Lotfi Frahane: Lamta, un littoral et des hommes

Lamta ou Leptis minor, une ville ayant des racines, si profondément ancrées dans l'histoire, remontant à l'époque punique et dont la géographie, l'influence et le rayonnement allaient, jadis, bien au-delà de ses frontières actuelles. Elle s'est illustrée par la visite de deux éminents hommes politiques de premier rang, Hannibal Barça, lequel, des siècles auparavant, ses navires y débarquèrent et a foulé son sol avec ses troupes, puis celle de l'actuel Président de la République, Kais Saïed, venu constater de visu, l'étendue des dégâts subis par le littoral et toute la région. Une visite nocturne inopinée, qui constitue le point d'orgue d'une série de manifestations pacifiques et spontanées, initiées et orchestrées par des citoyens ordinaires, pour être ensuite, encadrées par des composantes de la société civile et ce, pour alerter les autorités sur l'extrême gravité de la situation du littoral et sensibiliser davantage les concitoyens sur la détérioration de leur environnement, les risques encourus et les ravages causés par l'actuelle station d'assainissement de Oued Essouk, désormais frappée d'obsolescence.
Force est de constater qu'en pleine saison, le prix des poulpes oscille autour de quarante dinars, le kilo. Ils sont devenus un met de choix pour des fins gourmets. Les sexagénaires se souviennent certainement qu'à une certaine époque révolue, pas vraiment lointaine, ces mollusques, qui se nourrissent principalement de petits crabes, n'avaient quasiment aucune valeur marchande, car en se promenant le long de la côte, les pieds dans l'eau, il suffisait de se baisser pour les attraper. Chaque famille en consommait à profusion et faisait sécher le surplus ... Voilà, un fait marquant et un signe distinctif des changements opérés...
Nous avons toujours en mémoire, le souvenir d'un littoral paisible, à la biodiversité animale et végétale exceptionnelle. On y rencontre des poulpes, des saules, toutes sortes de petits poissons, des crabes et diverses variétés de coquillages, et surtout une flore marine riche, saine et préservée de la violence habituelle des vagues. On y retrouve également des prairies de posidonie, cette plante miraculeuse, dans lesquelles, les poissons viennent déposer leurs œufs, jouant le rôle d'une authentique nurserie animalière. On est en présence d'un écosystème, tout autant équilibré que foisonnant.
Pour compléter le tableau, l'ensemble est bordé d'une petite plage sauvage, mais proprette, constituant une destination de choix pour les familles des classes moyennes. Elles viennent aussi, des villes voisines, en quête de plaisirs simples et de fraîcheur, surtout en cette période d'Aoussou. On y venait de Moknine en famille sur des charrettes, très tôt le matin, pour y passer la journée, entre nage, jeu, pêche et farniente à l'ombre de jeunes palmiers.
Tout cet équilibre a basculé avec l'installation d'une station ONAS et comme cela ne suffisait pas, des canalisations immenses se déversant directement dans la mer, sensées préserver la ville de Ksar Hellal des inondations, mais qui dégagent des odeurs nauséabondes et suintent à longueur d'année, d'eaux usées, domestiques et industrielles, signe de raccordements illicites et de déviation d'objectif.
Ainsi, les villes de Sayada et Lamta se retrouvent prises en tenaille, transformant ce petit havre de paix, en un espace de désolation, un fond marin vaseux et un enclos moribond et mortifère. On y enregistre un taux de mortalité par cancers, bien supérieur à la moyenne nationale !
La ville de Ksibet Médiouni n'est guère mieux lotie...
On est en présence d'une piètre station d'assainissement de première génération, victime d'une urbanisation galopante, de raccordements sauvages des eaux pluviales à son réseau et d'une expansion du tissu industriel régional, donc totalement dépassée, tournant bien au-dessus de sa capacité et par conséquent, totalement incapable de jouer correctement son rôle...
Le constat étant établi, la problématique bien posée et face à cette situation, la question naturelle qui vient immédiatement à l'esprit est : que faire ?
Il appert que, pour sauver ce qui peut encore l'être, toute solution pérenne à apporter doit impérativement se baser sur un principe immuable : il ne devra y avoir aucun rejet, d'aucune nature dans la mer !
Depuis que les citoyens ont eu la possibilité de porter directement leurs voix, on a assisté, autour de cette question, à un ballet incessant de responsables locaux, régionaux et nationaux, laissant, l'espace d'une visite, le confort de leurs bureaux cossus pour venir renifler ces odeurs pestilentielles, calmer les esprits en surchauffe et contenir la gronde des citoyens, en organisant des réunions interminables pour pérorer, prêcher la bonne parole, annoncer des solutions prétendument radicales et livrer des promesses mirobolantes. Ils sont tous, sans exception, des « diseux » plus que des « faiseux » !
Pourtant la solution idoine existe bien. Elle est apportée par un projet baptisé "Al Kahina" qui consiste, grosso modo, en la transformation des stations existantes dans la zone, en stations de pompage vers le technopole de Monastir où les renvois en eaux usées et déchets seront convenablement traités selon de nouvelles normes et l'eau recueillie après traitement, pourrait servir à l'irrigation de champs d'arbres à bois.
Comme disait autrefois un dirigeant soviétique, il vaut mieux viser trop loin que pas assez loin, on pourrait aussi penser à utiliser la décomposition des matières organiques pour produire du biogaz, une énergie exploitable, pour assurer une autosuffisance en énergie nécessaire au fonctionnement de la station elle-même, pour le fonctionnement des engins municipaux et également pour l'éclairage public des communes impliquées dans le programme. Une expérience menée avec succès, depuis des années, au Maroc par la ville de Marrakech.
Prenant en compte le proverbe français disant qu'il vaut mieux s'adresser au Bon Dieu qu'à ses saints, il faudrait sérieusement envisager la désignation d'un comité réduit, d'au plus, trois personnes avec en main un dossier solide et bien goupillé et demander une audience au chef de l'État pour le lui remettre en main propre et discuter de vive voix, à tête reposée des solutions adaptées, pour ensuite les acter.
Pour finir, je dis, en empruntant une image du rugby, la dernière visite de Kais Saïed à Lamta est un essai, qu'il va falloir maintenant transformer.
Lotfi Farhane
Universitaire