Ridha Bergaoui: La baraka est dans la bonne graine
C’est la saison des semis. Les dernières pluies ont bien arrosé nos terres et les agriculteurs sont très optimistes. Inchallah une bonne année agricole en vue, après des années de sécheresse et de cauchemars. Les agriculteurs se sont mis à l’œuvre pour préparer le sol et faire le nécessaire, encore faut-il trouver le principal, l’indispensable, la bonne semence à cultiver. Les semences sont à la base de toute activité agricole et jouent un rôle fondamental dans la rentabilité des cultures et la qualité des produits.
Dans de nombreuses régions du pays, les agriculteurs se plaignent et manifestent en raison du manque de semences dans les régions. Les hautes autorités s’en préoccupent sérieusement et le Président de la République lui-même n’a cessé de donner ses instructions pour approvisionner les agriculteurs en semences dans les meilleures conditions. Le Ministère de l’agriculture des ressources hydrique et de la pêche (MARHP) ainsi que l’Office des céréales (OC) font tout leur possible pour répondre au besoin en ce produit stratégique tant pour l’agriculteur que pour tout le pays.
De la création variétale à la semence
Jusqu’au début du siècle dernier, l’agriculteur était autonome et produisait lui-même ses semences à partir de sa récolte précédente ou s’en procure auprès d’un parent ou un voisin. Plus tard une spécialisation s’est faite avec d’une part des sélectionneurs et des semenciers et d’autre part les agriculteurs. Cette séparation avait comme finalité l’amélioration des rendements et la sélection de variétés commerciales hautement performantes.
La sélection exige des compétences précises, des connaissances approfondies et emploie des techniques spécifiques de plus en plus fines et sophistiquées. C’est un travail long, fastidieux et continu. Le sélectionneur est constamment à la recherche de nouvelles variétés encore plus performantes, plus résistantes aux maladies et aux ravageurs et plus adaptées aux conditions culturales et climatiques.Une fois une variété est créée, elle est inscrite au catalogue national des semences et le sélectionneur passe le relai au multiplicateur qui, à partir d’une poignée de graines, va les multiplier pour produire une quantité suffisante de semences pour satisfaire les agriculteurs. La multiplication des semences parentale se fait dans des conditions de culture très contrôlées afin d’assurer la pureté de la variété et de la semence. Les semences sont enfin conditionnées (nettoyage, tri, traitement contre les maladies fongiques, ensachage et étiquetage) et mises à la disposition des agriculteurs.
Différents types de semences
Pour semer son champ, l’agriculteur a le choix entre plusieurs types de semences:
• Les semences certifiées sont les semences produites par les multiplicateurs. Elles sont soumises à un contrôle officiel très rigoureux précédent leur mise sur le marché et validées pour leur qualité, leur provenance et leur potentiel de rendement. Elles garantissent pour l’agriculteur une qualité supérieure et un rendement élevé.
• Les semences standards(ou ordinaires) sont produites par les établissements semenciers à partir des céréales collectées l’année précédentes. Les graines sont triées, nettoyées, traitées, ensachées et mise directement à la disposition des agriculteurs. Le contrôle officiel peut se faire postérieurement à leur mise sur le marché.
• Les semences fermières sont celles utilisées par les agriculteurs et issues de leurs récoltes de l’année précédente. Elles peuvent également être achetées d’un autre agriculteur ou d’un commerçant de semences.
