News - 23.12.2025

Riadh Zghal: Le besoin de sciences sociales pour la gestion des institutions

Riadh Zghal: Le besoin de sciences sociales pour la gestion des institutions

Plus que jamais, cette période historique que traverse notre pays marquée par des changements tous azimuts depuis les turbulences de la transition politique, jusqu’aux changements technologiques en passant par une crise multidimensionnelle économique, sociale et politique, nous conduit vers une situation d’incertitude qui affecte les comportements des personnes. L’incertitude les rend imprévisibles du fait de l’ébranlement des normes sociales qui gouvernaient la société, l’affirmation d’identités diverses qui entraînent des difficultés dans le fonctionnement des organisations, qu’elles soient sociales ou institutionnelles. Si on promène le regard sur tout ce qui se publie dans les réseaux sociaux, on constate une illustration de cette situation d’incertitude et d’érosion des normes admises durant longtemps.

L’école, par exemple, offre un lieu où convergent les maux sociaux qui touchent les divers acteurs : les enseignants affectés par une dégradation de leur pouvoir d’achat, la violence tantôt de certains parents, tantôt d’élèves indisciplinés, voire révoltés, refusant d’accepter l’évaluation de leurs résultats scolaires. Des élèves accros à l’usage des technologies de l’information et de la communication, sceptiques quant à l’utilité des études, acceptant mal une pédagogie inadaptée à ce nouveau monde où l’information est disponible en masse sur le Net, à la recherche d’une relation avec les enseignants qui les reconnaissent comme acteurs potentiels dans le processus d’apprentissage. Et puis les administrateurs des établissements scolaires confrontés à un modèle de gouvernance administrative centralisée qui laisse peu de marge à l’innovation, au malaise pluridimensionnel des élèves et des enseignants, à une culture du moindre effort dominant les apprenants qui aboutit à l’absence de maîtrise du minimum requis de savoir par un grand nombre d’élèves. Un tel déficit se perpétue sur les divers cycles allant du primaire à l’université. C’est une telle image qu’offre l’école publique. Parallèlement, dans le sillage de ces insuffisances de l’école publique, les institutions privées d’éducation et de formation prolifèrent, et tissent la trame d’une fracture dans les catégories sociales. Les « bonnes écoles » ne sont accessibles qu’à ceux qui en ont les moyens malgré le rétrécissement de la classe moyenne et celle plus ou moins aisée dans notre pays, ce qui creuse un fossé des acquis cognitifs parmi les cohortes d’apprenants.

Les institutions de santé publique sont un autre exemple qui constitue le théâtre de troubles affectant divers acteurs. Le corps médical est exposé de façon récurrente à la violence des malades et de leurs familles, au manque de moyens obligeant les médecins en particulier à exercer leur «ingéniosité clinique pragmatique» pour combler le déficit en moyens matériels et fonctionnels nécessaires aux explorations et soins d’autant qu’il s’agit de patients qui n’ont pas les moyens de s’orienter vers le privé en vue de compléter les analyses prescrites, acheter des médicaments indisponibles à l’hôpital ou obtenir des compléments d’exploration.

Quant à l’institution familiale, il lui est de plus en plus difficile de gérer des enfants plongés dans l’ère des technologies en évolution constante, à la fois pour leur permettre de disposer de téléphones et d’ordinateurs performants, d’une part, et, d’autre part, de traiter avec les changements qui s’opèrent dans leurs représentations des rapports sociaux avec les adultes et l’importance qu’ils accordent à leur insertion dans les groupes de leur choix.

Les institutions administratives sont aussi exposées aux quotidien à affronter la colère des usagers révoltés contre les lenteurs administratives, le difficile traitement des questions lorsque les textes juridiques s’accumulent et génèrent une ambiguïté de sens brouillant la prise de décision, si bien que toute interprétation jugée erronée peut conduire à accuser certains de défaillance, voire de corruption. Alors beaucoup revoient la patate chaude à un niveau supérieur de la hiérarchie administrative qui crée une commission, et de fil en aiguille des multitudes de dossiers dorment dans les tiroirs sans issue décisionnelle.

De ce fait, on a souvent l’occasion d’assister à une «société bloquée», pour reprendre le terme de Michel Crozier. Cela interpelle les sciences sociales et celles de la gouvernance institutionnelle. Quelle que soit la bonne volonté gouvernementale, ces problématiques complexes qui ont rapport avec la culture, la disponibilité des moyens matériels, les attitudes relatives aux études, à l’autorité, à l’administration et à la société en général… ne peuvent être adressées dans le temps court. En revanche, il reste toujours possible de préparer les générations futures, celles qui seront les décideurs de demain. Ce sera par le biais de la formation qui leur donne, quelles que soient les spécialités, des outils permettant d’appréhender les problématiques d’ordre sociologique et comportemental, la capacité de traiter les dysfonctionnements d’ordre humain et de gérer en conséquence.

Il y a à travers le monde des universités qui introduisent des modules obligatoires de sociologie, de comportement organisationnel et autres sciences sociales dans les divers curricula, qu’il s’agisse de gestionnaires, d’ingénieurs, de médecins et autres spécialités. On sait que dans toute institution, on a affaire à des acteurs sociaux et à une dynamique sociale faite de coalitions, de coopération, de conflictualité, de leaderships plus ou moins antagoniques. En conséquence, aucune direction, qu’elle soit individuelle ou collective d’une institution, n’est épargnée par de telles problématiques en plus de celle de créer un environnement favorable au bien-être des collaborateurs et leur engagement envers la réalisation de la mission et des objectifs de l’institution.

En ces moments de révision des curricula en vue d’une accréditation des licences dispensées par les universités tunisiennes, l’occasion se présente pour introduire un module de sciences humaines et sociales adapté à chaque cursus universitaire. Il y va de la capacité des futurs dirigeants à conduire à bon port toutes institutions confondues, qu’il s’agisse d’administration publique, d’entreprise ou d’organisation de la société civile.

Riadh Zghal