Les dépenses de compensation : Coût et légitimité
Le débat sur le coût des dépenses budgétaires consacrées à la compensation tourne abusivement à l’obsession. Non pas que la problématique des déficits publics soit à négliger, mais parce que la façon d’aborder la compensation outrepasse la simple analyse objective des faits. Il est évidemment ridicule de mésestimer le poids de la compensation par rapport au budget de l’Etat, mais ce poids ne doit pas se situer exclusivement par rapport aux seules finances publiques puisque la compensation a des implications directes sur les revenus, le coût du travail, l’emploi, la compétitivité des entreprises ou même la santé. Autrement dit, tout chiffrage «comptable» de la charge de la compensation doit être mis en parallèle avec un chiffrage des conséquences éventuelles de sa suppression ou de sa «modération», un chiffrage englobant le coût économique, financier et humain des bouleversements politiques et sociaux attendus. La nécessité de compenser les prix de certains produits de base s’est imposée à l’autorité publique tunisienne dès 1945. La situation socioéconomique était caractérisée par la rareté et l’augmentation sensible des produits de première nécessité. La loi organique du budget de 1967 n’a fait en réalité que toiletter le décret beylical du 28 juin 1945 instaurant la première forme de «compensation» connue par la Tunisie. La loi n°26 en date du 29 mai 1970 créa la Caisse générale de compensation (CGC) sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Son financement devait être couvert par le produit de ses recettes propres et par une dotation budgétaire.
Schématiquement, les dépenses de la CGC concernent essentiellement les céréales et dérivés et les huiles végétales. La part des céréales et dérivés est passée de 28,4% en 1980 à 58,8% en 1990 à une moyenne de 67,8 entre 1996 et 2005 pour atteindre 84% en 2008 et se situer à 76,8% en 2011. Parallèlement, celle des huiles végétales est passée de 29,1% en 1980 à 11,6% en 1990 à quelque 21% entre 1996 et 2005 pour se situer à 18,7% en 2011.
Au cours des deux dernières années, les charges de la CGC ont enregistré une hausse mémorable atteignant près de 1.150 MD en 2011 contre environ 730 MD en 2010 et 1 048 MD en 2008. Le problème est donc récurrent. Outre le glissement de la monnaie nationale, le pays est soumis depuis un demi-siècle à une forme de dépendance alimentaire, au niveau des céréales et des huiles végétales notamment. Cette dépendance est difficile à dépasser en raison des habitudes alimentaires de la population et des conditions climatiques régnant dans le pays. Entre-temps, le champ d’intervention de la Caisse s’est élargi depuis janvier 2011 pour couvrir de nouveaux produits.
Mais si l’on observe l’évolution des dépenses de la CGC par rapport au PIB, on constate que le ratio actuel n’est pas le niveau le plus haut jamais atteint. En effet, les dépenses de la CGC avaient atteint 3,35% du PIB en 1974 ; 3,08% en 1975 ; 3,61% en 1981 ; 4,17% en 1984 (le niveau le plus élevé jamais atteint). De ce point de vue, la situation de 2011 avec 1,87% du PIB ne constitue nullement une nouveauté. Il est par contre indéniable que la conjoncture économique actuelle est nettement plus défavorable si on la compare à celle des années soixante-dix où l’économie nationale connaissait une forte croissance et bénéficiait d’une rente pétrolière confortable et de termes de l’échange favorables.
Cependant, la compensation ne concerne plus les seules dépenses de la CGC. En effet, l’Etat a consacré 1.136 MD de subventions aux produits énergétiques (contre 550 MD en 2010) et près de 233,2 MD de subventions au secteur du transport (contre 220 en 2010) ; soit une enveloppe globale de compensation de près de 2.869,2 MD en 2011 contre 1.500 MD en 2010. Il est d’ailleurs prévu que les dépenses totales de compensation atteignent 3.208 MD en 2012. A défaut, le pays pourrait être confronté à une grave crise sociale doublée d’une inflation par les coûts plus dramatique et moins maîtrisable en définitive. A supposer que les charges de la compensation ne divergent pas trop de l’évolution du PIB et ne constituent pas un poids insupportable pour les finances publiques, les problèmes du ciblage de la compensation et de ses dommages collatéraux demeurent.