Les semences peuvent être pures ou fixées, dans ce cas elles sont reproductibles et le produit de la récolte peut être utilisé comme semence. Elles peuvent également être des semences des variétés hybrides F1, issues d’un croisement entre deux variétés distinctes afin de bénéficier de la vigueur hybride ou hétérosis. Ces variétés sont très performantes, toutefois il n’est pas conseillé d’utiliser les produits de ces variétés en F2 comme semence en raison d’une disjonction des caractères. L’agriculteur est obligé de s’approvisionner chaque année de ces semences hybrides pour les besoins de ses cultures. Parmi ces variétés hybrides, on peut trouver des semences OGM (organisme génétiquement modifié) obtenues par modification au laboratoire du génome de la plante et en insérant des gènes étrangers. Ces semences sont résistantes à certaines maladies ou des traitements chimiques. Elles sont brevetées et les produits ne peuvent pas être utilisés comme semences. Ces variétés ont des performances élevées, toutefois elles soulèvent certaines préoccupations sanitaires et environnementales, certains pays interdisent la culture de ces semences OGM.Les semences bio sont obtenues à partir des cultures qui répondent à un cahier des charges de cultures en mode biologique interdisant l’utilisation d’engrais et de pesticides de synthèse. On désigne par semences paysannes, généralement des semences populations, non inscrites au catalogue des semences, multipliées par les agriculteurs. Elles ne font pas l’objet d’opérations commerciales mais peuvent être échangées librement entre agriculteurs. Leur culture permet de conserver certaine variabilité génétique de variétés anciennes adaptées aux conditions locales. Elles constituent pour les sélectionneurs un excellent réservoir de gênes.
En Tunisie, pour les céréales d’une façon générale et le blé plus particulièrement, on ne cultive ni variétés hybrides ni variétés OGM. Par ailleurs on n’importe pas de semences de blé. Toutes nos semences sont produites chez nous, soit environ 2 millions de quintaux. La plus grande partie des semences (près de 85%) proviennent des variétés sélectionnées par l’Institut national de la recherche agronomique de Tunisie (INRAT) qui dispose d’une longue expérience, de plus de 100 ans, dans la sélection variétale surtout du blé. Le reste provient de la multiplication de variétés étrangères, inscrites au catalogue officiel depuis quelques années, et introduites par des semenciers en vue de diversifier l’offre variétale.
Utilisation des semences certifiées
Certains agriculteurs utilisent uniquement, chaque année, leurs semences fermières ou les échangent avec des voisins si nécessaire. Ils n’achètent pas de semences certifiées jugées trop chère et parfois difficilement accessibles. D’autres utilisent leurs semences fermières et achètent de temps en temps les semences certifiées pour renouveler leurs stocks. Enfin il y a ceux qui ne sèment que des semences certifiées en jugeant que le résultat justifie et compense la différence de prix.
Au niveau national, on estime à seulement 20% des agriculteurs qui achètent des semences certifiées. Ce taux est relativement faible. La FAO recommande un taux minimum de 30%. Le Maroc vise un taux de 40%. En France seulement 50% des emblavures en blé sont faites de semences certifiées.
Pour cette année, la superficie à emblaver en céréales prévue par le MARHP est de 1,173 million d’hectares. Traditionnellement, ces superficies se répartissent à 50% emblavures de blé dur, 40% orge et 10% blé tendre. La superficie prévue pour la culture du blé serait d’environ 0,72 million d’ha. Pour l’orge, le problème de la disponibilité des semences ne se pose généralement pas. C’est surtout pour le blé dur et parfois le blé tendre que les agriculteurs trouvent des difficultés pour s’approvisionner en semences.
A raison d’une dose de semis moyenne de 150 kg/ha (certains agriculteurs utilisent jusqu’à 2 quintaux/ha), les besoins en semences seraient d’environ 1 million de quintaux.
En tablant sur un taux d’utilisation des semences certifiées de 20%, notre besoin en semences certifiées de blé serait de 200 000 quintaux.
Le MARHP avait prévu 270 000 quintaux de semences certifiées, cette quantité semble suffisante et l’inquiétude des agriculteurs, au sujet de l’approvisionnement en semences certifiées, ne semble pas à priori justifiée. Elle peut être expliquée par:
• Soit, des difficultés pour produire la quantité de semences certifiées programmée
• Soit une mauvaise répartition des semences dans les régions avec certains gouvernorats qui reçoivent plus que leurs besoins aux dépens du reste
• Soit qu’elle résulte d’une prise de conscience, de la part des agriculteurs de l’avantage de ces graines certifiées au niveau du rendement et de la productivité par rapport à leurs semences fermières.
• Soit la conjugaison de ces 3 facteurs à la fois.
