Osman, M. R. Sfar, Prof. E. Kuwert, Dr. A. Hassani, Dr. L. Cayolla da Motta

En octobre 1983, le Dr Amor Chadli présente les premiers résultats de l’expérimentation de ce nouveau vaccin antirabique à usage humain au Congrès international dédié à la rage dans les pays tropicaux, tenu à Tunis(7). Il décrit également les caractéristiques épidémiologiques de la rage en Tunisie, précisant que le principal réservoir et vecteur du virus est le chien errant, à l’instar de nombreux autres pays africains, hormis la Namibie et l’Afrique du Sud, où la maladie est principalement transmise par les animaux sauvages(8).

Le nouveau vaccin est autorisé et mis en application en 1985.

Un Programme national de lutte contre la rage (PNLR) est entrepris entre 1982 et 1987. L’un de ses buts principaux était d’étendre la vaccination aux carnivores, essentiellement les chiens, susceptibles de transmettre la maladie.

En 1987, au cours de la dernière année de son mandat à l’IPT, Amor Chadli fait à nouveau le bilan de la lutte contre la rage en Tunisie et commente les résultats du PNLR. La campagne de vaccination animale n’a pas eu le succès escompté. Bien qu’ayant réduit le pourcentage de positivité au virus des animaux mordeurs, la réduction de l’incidence de la maladie humaine et du nombre de personnes traitées n’était pas significative. Le nombre total de décès entre 1982 et 1986 restait préoccupant(9).

Nombre annuel de cas de rage humaine avec indication de l’origine de la contamination et du nombre total des traitements de 1982 à 1986(10)

Année
 
Nombre total de décès Sans traitement Traitement interrompu ou suivi tardivement (3 jours et plus) Traitement régulièrement suivi Origine de la contamination   Nombre total de personnes traitées
Chien Chacal Inconnu  
1982 10 06 02 02 09   01 17 816
1983 05 04 01   04   01 16 946
1984 05 05     02   03 18 704
1985 00             17 728
1986 08 05 01 02 05 01 02 19 239
Total 28 20 04 04 20 01 07 90 433

Amor Chadli attribue ces résultats insuffisants à une mauvaise application des deux mesures essentielles : la vaccination des chiens à propriétaire et l’élimination des chiens errants. Au terme de ce bilan, il rappelle quel’IPT a toujours mis l’accent sur la nécessité d’une action concertée des différents ministères et de l’extension des mesures de lutte contre la rage canine à l’ensemble des pays du Maghreb dans le cadre d’un programme et d’une règlementation communs.

La rage humaine en Tunisie de 1988 à nos jours

Au cours des années ayant suivi la mise en œuvre du PNLR(1982-1987), le nombre de cas de rage humaine a diminué, pour se stabiliser à 2 à 3 cas par an. De 2005 à 2017,la situation épidémiologique est restée instable malgré tous les efforts déployés, surtout en matière de vaccination de masse des chiens et malgré l’augmentation du nombre des centres de traitement antirabique, limité en 1978 à un centre par délégation et quia évolué pour atteindre 170 centres en 1986, 236 en 1989 et 363 en 2007(11).

Évolution des cas de rage humaine (2005- 2017)(12)

Année 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017
Nombre 3 1 2 4 0 2 1 3 6 3 6 4 0

La problématique de la production des vaccins, notamment du vaccin antirabique, a été longuement discutée entre le Dr Amor Chadli et le Dr Koussay Dellagi, qui lui a succédé en 1988 à la Direction de l’IPT,au cours du Séminaire sur l’histoire orale des Instituts Pasteur, tenu en 2012 et auquel assistaient les quatre directeurs successifs de l’IPT. Le Dr Amor Chadli a déploré l’arrêt de la production de vaccins par l’IPT, activité intimement liée à celle de la recherche clinique sur les vaccins. Cette interruption a contraint le citoyen tunisien à acheter des vaccins d’importation à des prix élevés, voire inabordables. Selon Dr Dellagi, l’évolution des règles de production industrielle des vaccins aurait imposé à plusieurs Instituts Pasteur dans le monde, dont celui de Tunis, de quitter le secteur de la production au profit des Laboratoires Pharmaceutiques.

2012 - Séminaire sur l’histoire orale des Instituts Pasteur
Les quatre directeurs de l'Institut Pasteur de Tunis - De gauche à droite : les Prs Koussay Dellagi, Hechmi Louzir, Amor Chadli et Abdeladhim Ben Abdeladhim

Le Dr Kawther Harabech, actuelle coordinatrice du PNLR, qualifie la situation d’effrayante(13). Elle cite les derniers chiffres:

2020 : 1 décès
2021 : 5 décès
2022 : 5 décès
2023 : 6 décès
2024 : 9 décès

Soit 26 décès au cours des 5 dernières années. Et ce, malgré les dépenses liées à la vaccination et au traitement des infections humaines et animales par le virus de la rage qui se sont élevées à 6 millions de dinars en 2022 et 8 millions de dinars en 2023.

