Hamadi Jebali : Les élections en mai ? c'est possible
 Face à tant de rebondissements  sur la scène politique, on avait hâte de connaître les réactions du Chef  du gouvernement, Hamadi Jebali. Il le fera, sans précaution de langage, dans une interview accordée au magazine Leaders (numéro de novembre 2012)  :
  
Quelles réflexions vous inspire la situation actuelle dans le pays ?
  
  Une grande question qui me taraude : saurais-je poursuivre encore ma  mission politique avec la même intensité pendant la période à venir et  au-delà des prochaines élections? A tous points de vue, état de santé,  exigences familiales et personnelles et autres, n’ai-je pas droit à  renoncer à des charges aussi éprouvantes pour m’occuper enfin des miens  et de moi-même ?
  
  Je reconnais que l’expérience que je vis est exaltante. Mais, je ne suis  pas de ceux qui s’accrochent au pouvoir à tout prix. J’avoue que je  suis parfois dubitatif. Mais, je me ravise aussitôt, conscient de  l’opportunité qui s’offre pour la première fois à la Tunisie, à  Ennhadha, au mouvement islamique pour réussir cette révolution et la  consolider.
  
  Je suis profondément écœuré par ce que notre pays vient de vivre pendant  toutes ces semaines qui ont précédé le 23 octobre et profondément déçu  par nos élites politiques. La Tunisie d’aujourd’hui me donne  l’impression d’un grand blessé gisant au milieu du désert sur lequel  s’acharnent des vautours pour le dépecer encore vivant. Chacun ne pense  qu’à piller le pays, l’accaparer. Je les croyais plus raisonnables,  surtout les aînés et les plus expérimentés.
  
  Nous nous employons à mener à bien une expérience unique, celle d’un  mouvement islamiste qui cherche à concilier deux courants réputés, pour  certains, contradictoires, voire inconciliables, l’authenticité et la  modernité, pour éviter la coupure du pays en deux. C’est là un grand  test où Ennahdha constitue un acteur essentiel. Elle doit le réussir.  Alors que notre pays subit cette épreuve, la partie d’en face veut faire  croire qu’elle détient le monopole de la modernité et de la démocratie.  J’ai eu beau chercher les sages qui œuvrent à rapprocher les points de  vue, je ne les trouve pas. 
  
  Comment avez-vous vécu le 23 octobre dernier ?
  
  Toutes ces semaines qui ont précédé le 23 octobre ont été des moments  difficiles. Une certaine élite politique aujourd’hui démasquée par la  révolution avait parié sur le chaos. J’imagine même que certains  journaux avaient préparé de grandes manchettes pour le lendemain,  titrant en première page : «La Tunisie s’embrase... Un bain de sang». De  même qu’ils avaient été pris de court, le 23 octobre 2011 par le  verdict des urnes, de même nos adversaires ont été encore une fois  surpris ce 23 octobre 2012, par le choix du peuple. 
  
  Les Tunisiens ne sont pas dupes. Certes, ils ne sont pas totalement  satisfaits de l’action du gouvernement. Les reproches à faire ne  manquent pas, tant leurs conditions de vie ne se sont pas améliorées, le  chômage n’a pas été réduit, les prestations publiques de santé, de  transport et autres ne sont pas à la hauteur des attentes. Mais,  comme  nous l’avions prévu, ces élites n’ont pas tiré les enseignements ni du  scrutin de 2011 ni de l’attitude des Tunisiens ce 23 octobre 2012. Là  aussi, c’est pour elles un échec patent. Elles ont manqué de maturité  politique et essuyé ainsi une deuxième défaite, après la première d’il y  a un an. Mais, si en 2011, chacun a essayé de jouer le jeu  démocratique, cette fois-ci elles se sont livrées à un jeu suicidaire,  cherchant à pousser le pays vers l’aventure, le chaos. 
  
  Le plus surprenant, c’est que cet appel provienne de tous, sans  exception. Je me demande s’ils sont capables d’en tirer des  enseignements. D’ailleurs, j’espère que le gouvernement et la Troïka,  aussi, y réfléchiront.  Il se peut que nous n’ayons pas été à la hauteur  de toutes les ambitions, mais nous apportons cependant un démenti  cinglant à ceux qui ne pensent pas à l’avenir de la Tunisie, ceux qui ne  privilégient que leurs propres intérêts. Heureusement que le peuple l’a  bien compris et les a rejetés. Il sait bien qu’ils vivent dans des  salons fermés, méprisent le Tunisien, sous-estiment son intelligence et  ne sauraient incarner la solution appropriée pour résoudre ses vrais  problèmes. Ils ont échoué. 
  
