Opinions - 08.12.2013

Les sukuks, les awqafs et l'âne national

La Tunisie traverse une crise politique que personne ne prévoyait au lendemain du 14 Janvier. Une crise provoquée par les successions d’erreurs commises par les uns et les manipulations par les autres. 

Les Tunisiens ne pensaient pas en ce 23 octobre, au sortir des urnes, l’index levé,  avoir donné le signal de l’enlisement politique et économique du pays. Comment pouvaient-ils, ils élisaient une assemblée constitutionnelle chargée d’écrire une constitution dans un délai d’une année.

Mais voilà, rien ne se passera comme prévu, et le pays commencera sa douce descente aux enfers
Pendant ce temps, gouvernement et assemblée, l’air de rien, continuent leur chemin sur la route de l’inéluctable transformation du pays. Nombreux et aveugles sont ceux qui critiquent l’absence de vision et le manque de cohérence de l’action gouvernementale. Il y a pourtant un fil rouge, une constante, la remise en cause de l’héritage bourguibien, le retour sur la société civile et moderne et la place faite à la religion dans la vie des Tunisiens. Bourguiba, artisan d’une république francophile, jacobine et laïque, parole de gourou.

Certaines tentatives ont certes avorté, la plus directe fut celle d’introduire la charia dans la constitution tunisienne. Mais peu leur importe, ils reviendront constamment et irrémédiablement à la charge. Le peuple n’a pas voulu de l’islamisation en bloc, elle lui sera vendue par appartements, à travers l’action sociale sur le terrain, mais aussi loi par loi, texte par texte. Si l’islamisation galopante a échoué qu’à cela ne tienne, vous aurez l’islamisation rampante. Cela commencera même par un protocole d’accord instituant le retour de l’enseignement religieux zeitounien originel, entendez radical. Cela vient couronner la prolifération, depuis deux ans, des écoles coraniques, sans contrôle de la tutelle ministérielle. Quelle que soit l’issue du combat pour le modèle de société, il en est des générations qui auront été sacrifiées, et dont l’avenir se résumera à réciter le Coran assis devant un étal, à l’entrée d’une mosquée.

Les islamistes font aujourd’hui défiler en arrière, et à toute vitesse, la bande de l’histoire de la Tunisie. Face à la vigilance de la société civile devant le processus de rédaction de la constitution, le gouvernement agit par le biais de lois simples, soumises à l’Assemblée constituante, profitant même, pourquoi pas, de la crise politique et de l’absence des élus en congé de leur mandat. Ainsi en a-t-il été de la loi sur les sukuks islamiques, instrument financier halal, une sorte de mix entre les obligations, le crédit-bail et le portage.

Comme si la problématique du financement en Tunisie était liée à la nature des véhicules financiers, et non à l’indigence totale d’un secteur confronté à des insuffisances profondes et à l’absence de confiance dans l’avenir du pays. Sans compter, et c’est le cas de le dire, que cela annonce pour l’Etat un endettement à venir. Un pansement sur une jambe de bois en somme.

Puis vient le temps de réinstituer les awqafs, plus connus par les Tunisiens sous le nom de habous. Il s’agit d’une disposition du droit islamique, qui permet de transférer l’usufruit de la propriété privée à la collectivité. En contradiction totale avec le principe de la propriété, cette disposition permet une donation définitive et inaliénable en faveur d’un administrateur, au détriment des descendants qui se trouvent ainsi déshérités de fait. Ces derniers, théoriquement toujours propriétaires, sont donc dépouillés au bénéfice d’une fondation ou tout autre gestionnaire désigné. Ils ne peuvent, à perpétuité, plus exercer leur droit de propriété ni même le moindre contrôle sur la gestion du bien ainsi administré.

Théoriquement, les awqafs permettent, en même temps lorsque le propriétaire désigne comme bénéficiaire une fondation ou une association caritative, d’orienter les bénéfices de la gestion du bien vers des actions généreuses en faveur de la collectivité, soutien aux plus démunis.

On imagine bien l’utilisation qui peut être faite de cette loi, et les détournements possibles, permettant à des pseudo-administrateurs, publics ou privés, de mettre la main sur les biens fonciers, immobiliers ou agraires, de les gérer à leur guise. Il est facile de voir d’ici combien il sera facile de se jouer de la crédulité de propriétaires âgés et soucieux de leur bien-être dans l’au-delà. On imagine quel intérêt peut revêtir cette loi pour les associations caritatives et autres fondations proches des partis islamistes. Il s’agira, à travers cette loi, de garantir une manne financière importante et régulière, à ces fondations, qui servira peu ou prou les intérêts politiques connexes.

La loi sur les waqfs ou awqafs doit servir les intérêts du parti au pouvoir, dont les subsides se tarissent à la vitesse de ses dérives politiques et économiques. Assurer ses intérêts immédiats mais aussi ceux à plus long terme. Un parti ne peut survivre sans la garantie de pouvoir disposer des fonds nécessaires. Plus encore, lorsqu’il s’agit d’un parti islamiste, dont la réussite aux élections est gagée par sa capacité d’action sociale auprès des électeurs. Comment expliquer autrement qu’un gouvernement démissionnaire s’empresse de soumettre, sans débat aucun, à l’Assemblée constituante, qui n’a toujours pas finalisé sa mission principale, un projet de loi sur les awqafs ?