La recrudescence de la rage touche principalement les zones rurales, où l’accès aux soins de santé et aux vaccins demeure limité. Mais la rage sévit aussi dans les quartiers urbains du Grand-Tunis et des grandes villes, du fait de la reproduction des chiens errants, principal réservoir du virus de la rage. La prolifération des chiens errants est elle-même intimement liée à l’amoncellement anarchique desordures ménagères aussi bien en zones rurales qu’urbaines. Le Dr Ahmed Rejeb, doyen des vétérinaires tunisiens, met en garde contre la propagation croissante de la rage animale due aux morsures entre animaux et responsable de l’élévation de la mortalité animale au cours de l’année 2024. Selon un communiqué de l’Institut Pasteur du 29 octobre 2024, le nombre de cas animaux positifss’est élevé depuis le mois de janvier 2024, à 360 sur 1634 échantillons analysés(14).

L’observation de l’évolution de l’incidence de la rage animale et canine dans le temps montre bien que ses fluctuations sont étroitement liées à la variation des taux annuels de couverture vaccinale des animaux.

Évolution de l’incidence de la rage animale en Tunisie(15)

Le fléchissement des campagnes de vaccination animale au cours de la pandémie Covid-19 a sans doute joué un rôle non négligeable dans la recrudescence récente de la rage en Tunisie. Le Dr Ahmed Rejeb signale, en outre, que 300 000 doses de vaccins de la rage destinées à protéger le cheptel animal n’ont pas été utilisées en 2020 et ont été détruites après la date de péremption.

Conclusion

La rage est un grave problème de santé publique principalement en Asie et en Afrique. La Tunisie reste confrontée à l’endémicité de cette infection virale et à sa recrudescence intermittente à la faveur de tout relâchement des mesures préventives et prophylactiques.

Le Dr Amor Chadli, pionnier de la lutte contre la rage en Tunisie a, tout au long de son mandat à la Direction de l’IPT, veillé à assurer une surveillance épidémiologique étroite de la rage et à l’application stricte des mesures préventives et thérapeutiques préconisées par l’OMS.

Il reste cependant beaucoup à faire pour mettre fin aux décès humains dus à la rage dans notre pays. Ce ne sera possible que grâce à une approche globale incluant la vaccination de masse des chiens domestiques, le contrôle des populations de chiens errants, l’accès de tous les citoyens à la vaccination et à la prophylaxie, la formation des soignants et les campagnes de sensibilisation de la population.

Dr Molka Chadli

1) La Revue française, n° 166, juillet 1964. Numéro consacré à la Tunisie.

2) Archives de l’Institut Pasteur de Tunis, 1958, 35(1) :61-64.

3) Archives de l’Institut Pasteur, 1976, 53(1-2): 1-16.

4) A.Chadli, M. Bahmanyar, A. Chaabouni. Épidémiologie de la rage en Tunisie. Étude comparative des résultats des 28 dernières années. Archives de l’Institut Pasteur de Tunis,1982, 59(1): 5-21.

5) D’après Archives de l’Institut Pasteur de Tunis, 1982, 59(1): p19.

6) Archives de l’Institut Pasteur de Tunis, 1982, 59(1): 89-97 et 135-169.

7) A. Chadli,Ch. Merieux, A. Arrouji et N. Ajjan. Etude clinique et sérologique préliminaire d'un vaccin antirabique à usage humain préparé sur culture de cellules (VERO).Rabies in the tropics. Springer-Verlag Berlin, Heidelberg 1985: 144-146.

8) A. Chadli et Z. Benlasfar. Epidémiologie de la Rage en Tunisie. Analyse des résultats des 30 dernières années. Rabies in the tropics. Springer-Verlag Berlin, Heidelberg 1985 :363-370.

9) Archives de l’Institut Pasteur de Tunis. «Evolution de la rage de 1982 à 1986». 1987, 64(1-2): 45-48.

10) D’après Archives de l’Institut Pasteur de Tunis, 1987, 64(1-2): p55.

11) Rapport du projet GCP/RAB/002/FRA, concernant le renforcement de la surveillance et des systèmes d’alerte de la rage, au Maroc, en Algérie et en Tunisie, publié en février 2009.

12) Rapport de l’Atelier de Révision de la stratégie nationale de lutte contre la rage. Ministère de l’Agriculture, des ressources hydrauliques et de la pêche et Direction des Services vétérinaires, septembre 2017.

13) Intervention, en aout 2024, sur les ondes de plusieurs médias nationaux https://www.mesvaccins.net/web/news/21944-augmentation-des-cas-de-rage-en-tunsie

14) https://tunibusiness.com.tn/360-cas-de-rage-confirmes-en-tunisie-depuis-janvier-2024/

15) Ministère de l’agriculture et des ressources hydrauliques, Tunisie. Document élaboré par la Direction Générale des Services Vétérinaires sous la direction du Pr Malek Zrelli. http://www.rage.tn/upload/1463047627.pdf