Il est un peu étrange que l’année dernière, alors que la collecte des céréales était au plus bas et n’a pas dépassé les 3 millions de quintaux, les agriculteurs n’ont trouvé aucune difficulté alors que cette année avec une récolte précédente de presque 7 millions de quintaux, les semences ne sont pas disponibles. Ceci montre qu’il y a un disfonctionnement anormal au niveau de ce maillon de la filière céréalière.
Il semble que de nombreux petits agriculteurs n’ont pas gardé, comme chaque année, leurs semences en comptant sur l’achat des points de vente proches. Malheureusement ces derniers ne sont pas suffisamment approvisionnés et les agriculteurs sont restés en panne de semences. Sous pression, l’OC a programmé, d’une façon exceptionnelle, la production de 70 000 quintaux (quantité pouvant aller jusqu’à 120 à 200 000 q si besoin est) de semences standards, pour répondre à la demande des régions et absorber la colère des paysans.
La Tunisie dispose de multiplicateurs qui traitent et commercialisent des semences certifiées. Il s’agit d’une part de deux très anciennes coopératives semencières la Société mutuelle centrale des semences «COSEM» et la Société mutuelle centrale de semences et plants sélectionnées «SMCSPS» et d’autre part quatre sociétés privées qui œuvrent dans le secteur des intrants agricoles (SOSEM, TUNIFERT, Espace Vert et STIMA). Ces derniers importent des semences de base pour les multiplier en Tunisie et leur part du marché des semences certifiées reste très faible. La COSEM et la SMCSPS ont beaucoup de difficultés financières et de gestion qui peuvent expliquer le retard dans la production des semences certifiées.
Quelle stratégie pour les semences?
La question des semences est cruciale et il est nécessaire, au niveau du MARHP, de lui accorder l’importance qu’elle mérite. Prévoir à temps les quantités suffisantes de semences à mettre à disposition des agriculteurs est très important. L’indisponibilité des semences de qualité peut entrainer soit l’abandon du semis, un semis trop tardif ou l’utilisation de semences de mauvaise qualité. Ces facteurs ont des effets négatifs sur la production des céréales en général et occasionnent un manque à gagner important au niveau de l’agriculteur et au niveau national.
En Tunisie l’utilisation des semences certifiées demeure faible. Il serait intéressant d’encourager l’utilisation, d’améliorer ce taux et de mettre à la disposition des agriculteurs plus de semences certifiées. Si on table sur 700 000 ha de blé, avec un taux de 40%, ceci représente 420 000 quintaux de semences certifiées/an qu’on peut normalement produire sans difficulté.Une autre stratégie consiste, au lieu d’encourager l’utilisation par les agriculteurs des semences certifiées, de les encourager à traiter et à conditionner, moyennant paiement des frais, leurs semences fermières ou les échanger dans des centres modernes de traitement des semences. Ces centres peuvent être les centres de collecte des céréales présentes partout dans les régions céréalières ou toute autre comme les coopératives, les SMSA ou les nouvelles Entreprises Communautaires. Ce genre de centres de traitement des semences fermières existent dans de nombreux pays dont la France.
Les semences standards représentent également une bonne solution pour certains agriculteurs qui peuvent ainsi disposer d’une semence de qualité satisfaisante.
Par ailleurs, contrairement à la tendance classique de recherche de la pureté variétale au champ, la mode est au semis d’un mélange de variétés de blé dans la même parcelle dans de nombreux pays. Ces mélanges dits «intraspécifiques» présentent une plus grande tolérance face aux maladies et aux stress et sont en moyenne plus productifs que les cultures monovariétales.
Heureusement que pour cette année, l’OC était suffisamment réactif et a pu trouver la solution à la disponibilité en ayant recours à la production de semences standards. Il est nécessaire toutefois de se préparer à l’avance pour programmer, produire et bien organiser l’approvisionnement des revendeurs au niveau régional afin qu’ils puissent disposer à temps et en quantités suffisantes de semences pour satisfaire tous les agriculteurs et démarrer l’année dans de bonnes conditions, sans stress.
Ridha Bergaoui