A l’origine, en Tunisie, l’application des habous permettait d’éviter le démembrement des propriétés agricoles, d’en conserver l’unité et la rentabilité. Mais très rapidement, les générations passant, il devient impossible de continuer à gérer les terres ainsi transmises. Sous le régime bourguibien, ironie du sort, c’est Ahmed Ben Salah, chantre du collectivisme, qui fut chargé de démanteler les centaines de milliers d’hectares ainsi transmis. Une charge titanesque qui ne sera jamais achevée, laissant, à ce jour, plusieurs terres sans propriétaires connus ni administrateurs en charge, réduisant d’autant la fraction de terres cultivables dans un pays qui peine à assurer ses besoins alimentaires, avec les conséquences que l’on peut imaginer sur les prix des denrées.

Gageons que bientôt le gouvernement nous proposera une loi autorisant la création d’organismes en charge de la collecte de la zakat. Les awqafs des islamistes et le Fonds 26-26 de Ben Ali, même combat, ou comment le pouvoir organise le racket pour servir ses intérêts politiques et financiers sous des habits d’action sociale ou des gages religieux. Les modes de gouvernement sont les mêmes, seules la façade et la vitrine changent. Elles sont plus ou moins attractives, mais toujours aussi trompeuses. Pendant ce temps-là, peu de voix s’élèvent, probablement plus par ignorance qu’indifférence.

Au plus loin qu’ira la crise politique, elle ne fera qu’élargir le gouffre économique, et placer le pays et son avenir entre les griffes de l’ultralibéralisme de Bretton Woods, pour défaire ce qui reste d’acquis sociaux et de souveraineté à un pays gangréné par la corruption des esprits. Un pays sur lequel semble peser une malédiction du pouvoir, promis aux médiocrates depuis des années. Depuis des semaines, le pays tout entier est pris en otage par le Dialogue national (El hiwar al watani), devenu El Himar al watani, comprenez l’âne national.

Or il est bien connu que «Vous pouvez toujours mener l’âne à l’abreuvoir, mais vous ne pourrez le forcer à boire», telle serait la morale à retenir du Dialogue national, pour le Quartet. Ignoraient-ils donc  que l’âne n’avait pas soif? Lorsqu’au chaud dans son étable il dispose de foin et d’eau à profusion, il n’est point surprenant qu’il ne veuille exposer ses flancs à la morsure de l’hiver. Il faut se rappeler que deux saisons durant, souverain, il a nargué le peuple.

Le peuple, lui, a froid, il a faim et il a soif, mais l’âne s’en moque. Il est l’âne national, il fanfaronne, cocarde au vent.

Ce peuple qui aujourd’hui balance entre le dégoût et la résignation d’avoir signé de son doigt bleu l’entrée de l’âne à l’étable. L’âne, la carotte ainsi obtenue, est devenu suzerain et le peuple son vassal. Que l’animal, symbole d’humilité et de sobriété, me pardonne de l’avoir ici associé à la bêtise humaine. C’est juste l’histoire d’un lapsus révélateur. Mais en attendant, il n’est qu’un âne et il ne sera jamais cheval.

W.B.H.A.

Tags : bourguiba   Tunisie  
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1 Commentaire
Les Commentaires
berger - 08-12-2013 11:23

Vous avez parfaitement raison et le droit de critiquer l´action du gouvernemnt; c´est la démocratie que cependant vous n´en parlez guère; sinon pourquoi vous comparez l´action actuelle du gouvernement à celle de Ben Ali? n´ya t-il pas là une difference de principes et de système? entre la dictature de Ben Ali et la démocratie à laquelle on se dirige il ya une très grande difference. Rien que la separation des pouvoirs, l´alternance du gouvernement et les elections libres et transparentes pour ne citer que ca,et ce n´est pas un tel ou tel parti quel qu´il soit puisse changer quelque chose. C´est la volonté du peuple qu´il s´agit. Vous parlez de Bourguiba qui était aussi non démocrate, et il devrait¨être laisser dans son passé. Bourguiba était autocrate, il a eu beaucoup de problèmes avec ses collaborateurs durant son règne,et le plus grand pêché s´était d´avoir nommer Ben Ali le plus proche collaborateur et premier minister avec les conséquences qu´on connait pour la Tunisie, qui d´ailleurs il l´a renversé. Comment lui Bourguiba puisse commettre une telle bevue? vous avez une réponse ? Regardons plutôt l´avenir et sachons que la démocratie est un autre système qui va avec l´esprit du temps, et elle permet un contrôle de l´activité de n´importe quel gouvernement et même le contrôle de la loi de finance ( chaque dinar dépensé doit rendre compte où il a été dépensé, il ya un comité special au parlement qui doit être chargé de ce contrôle, et même, je suppose, qu´un gouvernement peut défaire ce qu´un autre a fait, C´est curieux vous ne parlez pas vraiment de la démocratie, mais c´est de ca qu´il s´agit.

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