Les réformes structurelles en Tunisie: L’expression d’une continuité ou d’une rupture?
La révolution de 2011 en Tunisie est l’expression de la faillite d’un modèle néolibéral extraverti instauré depuis le milieu des années 1980 avec la mise en application du programme d’ajustement structurel. C’est un modèle qui a atteint ses limites et épuisé ses capacités et qui n’est plus à même de faire face aux grands problèmes auxquels la Tunisie s’est trouvée confrontée, notamment l’aggravation du chômage, l’aiguisement des inégalités sociales et régionales, la généralisation de la corruption et de la contrebande et la prolifération du marché parallèle.
Depuis 2011, les politiques économiques et sociales sont menées avec une absence de visions claires, une gestion des affaires au jour le jour, une incohérence dans les prises de décisions et dans les politiques menées et surtout une absence totale de stratégie de développement. C’est parce que tout simplement le modèle de croissance en vigueur continue d’être considéré comme valable et efficace. Il a, même, été régénéré et reconduit, d’où la fuite en avant dans laquelle s’est engagée l’économie tunisienne.
Et c’est précisément par rapport à ce modèle que l’on peut évaluer le contenu et l’opportunité des réformes qui sont à l’ordre du jour à l’heure actuelle et qui représentent un enjeu vital pour l’avenir de la Tunisie.
Autrement dit, tant que ces réformes continuent de s’inscrire dans le cadre des choix du modèle libéral actuel, on continue de faire du colmatage et il n’y a aucune chance de les voir aboutir. Ce n’est qu’en rompant avec ce modèle et en optant radicalement pour de nouveaux choix économiques et sociaux que les réformes pourront bénéficier d’une adhésion populaire massive et, par conséquent, être conduites avec le maximum de chance de réussir.
Le contenu des réformes
C’est le modèle économique préconisé par le FMI qui détermine le type de réformes structurelles à entreprendre. Selon le FMI: « L’accroissement durable de l’emploi et du niveau de vie de la jeune population tunisienne ne sera possible qu’en transformant le modèle économique du pays, qui repose sur des niveaux élevés de consommation publique, une charge salariale insoutenables et des subventions à réviser».
Les réformes structurelles résultent purement et simplement des recommandations du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale. Elles sont considérées par ces institutions championnes du néolibéralisme comme étant la clé de la prospérité en Tunisie. Toute reprise de la croissance nécessite la mise en place de réformes structurelles qualifiées dans le discours officiel de «douloureuses». Seulement, ces réformes sont difficilement applicables, étant donné leur coût social très élevé, et ne peuvent, donc, avoir le consentement d’une très large majorité de la population. D’où l’embarras dans lequel se trouvent les décideurs, puisque la mise en application de ces réformes risque de dégénérer en explosion sociale, puisque ce sont des réformes qui relèvent de politiques libérales conduisant inévitablement à davantage d’austérité et de pauvreté.
Le contexte des réformes: un tableau économique sombre
La Tunisie d’aujourd’hui se caractérise par:
- Des tensions inflationnistes : le taux d’inflation est de l’ordre de 7,6 %.
- Des déficits jumeaux: déficit budgétaire (6,2 %) et déficit de la balance courante (10 %).
- Faible création d’emplois et chômage élevé (15 %).
- Dépréciation du dinar: le dinar continue de glisser dangereusement déstabilisant toutes les composantes de l’activité économique, notamment l’investissement direct étranger.
- Déficit des caisses sociales
- Gonflement démesuré de la masse salariale
- Fiscalité et cotisations lourdes
- Une économie à 50 % régie par le marché parallèle,
- Une croissance du PIB d’à peine 2 %,
- Une note souveraine qui n’arrête pas de se dégrader rendant difficile le recours aux marchés financiers internationaux à des coûts raisonnables,
- Une dette extérieure représentant plus de 70 % du PIB,
Les recommandations du FMI
«Si mon pays avait suivi, à l’aube de son indépendance, les politiques économiques préconisées par la Banque Mondiale et le FMI, il serait aujourd’hui en faillite». C’est dans ces termes que l'ancien Premier ministre malaisien Mahathir Mohamad, s’est exprimé, le 11 mai 2015, lors d’une conférence internationale au Koweït sur les relations de son pays avec les institutions financières internationales.
Quant à Nestor Kirchner, ancien président de l’Argentine, en anticipant, en 2005, le remboursement intégral des dettes de son pays envers le FMI, déclare: «L’Argentine commence à construire son indépendance ».