1. Il ne fait aucun doute que l’existence d’une certaine structure publique chargée de la régulation du marché des céréales est largement justifiée. Mais cette structure et les formes de trafic qu’elle génère coûtent, selon les estimations, entre 10% et 25% des dépenses.
2. On pourrait considérer la subvention moyenne par personne et par an comme une partie d’un « revenu de base », c’est-à-dire d’un revenu « inconditionnel » qui ne serait pas lié à l’existence d’autres revenus ou qui viendrait en contrepartie à l’exécution d’un travail.
3. Cette remise en question se justifie par ailleurs du fait même que les mécanismes de redistribution en Tunisie (transferts sociaux, fiscalité, sécurité sociale) aboutissent globalement à une redistribution inversée puisqu’ils conduisent, non à la modération des inégalités socioéconomiques, mais à leur aggravation.
4. Qu’on l’admette ou non, la compensation a agi dans le sens de la modération des salaires. Elle peut donc être considérée comme un élément de la compétitivité de l’économie nationale. Mais elle a conduit aussi à l’encouragement d’une combinaison factorielle défavorable au capital et aux investissements dits capitalistiques.
5. L’intervention de la CGC a contribué à rompre l’équilibre nutritionnel de la ration alimentaire des classes défavorisées. En subventionnant les produits riches en calories (céréales, sucre et huiles) au détriment des produits riches en protéines animales, en calcium et vitamines (directement ou indirectement), la CGC tend à créer des problèmes sanitaires que le pays paiera tôt ou tard.
Conclusion
Les libéraux et les ultralibéraux ont pollué le débat nécessaire sur la compensation et ses impacts socioéconomiques en abordant la question sous l’angle purement idéologique. Pour eux, toute forme de compensation est à considérer comme une aberration économique puisqu’elle conduit en définitive à l’altération du sacro-saint principe de la «vérité des prix». Le problème est que les libéraux feignent d’ignorer que les salaires constituent un prix, eux aussi, et que les pays industriels développés recourent, eux aussi, à des mécanismes de régulation qui s’apparentent fortement à la compensation. Les USA, par exemple, « compensent » directement ou indirectement les prix de certains produits. Ils sont allés jusqu’à entrer en guerre pour que le consommateur américain puisse payer son carburant le moins cher possible. Dans d’autres pays, l’instauration d’une TVA sociale applicable à certains produits importés des pays émergents procède de la même logique. De fait, la compensation peut revêtir des formes plus subtiles ou plus habiles qu’elle ne l’est en Tunisie ou ailleurs dans les pays émergents. Face à une vraie problématique, les tenants de l’Etat providence se tiennent eux aussi à une position purement idéologique. En feignant d’ignorer que tout Etat responsable est nécessairement soumis à un arbitrage douloureux entre dépenses de consommation et dépenses d’investissement, leurs exégèses risquent de retarder le lancement d’un débat national sérieux sur la question de la compensation et de handicaper ainsi et pour longtemps l’emploi, l’éducation, la formation , la recherche-développement ou la création de plus de richesses.
Au cours de ces dernières années, le marché mondial des céréales a enregistré, concomitamment, une baisse de l’offre, une réduction sensible des stocks, une baisse des rendements, une hausse continue des quantités utilisées pour la consommation humaine et l’alimentation animale et une forte croissance de la demande de biocarburants. Entre 2005 et 2007, la demande mondiale de blé, de céréales secondaires et d’huiles végétales a été supérieure de 2% à celle de la production. Toutefois, les experts estiment que la moitié de la hausse de la consommation de céréales secondaires et d’huiles végétales est due à leur utilisation par les filières des biocarburants. Ainsi, un certain nombre de facteurs expliquant la hausse des prix peut être d’un caractère conjoncturel ou transitoire (stock ou rendement), mais d’autres comme l’utilisation accrue des céréales à des fins énergétiques ou industrielles revêtent un caractère structurel. La hausse des prix des céréales et des huiles végétales risque donc de perdurer. Il serait évidemment totalement irresponsable de ne pas intégrer cette donne dans les prévisions et les programmes économiques du pays. Mais il ne faut jamais oublier que la solidarité nationale et la paix sociale ont aussi un prix et que l’intervention de l’Etat doit d’abord viser à l’augmentation des investissements productifs.
H.T.