Hogra, l’intérieur et l’architecture: un pays à deux vitesses

Par Ilyes Bellagha
Introduction
La hogra. Au début, c’est le mépris, l’exclusion silencieuse, le sentiment que rien ne vous appartient dans votre propre pays. Mais à force de la subir, elle devient marque identitaire: ceux de l’intérieur savent ce que cela veut dire d’être «moins que», mais dans ce même mouvement, ils se reconnaissent et créent un langage silencieux de résistance. Un paradoxe cruel: elle exclut, mais en même temps, elle unit et définit.
Hogra et relations sociales
La hogra circule de voisin à voisin, de quartier à quartier. Elle mesure, compare, juge. Elle transforme les relations en champs de bataille silencieux, où chacun cherche à se situer «au-dessus» ou «en dessous», même lorsqu’ils sont tous invisibles aux yeux du reste du monde.
L’architecture comme cartographie sociale
L’architecte, qu’il le sache ou non, est confronté à ce phénomène. Les habitants de l’intérieur cherchent à se voir traduits dans le bâti: une fenêtre qui protège mais regarde, un patio qui rassemble mais défie le regard extérieur, une façade qui dit «nous existons malgré tout». Ceux qui construisent pour la côte ou les élites suivent des codes visibles et superficiels, destinés à impressionner. L’architecture devient une cartographie sociale de la hogra, un langage muet que seuls les initiés comprennent, un Brel architectural face aux bourgeois silencieux.
Comparaison avec l’étranger
Les Tunisiens, en regardant le Tour de France, sont souvent épatés par la beauté des petits bourgs traversés, et comparent aussitôt à ce que l’on voit sur nos routes: constructions bricolées, façades hétéroclites, couleurs agressives. Mais ce que l’on perçoit comme «mocheté» n’est pas maladresse: c’est l’armature de ce pays qui s’exprime, avec ses douleurs, ses vies et sa mémoire, chaque bâtisse reflétant une lutte contre la hogra quotidienne.
La rareté et la créativité
«Il n’y a pas Sidi Bou Saïd à tous les coins de rue, heureusement», dirait un économiste pour rappeler la loi de la rareté. Cette rareté est aussi sociale et culturelle. La hogra, lorsqu’elle est sentie et comprise, devient matrice de créativité. L’humiliation et l’exclusion peuvent forcer l’inventivité: ceux qui construisent dans l’intérieur transforment la contrainte en langage architectural, en poésie de pierre et de terre, là où la côte brille avec ses façades uniformes et ses terrasses panoramiques.
Les bâtisseurs de résistance
Chaque mur, chaque patio, chaque pierre raconte une histoire: celle de ceux que l’on méprise mais qui persistent à exister. Construire ici, ce n’est pas seulement créer un abri: c’est réclamer la dignité, tracer des lignes contre le mépris, faire entendre la voix de ceux que le pouvoir et la côte ignorent. La pierre devient parole, le mur devient mémoire, l’espace construit devient territoire de résistance, là où l’injustice se lit et se défie silencieusement mais avec force.
Conclusion
Dans ce pays à deux vitesses, la hogra forge identité, expérience et créativité. La côte attire lumière, prestige et regards, mais l’intérieur forge mémoire, ingéniosité et résistance. Et c’est là, dans ces bâtisses modestes, dans ces villages «moches» mais vivants, que se trouve la véritable âme du pays.
Ilyes Bellagha