Il faut préciser dès le départ qu’historiquement, les interventions du FMI dans les différents pays n’ont pas facilité la réalisation de leurs objectifs macroéconomiques. Les multiples programmes d’ajustement structurel que le FMI a imposés à ces pays n’ont fait qu’aggraver la récession, l’instabilité, la pauvreté et les inégalités sociales.
Le FMI n’est pas une institution neutre, ni innocente. Il est le défenseur acharné des politiques néo-libérales émanant du «consensus de Washington». Les réformes qu’il recommande aux pays sont toutes les mêmes, puisqu’elles émanent d’une même conception néo-libérale dont les conséquences sont autant douloureuses sur le plan économique et que désastreuses sur le plan social. En effet, pour le FMI:
- Réformer de la fonction publique signifie comprimer les salaires et les recrutements,
- Réformer la compensation n’est autre que la suppression des subventions et donc plus de dégradation du pouvoir d’achat de la population,
- Réformer les entreprises et banque publiques n’a pour objectif ultime que leur privatisation,
- Réformer le commerce signifie sa libéralisation et la soumission du marché local à la concurrence des produits étrangers,
- Réformer la politique monétaire est synonyme de resserrement monétaire à travers le relèvement continu, par la banque centrale, de son taux directeur qui entraîne automatiquement une élévation du coût des crédits accordés à l’économie,
- Réformer la politique de change signifie le désengagement de la banque centrale sur le marché des changes, l’abandon du dinar et sa dépréciation continue.
- Réformer les caisses de sécurité sociale équivaut à l’accroissement des taux de cotisation et le recul de l’âge de la retraite,
- Réformer l’investissement étranger est synonyme de l’octroi de plus d’avantages et de facilités au profit des capitaux étrangers pour s’approprier le capital national,
- Réformer le marché du travail est destiné à rendre le code de travail plus flexible, ce qui ne manque pas de généraliser l’emploi précaire et de renforcer l’exploitation de la force de travail.
Ainsi, il est clair que ce que recommande le FMI pour la Tunisie n’est pas une remise en cause du modèle libéral adopté depuis les années 1980, modèle que le FMI n’a cessé de louer avant le 14 janvier 2014, le qualifiant de «miracle économique tunisien», alors que c’est un modèle qui a conduit au chômage, à la pauvreté et aux disparités régionales et, en définitive, à la révolution.
Plus précisément, les grandes réformes préconisées par le FMI concernent toutes les composantes de l’économie tunisienne, particulièrement les entreprises publiques, la fonction publique, la compensation, la politique monétaire, les déficits, les caisses de sécurité sociale et la fiscalité.
A - les entreprises publiques:
Avec la montée du néolibéralisme à partir des années 1980 et conformément aux directives du FMI, les entreprises publiques doivent être privatisées. Les adeptes de cette approche considèrent que les privatisations permettent notamment des apports d’argent frais pour l’Etat, une amélioration de la productivité et une meilleure allocation des ressources au profit de la santé, de l’éducation et des régions.
Ces «vertus» de la privatisation ne peuvent cacher les critiques dont elle fait l’objet.
- Les entreprises privatisées, surtout les plus grandes, sont souvent cédées à des groupes étrangers dont les objectifs se trouvent, la plupart du temps, en contradiction avec les intérêts nationaux.
- Les conditions de la main-d’œuvre des entreprises privatisées se précarisent souvent à cause des « plans sociaux » et des « restructurations » qui se traduisent inévitablement par des licenciements massifs.
- Les privatisations constituent souvent des conditions idéales pour des pratiques de blanchiments, de corruptions et de crimes financiers.
B - la fonction publique:
Selon le FMI, la réforme de la fonction publique a pour but de réduire la masse salariale publique. Ce qui équivaut au gel des salaires, au blocage des recrutements, au non remplacement des partants et à l’organisation des départs volontaires des fonctionnaires.
C - la compensation:
En attendant que la suppression de la compensation soit généralisée, le FMI recommande, dans l’immédiat, de réduire la compensation en procédant au relèvement des prix des carburants tous les trimestres.
D - La politique monétaire:
Le FMI considère que le taux de change doit refléter les conditions d’offre et de demande de devises sur le marché des changes. Ce qui signifie que la Banque centrale ne doit pas intervenir sur ce marché, ni influencer le taux de change du dinar.
Afin de juguler l’inflation, le FMI recommande d’appliquer une politique monétaire plus restrictive, renforcer la flexibilité du dinar afin de corriger la surévaluation du taux de change du dinar. Dans la déclaration de sa délégation (séjour à Tunis du 4 au 11 avril 2018), le FMI considère que: « Le dinar tunisien doit encore se déprécier cette année si le pays veut relancer les exportations et relancer une économie secouée par des bouleversements politiques depuis son soulèvement de 2011 ». Le FMI estime que le taux de change réel du dinar est désaligné de 10 à 20 %.
