Psychose numérique: la naissance de ‘’l’Homo sapiens algorithmicus’’
Par Dr Samir Samaâli - Autrefois, l’hallucination était l’affaire du patient souffrant d’un trouble mental. Aujourd’hui, elle est celle de l’époque. Le réel n’est plus un territoire stable: il devient une option dans le menu déroulant de nos existences connectées, suggérées, commentées et anticipées par des machines qui ne dorment jamais.
L’Homo sapiens a inventé le langage, l’art et la culture. Avec eux, il a découvert la capacité de penser l’abstraction, d’imaginer l’autre et de créer des sociétés. Sa psyché était fragile, mais riche : entre rationalité et mythe, entre réel et symbolique. Il pouvait douter, rêver, se tromper… et c’était cette fragilité qui nourrissait sa profondeur. Aujourd’hui, nous assistons à un passage historique: de l’Homo sapiens à ‘’l’Homo sapiens algorithmicus’’.
Dans notre société numérique, l’illusion n’est plus individuelle: elle est algorithmique. Nous scrollons, swipons, consommons des réalités prêtes-à-porter. Le monde numérique suggère nos pensées avant même que nous les ayons formulées. Chaque notification, chaque recommandation, chaque filtre ajuste notre perception: ce que nous voulons ou ce que nous craignons. Comme dans une hallucination bien construite, le réel se modèle à nos désirs… ou à nos peurs.
L’intelligence artificielle joue le rôle d’une hallucination parfaitement organisée : elle anticipe, conseille, corrige, complète. La pensée devient externalisée, la créativité sous-traitée, le jugement délégué. Nous ne pensons plus avec la machine : nous pensons par la machine. Nous confions même notre sens critique à l’algorithme, laissant nos doutes, nos interrogations et nos évaluations dépendre d’un programme qui ne ressent ni ne questionne. Ce déplacement subtil révèle une nouvelle dépendance cognitive: nous confions à l’algorithme ce que nous avions autrefois confié à notre propre réflexion.
Le transhumanisme a promis un humain augmenté, multiplié par un facteur, élevé à la puissance mathématique, toujours en exponentielle : un corps infatigable, une mémoire parfaite, une psyché sans doute ni fragilité. Mais ce rêve ressemble à une défense maniaque contre la condition humaine : refus de la limite, déni de la finitude, idéalisation d’un corps-machine éternel. Nos fragilités, autrefois sources de créativité, d’empathie et de lien social, deviennent des "bugs". En effet, la psychose numérique naît dans cette incapacité collective à accepter l’imperfection, la limite et le manque, fondements mêmes de la subjectivité humaine.
La psychose numérique n’est pas seulement une métaphore: elle se vit comme un environnement. L’hallucination n’est plus individuelle, elle est partagée et externalisée: flux constants, avatars, notifications et IA redéfinissent notre rapport au réel. L’intelligence artificielle ne pense pas, le transhumanisme n’humanise pas, et le monde numérique n’est pas neutre. Il agit comme un miroir déformant où nos fantasmes, nos peurs et nos contradictions se rejouent collectivement. Une psychose sans psychotique, mais avec des milliards de participants consentants.
Cette psychose numérique révèle un paradoxe: nos outils sont conçus pour penser et communiquer, mais ils redéfinissent notre subjectivité et nos limites. Dans ce passage de l’Homo sapiens à ‘’l’Homo sapiens algorithmicus ‘’, nous risquons de perdre la richesse fragile de notre psyché : la capacité à douter, à rêver, à imaginer l’autre et à créer du symbolique. La vraie question devient : comment rester profondément humain dans un monde qui externalise notre pensée, nos émotions, notre sens critique et notre imagination ? Peut-être en réapprenant à habiter nos limites, à reconnaître nos failles et à retrouver un espace intérieur de réflexion authentique, même au cœur du flux numérique.
L’Homo sapiens algorithmicus
L’Homo sapiens algorithmicus désigne tout être humain dont la pensée, le jugement et le sens critique sont partiellement ou totalement externalisés à des systèmes algorithmiques. Ses décisions, ses évaluations et sa perception du réel sont influencées, voire préconfigurées, par des flux numériques, des recommandations automatisées et des outils intelligents, au point que sa subjectivité devient co-construite avec la machine.
Dr Samir Samaâli
Médecin psychiatre tunisien
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