  Qu’en est-il d’Ennahdha ?
  
  Ennahdha doit puiser dans cette expérience beaucoup d’enseignements.  Aussi bien au niveau de la gestion qu’à celui des alliances. Je  considère que le mouvement Ennahdha sera un acteur décisif dans la  réussite de cette expérience, s’il sait réussir avec lui-même, se doter  d’une vision très claire et éviter toute hésitation, pour ne pas tomber  dans le piège de la bipolarisation. Il y a une tentative sérieuse  d'attiser cette périlleuse dérive et Ennahdha se garderait bien de s’y  aventurer.  Certains n’hésitent pas à entretenir un climat de terreur et  d’insécurité, mais en fait, cela devrait nous amener à tirer la  sonnette d’alarme contre les cassandres du malheur. N’est-il pas curieux  de voir que ceux qui propagent la peur et prédisent le pire ne font  rien pour nous en prémunir ? Au lieu de constituer un facteur positif,  ils œuvrent à la déstabilisation.
  
  Tous ceux qui cherchent à exclure Ennahdha de l’équation politique du  pouvoir en Tunisie ne font qu’approfondir la crise, tant il est vrai que  ce mouvement est devenu incontournable. Lors des dernières élections,  nos adversaires nourrissaient l’espoir de confiner Ennahdha dans un rôle  de partenaire mais en dehors du pouvoir. Aujourd’hui encore, ils  reviennent à la charge avec le même raisonnement. Toute leur stratégie  consiste à présent à vouloir diviser Ennahdha et vous n’avez qu’à voir  cette absurde campagne dirigée contre Cheikh Rached Ghannouch avec des  moyens abjects. Par contre, ils appellent à ménager Jebali, une manière  de chercher à semer la zizanie et à disloquer les rangs. Comme si au  sein d’Ennahdha il y avait des bons et d’autres qui ne le sont pas et ne  sont pas dignes de ce pays. 
  
  Et la nouvelle Constitution ?
  
  On voit certains chercher à se tailler une constitution à leur mesure,  valable tout au plus pour 5 ans, guère 50 ans et plus et je me demande  s’ils sont en fait à la hauteur de ce moment exceptionnel que vit la  Tunisie.
  
  Vous avez recommandé la tenue des élections avant le début de l’été…
  
  Oui, tout milite pour une accélération du processus conduisant aux  élections. Le pays ne peut attendre encore plus longtemps. Les  différents indicateurs nous y convient fortement : l’insécurité interne  avec tant de dérapages et de recrudescence de la criminalité. Il y a  aussi la situation sociale, avec toutes ces inégalités persistantes,  cette précarité grandissante et, d’un autre côté, la résurgence d’une  mentalité d’assisté, un relâchement total chez ceux qui, au lieu  d’accepter le travail qui leur est proposé, préfèrent le désœuvrement,  en réclamant une indemnité de chômage ou en émargeant sur les registres  des chantiers publics. On souffre du chômage, mais on tourne le dos à  plus de 100 000 emplois qui ne trouvent pas preneurs. Les récoltes, les  travaux de BTP, la collecte des ordures en sont pénalisés. Je me demande  où sont passés ceux qui assuraient tous ces travaux et pourquoi s’en  détournent-ils aujourd‘hui.
  
  Il y a encore, au niveau des relations professionnelles, une forte  surenchère dans les revendications au risque de plomber les entreprises.  Je vois monter dans le pays un égoïsme qui devient excessif. Je vois  aussi le tableau financier, malgré tous nos efforts, clignoter en alerte  de passer au rouge si des mesures énergiques ne sont pas prises  rapidement. Le pays peut-il alors attendre davantage? La tension ne fera  que monter encore plus.
  
  Pourtant, des voix s’élèvent pour dire qu’on n’y arrivera pas avant octobre 2013 ?
  
  J’en suis fort surpris ! Est-ce acceptable de voir certains chercher à  renvoyer les élections au mois d’octobre prochain ? Ils sont mus par des  calculs de politique politicienne. Leurs véritables arguments sont loin  d’être simplement constitués d’impératifs d’organisation et de  nécessités de logistique et de préparation. Ils cachent mal des intérêts  partisans. Ce qu’ils n’avaient pu réussir par le verdict des urnes, ils  cherchent aujourd’hui à le réaliser à travers la nouvelle instance qui  sera chargée de l’organisation des élections. Mais, ils n’y parviendront  pas. Nous tenons à ce que cette instance soit, cette fois-ci et plus  que jamais, réellement indépendante et non sur mesure. Nous y  veillerons, la Tunisie tout entière aussi.
  