Il faut également procéder à de nouvelles augmentations du taux d’intérêt directeurs de la banque centrale.
E – La Réduction des déficits:
Il est question de baisser le déficit budgétaire et le déficit de la balance des transactions courantes. Le FMI considère cette baisse comme une priorité absolue qui doit se réaliser même au détriment des autres équilibres réels.
F - la réforme des caisses de sécurité sociale:
La réforme des caisses de sécurité sociale vise le renforcement de la santé financière des caisses. Elle comporte principalement l’accroissement des taux de cotisation et le recul de l’âge de la retraite.
G - la fiscalité:
Il s’agit principalement, pour le FMI, de l’élargissement de l’assiette fiscale, de l’augmentation des taux de TVA sur les services des professions libérales et de l’accroissement des assises sur les biens et services consommés par les ménages.
Les mesures urgentes
Mais, dans l’immédiat, le FMI recommande de:
- Libéraliser les activités économiques afin d’améliorer le climat des affaires: éliminer les contraintes réglementaires, administratives et de financement auxquelles font face les entreprises, simplifier les procédures administratives et douanières lors du passage des biens à la frontière et améliorer la gestion des infrastructures portuaires.
- Instaurer une véritable concurrence entre les entreprises publiques et les entreprises privées.
- Augmenter les prix domestiques de l’énergie en réduisant les subventions énergétiques et ce pour suivre l’évolution des prix internationaux du pétrole.
- La masse salariale du secteur public est considérée comme très élevée: il faut empêcher son augmentation et réduire graduellement l’emploi dans l’administration en s’abstenant de remplacer les départs à la retraite.
- Ancrer les anticipations inflationnistes par des augmentations supplémentaires du taux directeur de la banque centrale.
- Accroître la flexibilité du taux de change du dinar pour reconstituer les réserves internationales et encourager les exportations.
A regarder ces différentes réformes, il est facile de constater que le FMI ne fait preuve d’aucune innovation. Il ne fait que recourir aux mêmes analyses de la situation économique et financière de la Tunisie qu’elle soit avant ou après la révolution et il recommande les mêmes outils et les mêmes recettes, à savoir la consolidation de la libéralisation, le renforcement du secteur privé et la sauvegarde des équilibres macroéconomiques qui privilégient la croissance au détriment du développement économique. Autrement dit, l’avènement de la révolution en Tunisie n’a rien changé à ses choix et à ses dogmes.
Si vraiment on considère que la thérapeutique du FMI est un mal nécessaire dans la mesure où il est urgent d’assurer le financement du budget de l’Etat et la balance des paiements et d’obtenir le concours des autres bailleurs de fonds, il est essentiel, en revanche, de se poser la question des priorités retenues. En effet, dans le programme des réformes envisagées, les mesures d’austérité l’emportent largement sur celles de la relance économique et c’est l’atténuation des déséquilibres économiques quantitatifs (réduction du déficit budgétaire et de la balance courante, du taux d’endettement et du taux d’inflation) qui est privilégiée au détriment d’un véritable développement permettant la réalisation des équilibres sociaux et régionaux.
De telles réformes n’ont pu être imposées à la Tunisie que parce que le recours à l’endettement extérieur offre aux bailleurs de fonds l’occasion d’imposer leurs conditions contraignantes et de soumettre l’économie tunisienne à leur diktat.
Etant donné la conjoncture difficile dans laquelle se trouve actuellement l’économie tunisienne, il est impératif d’opter pour une attitude prudente et très vigilante à l’égard des institutions financières internationales.
En attendant, l’économie tunisienne a besoin d’un programme de relance destiné à contenir sérieusement le chômage et à atténuer les inégalités sociales et régionales en pleine conformité avec les objectifs fondamentaux de la révolution.
Les réformes à entreprendre doivent être menée conformément à un nouveau modèle de développement qui reste à définir et qui tarde à venir et sans lequel la Tunisie ne verra jamais le bout du tunnel. Elles doivent viser la réalisation des objectifs suivants:
- Une politique fiscale plus juste,
- D'importants investissements publics dans les infrastructures afin de créer des emplois et de valoriser les régions intérieures.
- Une politique de compensation plus juste, efficace et mieux ciblée.
- Un système éducatif public efficient
- Un système de santé efficace
- Une meilleure redistribution des richesses pour atténuer les inégalités sociales et régionales.
- Une réorientation des activités agricoles afin d’assurer la sécurité alimentaire du pays.
- Une refonte de la stratégie industrielle.
- Une administration moderne, efficace et transparente,
Mongi Mokadem
Mai 2018
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