Prof Khaled Kchir, directeur de la Bibliothèque nationale de Tunisie: Du Coran au mushaf

Sous le titre de «Le Coran vu d’ailleurs», une magnifique exposition se tient à la Bibliothèque nationale de Tunis (BNT), jusqu’au 30 avril 2025. A visiter.
Par Prof Khaled Kchir, directeur de la Bibliothèque nationale de Tunisie (BNT) - En raison de son caractère sacré, la parole d’Allāh a été soigneusement préservée par écrit dans les mushaf-s (volumes constitués de plusieurs pages, sahīfa-s), dont la forme a évolué au fil des siècles. À partir des sources historiques, voici un bref rappel du contexte d’apparition des premiers mushaf-s. Pour les compagnons «de l’Envoyé de Dieu, qui récite des feuillets purifiés, contenant des Écritures immuables» (al-Bayyina, XCVIII, 2-3), le problème était le suivant : comment oser transformer une parole-miracle (une révélation) en un texte écrit, et ce à une époque où l’écriture n’était pas répandue ? Ainsi, le mushaf a été l’école idéale pour la (re)naissance de l’alphabet arabe.
Soucieux de préserver la Parole de Dieu après le décès du Prophète en 632, les deux premiers califes en ont bien pris soin, dans un contexte alarmant de disparition, au fil des combats, des hommes (les qurrā’, lecteurs) qui le portaient dans leurs «poitrines». Sur les conseils de ‘Umar (m. 644), Abū Bakr (m. 634) décida de confier la collecte et le récolement des sourates récitées oralement, de mémoire, par des transmetteurs de renom ou à partir des documents épars rédigés du vivant du Prophète (sur des parchemins, omoplates, palmes, etc.), à un jeune scribe. Il s’agissait de Zayd Ibn Thābit, qui réussit à collecter un grand corpus. Il le remit à Abū Bakr, qui le confia à son tour à ‘Umar, qui le transmit à sa fille, Hafsa bint ‘Umar. À la demande insistante du troisième calife ‘Uthmān (m. 656), elle lui prêta le legs sacré qu’il soumit à un Haut Conseil de sages érudits de Quraych, qui en édita une version unique, le célèbre Mushaf ‘Uthmān, appris et recopié jusqu’à nos jours. L’ordre fut donné de brûler les autres variantes. Depuis cette date, à savoir 650, le Livre sacré n’a cessé d’être copié et appris par cœur, le texte écrit aidant. La sacralité de ces livres qui reproduisent et préservent la parole de Dieu explique leur nombre incalculable à travers les bibliothèques du monde, les mosquées et les domiciles privés.Livre absolument sacré, il est consacré par les musulmans pour fonder, accompagner et légitimer leurs modes de vie et de pensée. Des millions d’exemplaires, de formes variées, sont disséminés à travers le monde, dans les lieux de savoir, de prière et de pouvoir, comme dans les familles. C’est le livre le mieux conservé, ce qui explique le nombre de manuscrits qui ont défié le passage du temps, bien avant l’apparition de l’imprimerie. Son caractère sacré a d’ailleurs rejailli sur les caractères arabes. D’une certaine manière, la sacralité de la parole divine infuse les lettres de l’alphabet arabe. De plus, jusqu’à une date récente, un musulman qui se respecte ne devait pas jeter de documents en caractères arabes. Plus encore, il les ramassait s’il en trouvait au sol.
En Ifrīqiya, actuelle Tunisie, la tradition de produire des mushaf-s est née au Ier siècle AH/VIIe siècle.
Pour illustrer notre propos, nous avons intégré au sein de l’exposition «Le Coran vu d’ailleurs» le plus ancien mushaf daté (295 AH/907) et réalisé à Kairouan en khatt kūfī par Fadhl, la gouvernante affranchie du prince aghlabide Abū Ayyūb. La forme oblongue de ce mushaf, constitué de centaines de bi-feuillets reliés en plusieurs volumes, laisse entrevoir ce qui fut peut-être une première tradition de fabrication en fonction de la forme des peaux utilisées. Un autre manuscrit en écriture hijazi conservé à Kairouan proviendrait du Moyen-Orient. La question de l’usage du hijazi en Ifrīqiya mérite d’être posée. Nous proposons aussi deux mushaf-s, véritables œuvres d’art d’Ibn Ghattous, d’une famille andalouse de copistes, enlumineurs et doreurs. Leurs mushaf-s en khatt andalusī ont beaucoup circulé entre al-Andalus et le Maghreb – dans les deux sens. Cette performance atteint son apogée dans un autre chef-d'œuvre, un mini-codex presque carré (10x8 cm) qui semble avoir été réalisé par un autre Ibn Ghattous.
Par ce bref aperçu, nous avons tenté de reconstituer les péripéties de la mise en forme de la parole de Dieu révélée à son Prophète.
Les mushaf-s élémentaires, écrits pour préserver la Révélation, allaient céder la place à des œuvres d’art, qu’illustre brillamment le mushaf d’al-Mu‘izz, creuset de créativité dans le domaine scripturaire.
Ce texte bien conservé dans un lawh mahfudh, «un Coran glorieux écrit sur une table gardée» (al-Burūj, LXXXV, verset 22, traduit par Denise Masson), l’a également été dans les codices.
Khaled Kchir
Université de Tunis,
directeur de la Bibliothèque nationale de Tunisie (BNT)
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