  Vous pensez que le calendrier que vous avez proposé est réalisable ?
  
  Tout à fait ! Le projet de loi portant création de cette instance sera  adopté au cours du mois de novembre et l’Instance pourra alors démarrer  immédiatement. L’Assemblée nationale constituante se penchera par la  suite sur le budget de l’Etat, puis pourra vaquer tout de suite après à  l’examen du projet de la Constitution. En s’imposant de la rigueur, elle  parviendra à l’adopter d’ici mars prochain au plus tard, ce qui rend la  tenue des élections possible, je ne dirais pas en avril, mais à partir  de mai. Avec le cumul de l’expérience acquise, la nouvelle Instance sera  en mesuure d'y parvenir sans grande difficulté.
  
  Ceux qui refusent cette évidence et font fi de l’urgence des élections  ne font que montrer leurs véritables intentions pour faire entrer la  Tunisie dans un cycle infernal. Je ne pourrai l’accepter et je les  dénoncerai. Je leur dirai, cherchez quelqu’un d’autre pour gérer le  pays, mais prenez en charge toute la gestion, c’est-à-dire tous les  dossiers brûlants, toute la situation. Sont-ils prêts à le faire ? En  sont-ils capables ? Je mets l’ensemble de la classe politique, élus à  l’ANC, partis politiques et leaders, face à leurs responsabilités. C’est  là le véritable examen. 
  
  Je suis persuadé que le peuple est suffisamment mûr et conscient des  enjeux et qu’il revendique fortement la tenue des élections au plus  vite. Il sait, en effet, que si nous réussissons ce scrutin, d’ici à  quelques mois seulement, la tension va retomber, un nouveau gouvernement  sera formé avant le début de l’été et s’attellera à la tâche pour  déblayer la voie à la relance économique, au développement social, à la  mise en chantier des grandes réformes… En quelques années seulement, la  Tunisie, dotée d’une constitution consensuelle, fondée sur des  institutions solides, libérée des querelles électorales et tournée vers  le travail et la création de valeur, renouera avec une croissance  soutenue. De très belles perspectives se dessinent devant nous que des  intérêts égoïstes personnels et partisans veulent compromettre en  reportant à plus tard les élections.
  
  Vous avez opté jusque-là pour un gouvernement de politiques. La formule fonctionne-t-elle ?
  
  Effectivement, à un certain moment, j’ai fini par privilégier l’option  d’un gouvernement composé de ministres politiques. A l’exercice, je me  suis rendu à l'idée d’opter pour une formule mixte avec des  politiques et des technocrates. Les ministres ont beaucoup de travail à  accomplir. Ils doivent s’y investir totalement. 
  
  Nous entrerons après les élections en pleine phase de reconstruction et  de réforme. Les dissensions politiques se réduiront quelque peu et c’est  le pari économique et social qui doit l’emporter. 
  
  Une fois que le pays se dotera d’assises institutionnelles solides, nous  aurons une faste période de développement et de progrès nous permettant  de réduire le chômage à 10%, de porter la croissance à 6 ou 7%, de  résorber le déficit budgétaire. C’est un projet très ambitieux, mais  réalisable moyennant une paix sociale et une union nationale forte. Le  véritable test pour les politiques, c’est de se hisser au-dessus de  leurs intérêts personnels pour se placer à la hauteur des ambitions du  peuple.
  
  Quel message adresseriez-vous à Ennahdha ?
  
  Je leur dirais vous êtes un grand parti militant qui assume aujourd’hui  une grande responsabilité dans la réussite de cette expérience unique et  exceptionnelle ou — ce que personne ne souhaite — son échec. Une rare  opportunité pour la Tunisie, mais aussi le monde arabe. Vous devez en  être conscients et placer l’intérêt de la Tunisie au-dessus de celui du  parti. 
  
  Si Ennahdha fait actuellement des concessions, ce n’est pas par  faiblesse, mais par esprit de compromis. C’est le bon choix, car la  phase actuelle a besoin de consensus. Il n’appartient qu’à vous de  désamorcer la guerre de la bipolarisation et de réussir cette grande  étape historique.
  
  Et à la Troïka ?
  
  Terminons ensemble le reste du parcours. Nous avons entamé en commun une  expérience qui peut constituer un noyau pour l’enrichissement du  consensus. Mais, nous avons besoin de bâtir un consensus national plus  large, avant même les élections. Un consensus qui s’élargira encore  davantage au lendemain du scrutin et doit prendre la forme d’un  engagement ferme pour la totalité du prochain mandat.